Pourquoi la droite et l'extrême droite s'attaquent aux transitions de genre chez les mineurs
"IVG, transition, c'est mon corps, ma décision !" Près de 11 000 personnes ont défilé, dans une cinquantaine de villes françaises, dimanche 5 mai, pour dénoncer l'"offensive" en cours contre les personnes transgenres. Alors que le monde célèbre la Journée internationale de lutte contre l'homophobie et la transphobie, vendredi 17 mai, les droits des personnes trans ont rarement fait l'objet d'autant de remises en question en France dans l'espace médiatique et politique, s'inquiètent les associations LGBT+.
SOS Homophobie a annoncé porter plainte contre Marguerite Stern et Dora Moutot, militantes "Terf" (pour "Trans-exclusionary radical feminist", un courant qui exclut les personnes trans des luttes féministes), et autrices du livre Transmania, qui prétend dénoncer "l'idéologie transgenre". En parallèle, des élus Les Républicains (LR) et Rassemblement national (RN) ont déposé des propositions de loi visant à interdire toute prise en charge médicale des mineurs trans, à l'exception d'un suivi psychiatrique (alors que la transidentité n'est plus considérée comme une maladie mentale depuis 2010). Si le texte du RN n'a pas encore quitté les tiroirs du groupe, les sénateurs se pencheront sur la proposition de LR à partir du 22 mai en commission.
Moins de 300 enfants bénéficiaient en 2020 d'une "affection longue durée" (un statut qui permet un meilleur remboursement des soins) en raison de leur transidentité, selon l'Assurance maladie (document PDF). Alors, comment expliquer cette mobilisation politique des conservateurs ? Interrogées, la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio et la députée RN Joëlle Mélin se disent inquiètes de la hausse, chez les jeunes, des demandes de consultation médicale pour incongruence de genre – le sentiment persistant d'inadéquation entre le genre ressenti et le sexe de naissance. Une réalité que confirment les équipes médicales qui suivent ces jeunes patients, tout en rappelant que leur nombre reste infime au regard de la population générale.
Une "concurrence" pour séduire l'électorat conservateur
Les deux parlementaires assurent vouloir "protéger les enfants" d'un effet de "contagion" exercé, selon elles, par les réseaux sociaux. Elles dénoncent aussi des "effets durables et parfois définitifs" des actes médicaux liés à la transition (prescription de bloqueurs de puberté, de traitements hormonaux, et, dans de rares cas pour les quasi-adultes, ablation de la poitrine). Preuve, selon elles, de la légitimité de leur démarche : plusieurs gouvernements conservateurs, dans le nord de l'Europe, au Royaume-Uni ou dans certains Etats américains, ont fait marche arrière sur l'accompagnement médical des mineurs trans.
L'intérêt des politiques pour le sujet n'est pas tout à fait neuf. En France, le candidat Reconquête à la présidentielle de 2022, Eric Zemmour, s'est attaqué à la reconnaissance des élèves transgenres à l'école et a comparé les bloqueurs de puberté aux expérimentations menées par les Nazis. Les Républicains ont lancé au printemps 2023 un groupe de travail sur "la transidentification des mineurs". Le RN a mis sur pied au même moment une association d'élus contre le "wokisme", en partie pour couvrir ce sujet. Pour autant, Joëlle Mélin voit un "hasard du calendrier" dans la concomitance des deux textes parlementaires. De son côté, Jacqueline Eustache-Brinio dénonce "l'opportunisme" du Rassemblement national, dont la proposition de loi a été déposée quelques jours seulement après le texte des Républicains.
"Les élections européennes sont dans quelques semaines et tous les partis ont déjà, en ligne de mire, la présidentielle de 2027", souligne l'historien Mickaël Studnicki, auteur d'une thèse sur les droites nationalistes, le genre et les homosexualités de 1870 à nos jours. "Il existe une concurrence entre les partis de droite et d'extrême droite pour séduire l'électorat conservateur", observe-t-il.
"Proposer un texte sur la transidentité, c'est symbolique, ça permet à LR et au RN de faire parler d'eux, et de marquer le terrain sur ce sujet."
Mickaël Studnicki, historienà franceinfo
La mise en avant la protection de l'enfance constitue d'ailleurs "un angle historique des mouvements conservateurs", rappelle l'historien. Il a servi aux mêmes mouvements pour s'opposer à dépénalisation de l'homosexualité ou plus récemment à l'ouverture de l'adoption aux couples LGBT+. C'est un argument particulièrement audible, "car tout le monde a des enfants dans son entourage". Pourtant, la Défenseure des droits rappelle que, "comme exposé par la littérature scientifique, l'impossibilité pour les mineurs d'accéder à ces soins comporte des risques d'atteinte majeure à leur santé". Par ailleurs, l'interdiction de bloqueurs de puberté aux seuls mineurs transgenres, alors qu'ils sont depuis longtemps prescrits pour d'autres motifs, par exemple dans certains cas de puberté précoce, introduit "un risque discriminatoire".
Une réaction à la visibilité des personnes trans
"Le fait, pour le politique, de légiférer, est l'étape finale d'une offensive réactionnaire" entamée à la fin des années 2010 en France, estime Karine Espineira, sociologue spécialiste des représentations médiatiques des personnes trans. Cette offensive, qui a commencé aux Etats-Unis, a vu le jour après une période de visibilité accrue des personnes trans dans l'espace médiatique, note la chercheuse. Elle cite les coming-out trans de Laverne Cox, actrice révélée par la série Orange is the New Black et de l'ancienne championne olympique Caitlyn Jenner, ou encore, en France, la sortie du documentaire Petite fille, de Sébastien Lifshitz. Les deux premières décennies du XXIe siècle ont aussi connu une avancée des droits des personnes trans : dépsychiatrisation de la transidentité, simplification du changement d'état civil, entrée de la transphobie comme discrimination dans le Code pénal…
En France, le discours d'alerte sur la transidentité des jeunes est porté par l'Observatoire de la petite sirène. Cette organisation fondée en 2021 par les psychanalystes Céline Masson et Caroline Eliacheff, regroupe, selon son site internet, des professionnels au contact d'enfants qui s'inquiètent de "l'augmentation massive de nouveaux diagnostics de (...) transidentité chez les mineurs". L'Observatoire dénonce la prescription de traitements hormonaux avant la majorité et préconise un "soutien psychologique en première intention" pour les mineurs. Le collectif Ypomoni, qui rassemble depuis 2021 des parents en conflit avec leurs enfants transgenres, et dont plusieurs membres appartiennent à l'Observatoire, milite sur la même ligne, relève Mediapart. Tout comme Marguerite Stern et Dora Moutot, féministes Terf venues de la gauche et dont la parole est aujourd'hui relayée par la droite et l'extrême droite. Des figures de la droite nationaliste, comme l'essayiste Alain de Benoist, ou de la fachosphère, tel Alain Soral, se sont également emparées du sujet.
"Les relais trouvés par ces personnes dans les médias ont permis l'imposition, dans le débat public, de la transition médicale des mineurs comme le principal sujet lié à la transidentité", déplore Claire Vandendriessche, coprésidente du Réseau Santé Trans. La médiatisation du sujet a ensuite entraîné sa mise à l'agenda politique.
C'est la définition d'une 'panique morale' : on crée un problème, puis on propose une solution pour y répondre.
Morgann Gicquel, présidente d'Espace Santé Transà franceinfo
Les fondatrices de l'Observatoire de la petite sirène, qui assurent auprès de franceinfo n'être "affiliées à aucun parti politique" même si certains de leurs membres ont été proches de La Manif pour Tous, ont d'ailleurs coordonné le rapport des sénateurs LR, qui a servi de caution scientifique à leur proposition de loi, a révélé Mediapart. L'ensemble de ces acteurs "partagent une certaine vision de la société, le retour à des valeurs traditionnelles, à un ordre du monde bien réglé" où prime "l'essentialisme biologique", avance Karine Espineira. La sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio et la députée RN Joëlle Mélin se sont ainsi toutes deux abstenues, ou ont voté contre l'interdiction des thérapies de conversion et la constitutionnalisation de l'IVG.
Vers une remise en cause plus large des droits ?
Si les conservateurs ont davantage de chances de l'emporter sur le sujet des transitions de genre chez les mineurs, rien n'est encore joué. La ministre déléguée chargée des Discriminations, Aurore Bergé, a promis que "le gouvernement s'opposerait avec force" à l'arrivée des textes de LR et du RN au Parlement. La gauche y est aussi opposée, le groupe écologiste ayant même déposé au Sénat un texte pour faciliter le changement de genre des personnes trans à l'état civil. "C'est important que, face aux propositions de loi LR et RN, on ne fasse pas que résister à l'offensive transphobe, mais qu'on assume de faire progresser les droits des personnes trans, de dire qu'on n'est pas encore arrivé à l'égalité", justifie la sénatrice Mélanie Vogel, à l'initiative du texte.
Du côté des centristes, la position majoritaire vis-à-vis de la proposition de la droite est un "oui, mais", rapporte Olivier Henno, sénateur centriste du Nord. "On est conscient qu'il faut peut-être encadrer [le suivi médical] pour les mineurs", sans nécessairement aller aussi loin que le texte LR, détaille-t-il. Par exemple en limitant l'interdiction des traitements aux mineurs de moins de 15 ans. Bien qu'il s'agisse d'un texte venu de leurs rangs, certains sénateurs de droite partagent la même position. La sénatrice LR de Gironde, Florence Lassarade, ex-pédiatre, estime ainsi qu'"il faut rester modéré dans nos appréciations" et faire varier les recommandations sur le suivi médical des mineurs trans "en fonction de leur âge", en écoutant "les équipes spécialisées de médecins".
"On fera un texte équilibré (…), il ne s'agit pas de considérer la transidentité comme une pathologie."
Florence Lassarade, sénatrice LRà franceinfo
Avec des modifications par rapport à la proposition initiale, le texte pourrait donc passer la première étape du Sénat. En cas d'adoption définitive, les associations LGBT+ craignent que LR et le RN ne s'arrêtent pas là. "C'est un cheval de Troie : on voit bien que le but final est d'interdire les transitions pour tout le monde", avance Morgann Gicquel, d'Espace Santé Trans. "Les majeurs font ce qu'ils veulent, nous, notre sujet, ce sont les mineurs", répond Jacqueline Eustache-Brinio. Tout en trouvant "inconcevable" le principe "d'autodétermination du genre" fondée sur "le ressenti".
Même s'il ne devait finalement pas être voté par le Parlement, les effets dans la vie des personnes trans sont déjà bien réels, s'inquiètent les associations LGBT+. Lors de la présentation du rapport annuel de SOS Homophobie, mercredi, sa présidente Julia Torlet a déploré "une hausse des témoignages de transphobie, notamment chez les jeunes". "Ces responsables politiques ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de parler de vraies vies, de déshumaniser des gens, des enfants, renchérit Morgann Gicquel. Je suis catastrophée, les personnes trans méritent mieux."
Lancez la conversation
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.