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Peut-on être écologiste et défendre le nucléaire ? On a tenté de trancher le débat en répondant à cinq questions

Article rédigé par Robin Prudent, Clément Parrot
France Télévisions
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Temps de lecture : 16min
La question du nucléaire divise au sein même des écologistes. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Alors que le démantèlement de la centrale de Fessenheim a commencé, des courants en faveur du nucléaire tentent de faire entendre leur voix parmi le mouvement écologiste.

Trois ours blancs gonflables manifestent devant le siège français de l'ONG Greenpeace. La scène a de quoi étonner, ce lundi 29 juin, dans le centre de Paris, d'autant que l'un de ces gros mammifères tient dans ses mains une pancarte avec un atome (nucléaire) "enlaçant"... un cœur. Derrière cette action se cachent en réalité des militants pro-nucléaire venus dénoncer la fermeture de la centrale de Fessenheim, prévue quelques heures plus tard. Ce modeste rassemblement reflète surtout la résurgence d'un débat, pas si neuf, qui agite les mondes politique, associatif et scientifique : l'énergie nucléaire peut-elle être une alliée dans la lutte contre le réchauffement climatique ?

Un rassemblement pro-nucléaire devant le siège de Greenpeace à Paris, le 29 juin 2020. (THOMAS SAMSON / AFP)

Le mouvement écologiste, qui s'est construit dans les années 1960 autour de l'anti-nucléarisme, voit aujourd'hui émerger des voix dissonantes, et ce, pour deux raisons. "Le climat a pris le pas sur à peu près tous les autres sujets depuis une vingtaine d’années, explique le sociologue Erwann Lecoeur. Il y a aussi une remontée du lobby nucléaire pour ne pas perdre cette filière." De quoi faire changer d'avis l'une des figures les plus connues des défenseurs de l'environnement : "Je me dis que le nucléaire peut être l'une des solutions face au réchauffement climatique, indique le photographe Yann Arthus-Bertrand, tout en reconnaissant son danger. Cela mériterait un grand débat national." Pour y voir plus clair, nous vous résumons les arguments des deux camps sur cinq questions centrales.

1L'énergie nucléaire est-elle vraiment décarbonée ?

C'est l'argument numéro un du camp pro-nucléaire : les centrales n'émettent pas de CO2 pour produire de l'électricité. Les grands panaches de fumée blanche qui s'échappent des réacteurs ne sont en réalité que de la vapeur d'eau, liée au système de refroidissement des centrales. Là-dessus, personne ne semble dire le contraire chez les écologistes. Greenpeace l'écrit d'ailleurs sur son site : "Le nucléaire est une énergie qui n’émet que très peu de CO2 (l’un des gaz responsables des dérèglements climatiques)", ce qui ne signifie pas pour autant que l'énergie nucléaire n'est pas polluante.

Concernant le dioxyde de carbone, le rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) de 2018 (PDF en anglais) souligne que le nucléaire rejette sensiblement la même quantité médiane de CO2 par kilowattheure que les énergies renouvelables (entre 10 et 50g CO2 de par kWh). En tout état de cause, c'est un bilan carbone bien meilleur que celui du charbon (820g) et du gaz (490g). Il s'agit d'un argument de poids, alors que les scientifiques plaident pour une réduction des émissions de CO2 dans le monde.

L'énergie nucléaire est écologique, parce que le CO2 constitue la première urgence

François-Marie Bréon, climatologue et contributeur au Giec

à franceinfo

Cet avantage de l'énergie nucléaire permet ainsi à la France d'avoir une production d'électricité peu carbonée, 12,5 fois inférieure à la moyenne des principaux électriciens européens, selon EDF. Face à cela, l'Allemagne est souvent citée en contre-exemple à cause de sa forte dépendance au charbon. Le pays a émis deux fois plus de CO2 lié à l'énergie que la France, selon les estimations du ministère de l'Environnement allemand en 2017.

Cette analyse est trop simpliste pour certains. "Si la question climatique est première, l’important n’est pas de savoir qui a le meilleur niveau actuel d’émissions de CO2, mais qui les réduit le plus rapidement", note Yves Marignac, coordinateur du pôle nucléaire au sein de l'Institut négaWatt. Or, dans cette course, l'Allemagne part de beaucoup plus loin que la France, mais va plus vite grâce à d'importants investissements dans le renouvelable. En effet, nos voisins germaniques ont diminué leurs émissions de CO2 d'environ un quart entre 1990 et 2017, selon les données publiées par l'Organisation de coopération et de développement économiques. Durant la même période, celles de la France n'ont baissé que d'un peu plus de 12%.

2L'énergie nucléaire est-elle vraiment moins chère ?

Pour une grande partie des Français, la question du modèle énergétique passe d'abord par la facture à la fin du mois. La France a tendance à se vanter d'avoir une électricité bon marché pour le consommateur. Au premier semestre 2019, le prix du kilowattheure était ainsi de 0,1765 euros TTC en France, selon Eurostat. C'est bien en dessous de la moyenne européenne (0,2159 euros), et même près de deux fois moins cher qu'en Allemagne (0,3088 euros), les champions d'Europe.

Comment l'expliquer ? "Le bas coût de l’électricité en France est lié à un parc nucléaire essentiellement amorti dans lequel on repousse les investissements", explique Yves Marignac, également porte-parole de l'association négaWatt, qui milite pour le remplacement progressif du nucléaire et des énergies fossiles. Selon lui, "tirer de l’analyse actuelle des prix la conclusion que la France a intérêt à rester durablement sur le nucléaire est un contresens économique total". En effet, la France va devoir faire face à d'importants coûts à venir si elle veut renouveler son parc, pendant que les énergies renouvelables sont, elles, de moins en moins chères. De quoi faire grimper les prix dans les prochaines années.

Pour le nouveau nucléaire, la réponse est extrêmement claire : c’est hors sujet, hors délai et hors de prix.

Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire

à franceinfo

De quoi relativiser l'argument des petits prix français de l'électricité. "Le nucléaire est une industrie en totale perte de rentabilité, dans une situation financière apocalyptique", tranche même l'ancienne ministre de l'Environnement, Corinne Lepage, farouchement opposée à cette énergie. Le développement de nouveaux types de centrales, comme l'EPR de Flamanville, ne semble rien arranger. Dans une synthèse d'étude publiée en 2018 (PDF), l’Agence de la transition écologique (Ademe) indiquait que "le développement d’une filière nucléaire de nouvelle génération ne serait pas compétitif pour le système électrique français."

3Le stockage des déchets nucléaires est-il un problème insoluble ?

"Le nucléaire, ce n’est pas du tout vert. Cela produit beaucoup de déchets radioactifs qui s’accumulent, avec un coût écologique et un risque sur une période très longue", s'inquiète Alix Mazounie, chargée de la campagne énergie chez Greenpeace. La fission nucléaire permet de produire de l'énergie, mais crée un certain nombre de déchets qui émettent des rayonnements radioactifs. Leur traitement s'avère délicat et dépend de la durée de vie et de l’intensité de la radioactivité. Après avoir stocké pendant un temps les déchets dans des fosses marines, avec un risque de pollution, la France a opté pour l'enfouissement de ses produits radioactifs dans des couches géologiques profondes.

Le débat s'est alors cristallisé sur le projet à Bure (Meuse), qui vise à enfouir à 500 mètres sous terre les éléments les plus radioactifs ou à vie longue. Une "poubelle nucléaire" qui peut se révéler dangereuse avec le temps, "avec des risques d'inondations, d'incendies et d'agressions extérieures", affirme sur franceinfo le physicien nucléaire Bernard Laponche, ancien conseiller de l'ex-ministre de l'Environnement Dominique Voynet.

C'est une solution qui n'est absolument pas respectueuse du droit des générations futures (...) ça ne permet pas de changer d'avis.

Bernard Laponche, physicien nucléaire

sur franceinfo

Mais les défenseurs de l'atome se veulent rassurants. "Des trucs qu'on met à 500 mètres de profondeur dans une couche d'argile bien choisie, ce n'est pas une charge qu'on laisse aux générations futures", balaie le climatologue François-Marie Bréon, qui ne voit aucun "problème éthique" sur cette question. "Il y a très peu de déchets et ils sont biodégradables", complète Bruno Comby, président de l'Association des écologistes pour le nucléaire. Ce dernier rappelle que les déchets nucléaires se décomposent avec le temps, contrairement aux rejets de l'industrie chimique. Les déchets "ne peuvent en aucun cas 'exploser' ou encore se déplacer très loin en cas de fuite ou de problème quelconque", rappelle également sur son blog Jean-Marc Jancovici. Cet ingénieur et consultant en énergie et en climat milite depuis des années pour l'énergie nucléaire, qui est selon lui la plus respectueuse de l'environnement.

"La couche d'argile est là depuis dix millions d'années, je n'ai aucun doute sur le fait que les déchets nucléaires qu'on va mettre dans le sous-sol à Bure vont y rester", rassure encore François-Marie Bréon. Mais pour le philosophe et militant écologiste Dominique Bourg, ce pari sur l'avenir reste trop incertain, dans la mesure où l'humanité n'est pas à l'abri d'une période de forte récession. "On peut imaginer alors que l'on n'aurait plus les moyens de traiter nos déchets et on les laisserait à côté de nos centrales. Pour le moment, ce problème des déchets reste insoluble", estime-t-il.

4Le risque d'accident nucléaire peut-il être maîtrisé ?

"Avec le nucléaire, il n'y a pas de risque zéro. Quand vous avez un pépin, vous ne contrôlez plus rien", argumente Dominique Bourg. L'écologiste invite ainsi le grand public à relire pour l'exemple le témoignage de Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima au moment de l'accident nucléaire survenu en mars 2011. "On a choisi les sites des centrales en France en fonction du principe du moindre emmerdement, et non des risques pour la population, s'inquiète également Corinne Lepage. Résultat, la centrale du Bugey est à 80 km de Genève et à 35 km de Lyon."

"Le risque zéro n'existe nulle part", répond sur France culture Jean-Marc Jancovici. "Tchernobyl compris (...), les accidents liés au nucléaire civil ont fait quelques dizaines de 'morts immédiats' en 40 ans", poursuit-il sur son blog, en rappelant que le tabac tue plusieurs millions d’individus par an. 

"C'est une énergie dangereuse, mais on peut créer les conditions pour que cela soit une énergie sans risque, poursuit François-Marie Bréon. Un lion, c'est dangereux, mais quand il est en cage, il n'y a absolument aucun risque. Il faut simplement s'assurer que la serrure soit en bon état." L'ancien ministre de l'Environnement Brice Lalonde invite également au pragmatisme: "Le nucléaire, c'est un peu comme les avions, il faut sans arrêt améliorer la sûreté. C'est très bien d'emmerder ceux qui font du nucléaire pour pousser à la vigilance."

Mais pour l'instant, c'est quand même l'une des industries les plus sûres.

Brice Lalonde, ancien ministre de l'Environnement

à franceinfo

"Est-ce qu'on demande d'arrêter toute l'industrie automobile, sous prétexte qu'il y a environ 3 000 morts par an ? La question n'est pas de savoir s'il y a des morts, mais combien ? Comment ? Et surtout, comment faire pour qu'il y en ait le moins possible", développe Bruno Comby. "Et il faut souligner la gouvernance exceptionnelle de la filière en France avec l'ASN [l'Autorité de sûreté nucléaire]. Ils ont quand même le pouvoir d'arrêter du jour au lendemain un moyen de production", ajoute Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d'énergie nucléaire.

Mais pour les opposants, l'incertitude liée aux dérèglements climatiques rend cette technologie trop incertaine. "Le nucléaire est de plus en plus incompatible avec les risques environnementaux. Il y a la problématique de l’eau utilisée pour refroidir les réacteurs : les arrêts à cause de sa température vont devenir peu à peu la norme", complète Alix Mazounie de Greenpeace. En période de canicule, EDF met donc régulièrement des réacteurs au ralenti ou à l'arrêt pour éviter de faire grimper la température de l'eau et ainsi protéger les milieux aquatiques.

5Le nucléaire peut-il pallier l’absence de vent ou de soleil ?

Face aux technologies nucléaires modernes très onéreuses, les alternatives renouvelables semblent afficher des prix bien plus intéressants sur le papier. "Pour moi, c'est une escroquerie", rétorque le chercheur François-Marie Bréon. Selon lui, la production intermittente, selon la météo, du solaire et de l'éolien constitue le problème majeur. Elle n'est pas pilotable, ce qui rend son prix très variable. Il faut donc avoir un système de secours. Pour Greenpeace, il s'agit d'un faux problème. "C’est la diversification et la complémentarité des énergies renouvelables qui font leur force au niveau européen, plaide Alix Mazounie. Quand il y aura du vent au Nord, il y aura du soleil au Sud."

Pour les défenseurs de l'atome, le nucléaire est l'une des rares énergies permettant de produire, aujourd'hui comme demain, de l'électricité en continu. "Si on veut assurer pour nos petits-enfants un socle minimum d'énergie, le nucléaire est indispensable. Il faut le voir comme un amortisseur des chocs à venir", estime Thierry Caminel, un des rares adhérents d'Europe Ecologie-Les Verts en faveur du nucléaire. "Si on avait été confiné sans frigo ni ordinateur, on aurait moins rigolé. On a vraiment besoin d’électricité même quand il n’y a pas de vent", ajoute Myrto Tripathi, ancienne cadre chez Areva, et présidente du collectif Les voix du nucléaire.

Au-delà des désaccords quant à la capacité des énergies renouvelables à assurer notre indépendance en la matière, le débat entre partisans et opposants est une question de société. "Le lobby nucléaire met beaucoup en avant la dégradation de l'environnement, mais on voit que tout ce qui a trait à des changements de modes de vie ne rentre pas du tout dans leur vision du monde", affirme Charlotte Mijeon. Dominique Bourg va dans le même sens : "Le principal risque du nucléaire, c'est aussi la fuite en avant. Le type de société dans lequel on est très destructeur. Il vaut mieux en organiser un autre."

On a envie de maintenir notre niveau de vie, donc on souhaite à tout prix le conserver avec le nucléaire, mais ce n'est pas la bonne solution.

Dominique Bourg, philosophe et militant écologiste

à franceinfo

"Les défenseurs du nucléaire sont souvent dans la défense d'une économie très productiviste, favorable à la croissance, alors que les écologistes pensent d'abord à la maîtrise de nos consommations", résume, pour sa part, le chercheur Simon Persico, spécialiste des politiques environnementales.

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