Journalisme engagé, critique des médias et France périphérique : qui est François Ruffin, l'inspirateur de Nuit debout ?
Son documentaire dépasse les 300 000 entrées en salles et a impulsé le mouvement Nuit debout. Place de la République, à Paris, François Ruffin est devenu une référence.
Difficile d'être passé à côté ces derniers temps. Chez Laurent Ruquier sur France 2, au "Grand journal" de Canal+… Que ce soit pour débattre de la loi Travail ou évoquer son documentaire Merci patron !, François Ruffin enchaîne les plateaux télé. Alors du temps à accorder aux confrères et consœurs qui voudraient le rencontrer, le journaliste en a peu.
Lorsqu'il finit par nous recevoir dans un appartement haussmannien du 10e arrondissement parisien, c'est enfoncé dans un fauteuil noir, les yeux fatigués par le mois qu'il vient de passer à veiller, place de la République, avec les partisans du mouvement Nuit debout – et les journées à courir après Myriam El Khomri au ministère du Travail.
La silhouette longiligne, une casquette vissée sur la tête, sa chemise surmontée d'un t-shirt blanc marqué "I love Bernard" (pour Bernard Arnault, le PDG de LVMH contre lequel il livre bataille dans son documentaire) et le verbe haut, François Ruffin se bat pour ses convictions.
"On voulait faire converger différentes luttes"
23 février 2016, à Paris. Ce jour-là, à la Bourse du Travail, c'est lui qui organise avec l’équipe de son journal satirique Fakir une soirée intitulée "Leur faire peur". "Leur" c'est l'oligarchie, les cols blancs, les possédants. Dans le public, l'ancien "Continental" Xavier Mathieu, des syndicalistes d'Air France, des membres de la Confédération paysanne, ou encore des militants anti-aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
Tous écoutent avec attention les intervenants se succéder. "On voulait faire converger différentes luttes, explique François Ruffin. On s'est dit qu'après la manif du 31 mars, on ne rentrerait pas chez nous."
Fin mars justement, alors qu'entre 390 000 et 1,2 million de personnes battent le pavé dans toute la France contre la loi El Khomri, le journaliste et son équipe réussissent à faire veiller des centaines de manifestants place de la République, à Paris. A la tombée de la nuit, Merci patron ! est projeté sur écran géant.
François Ruffin : "C'est émouvant de voir son film reprit pour une lutte" #NuitDebout #Republique #MerciPatron pic.twitter.com/jh6z4A7OBq
— Fred Jasseny (@Fred_Actisphere) 31 mars 2016
Merci patron ! est un documentaire de quatre-vingt-trois minutes, où François Ruffin joue les Robin des bois picard au secours de la famille Klur, endettée après la fermeture de l’usine Ecce (propriété de LVMH) à Poix-du-Nord (Nord). Ce 31 mars, après la diffusion du film, "quelque chose se passe", pour reprendre les mots de l'intellectuel Frédéric Lordon. Quelque chose de flou, mais suffisant pour enclencher une dynamique. François Ruffin y voit l'espoir d'un changement.
"Porte-parole de la France périphérique"
Il faut dire que l'Amiénois, né d'une mère au foyer et d'un père employé chez Bonduelle, n'en est pas à sa première mobilisation. A 40 ans, il a déjà mis sa plume au service de nombreuses luttes : la fermeture de l'usine de robinetterie Pentair à Ham (Somme) ; les salariés de l'usine de pneus Goodyear à Amiens (Somme) ; la délocalisation de l'usine Yoplait. C'est d'ailleurs cet événement qui, en 1999, le conduit à créer le journal Fakir. Son objectif : proposer aux habitants "autre chose" que le Journal des Amiénois, qu'il voit comme "un tract de la mairie distribué dans toutes les boîtes aux lettres, qui n'évoquait aucune fermeture d'usines. Du mensonge par omission".
Après une pause, il lâche, d'une voix éraillée : "Je suis le porte-parole de la France périphérique."
J'aimerais que les oubliés des médias et du pouvoir soient enfin pris en considération.
Héritier du marxisme et admirateur de Pierre Bourdieu, François Ruffin se définit comme étant de "gauche critique", même si l'adjectif paraît presque faible au vu de ses positions.
Ruffin finit sur un sermon. La salle debout, le poing gauche levé "Nous ne voterons plus PS !" #NuitDebout #Fakir pic.twitter.com/M7Cep7l5JP
— Vanina Delmas (@v_delmas) 20 avril 2016
"Il était moins naïf que la plupart d'entre nous"
"Quand François est arrivé au Centre de formation des journalistes, il avait déjà sa propre vision de l'info, raconte Myriam Greuter, ancienne camarade de promotion. Il était moins dupe, moins novice et moins naïf que la plupart d'entre nous." En 2000, à son entrée dans la prestigieuse école de journalisme parisienne, le jeune étudiant détonne. Chaque jour, il fait l'aller-retour entre Amiens et Paris, refusant de loger dans la capitale. "C'était une volonté de sa part, pas une restriction financière", précise son amie.
François est un vrai ascète doté d'une véritable abnégation. Son travail passe avant tout, au détriment de tout confort.
Alors que ses futurs confrères profitent de ces années-là pour faire la fête, lui mène ses études et la rédaction de Fakir de concert. A l'époque, le journal est rédigé par des bénévoles, agrafé à la main et tiré à quelques centaines d'exemplaires seulement.
Ses amis se rappellent aussi sa silhouette, reconnaissable entre toutes : "Pantalon noir, chemise blanche très simple, et une canadienne moche", sourit Myriam Greuter. "Il allait se faire couper les cheveux dans des petits salons pour cinq euros. Ça le rendait vraiment singulier."
Les grands événements, l'actu chaude, les médias prestigieux et le confort d'un CDI ne l'intéressent pas. "Il pouvait passer des heures à discuter avec des musiciens dans le métro pour un article, quand nous rentrions assez vite de reportage." Les rares moments où il se débride, c'est lorsqu'il tape le ballon rond chez lui. Il y joue toujours le week-end, dans l'équipe des "Portugais d'Amiens".
Contre l'idéologie dominante et la bourgeoisie
Pugnace, François Ruffin déplore l'enseignement de son école. A plusieurs reprises, il pense même la quitter. "On nous disait meilleure école de journalisme de France ou d'Europe, et il n'y avait même pas de bibliothèque ! Sauf un annuaire du Sénat et deux dicos…", raille-t-il en 2012 dans le documentaire Profession journaliste, de Julien Desprès. Formatage des élèves, production d'un journalisme mou, idéologie dominante… A l'époque, l'étudiant en tire un livre qui fera grand bruit dans la profession : Les petits soldats du journalisme. Paru en 2003, l'ouvrage lui confère une certaine notoriété parmi les pourfendeurs de "l'establishment".
J'ai fait une école de journalisme parce qu'il me fallait le tampon. C'était une forme d'obligation sociale.
Indocile, il participe à une journée de grève contre la hausse des frais de scolarité. Distribue un questionnaire aux étudiants pour montrer la faible mixité sociale des élèves : un seul fils d'ouvrier, pas un fils de cheminot… "Cela explique le sous-traitement de la question sociale dans les médias." Il fait venir à l'école de la rue du Louvre le très critique Serge Halimi, du Monde Diplomatique – pour lequel il écrira d'ailleurs par la suite – et des membres du groupe Intellos précaires.
Ses premières obsessions se dessinent : retour au protectionnisme économique, renversement de l'oligarchie et du capitalisme."On l'admirait beaucoup, confie Isabelle Casier, ex-camarade de promo. Mais comme beaucoup de gens engagés, il avait un peu des œillères. On était nombreux à partager ses critiques, plutôt consensuelles."
Critique des médias
Sa position et son livre attirent l'œil des médias. Il refuse un portrait en dernière page de Libération, boude une invitation chez Laurent Ruquier. Daniel Mermet, le journaliste de l'émission "Là-bas si j'y suis" sur France inter, lui fait plusieurs appels du pied. "Je suis rentré méfiant à 'Là-bas si j’y suis', raconte Ruffin dans un long témoignage publié sur Fakir. Ça n'était pas La Mecque, pour moi. J'avais d'autres trucs à faire."
Il collabore finalement à l'émission pendant près de dix ans. Daniel Mermet parle d'"excellentissime journaliste", un homme "au fort caractère" qui "aime faire les choses seul". Pendant un temps, Fakir s'allie au journal Plan B, bimestriel connu par sa critique acerbe des médias.
Gérard FILLOCHE, avec Daniel MERMET. sur le stand de l'Huma si j'y suis. pic.twitter.com/nEDW9Sy5Ob
— Là-bas si j'y suis (@LabasOfficiel) 12 septembre 2015
C'est durant ces années qu'il rencontre ses futurs compagnons de route et de lutte. "On jouait de faux procès au théâtre. On incarnait toujours l'accusation. Moi le procureur, lui mon substitut", se souvient le réalisateur Gérard Mordillat.
En 2011, la bande fait celui de Dominique Strauss-Kahn et l'accuse "d'usurpation des valeurs de gauche", relate Rue89. Daniel Mermet préside la cour tandis que Gérard Filoche, Frédéric Lordon et Frédéric Pagès, du Canard Enchaîné, défilent à la barre, témoins de l'accusation. Dix jours plus tard, le président du Fonds monétaire international est arrêté à New York pour agression sexuelle sur l'employée d'un hôtel, Nafissatou Diallo. Une petite victoire prémonitoire pour Ruffin et co.
Ruffin, l'anti-Tintin
Dans "Là-bas si j'y suis", le Picard égrène les reportages de critique sociale, surtout en France. Aucune admiration pour les globe-trotters à la Tintin. Il passe deux ans dans les quartiers nord d'Amiens. Un livre, Quartier nord, naît de cette enquête : il y raconte la drogue, la glande, le business et la vie quotidienne des cités de Balzac et du Pigeonnier. "Ce livre a déplu à certains habitants", se souvient Mickaël Tassard, rédacteur en chef du Courrier Picard.
Une plainte en diffamation est déposée contre François Ruffin par un certain Nouredine Graham. Malgré l'utilisation d'un nom fictif dans le livre, ce gérant d'une société de sécurité a tout de suite reconnu son entreprise – accusée d'être une "milice privée" à la solde de la mairie.
"Il me surnommait 'le président couscous aux pieds de cochon'…" , fulmine Graham au téléphone. L'ouvrage cite des sources le disant "pourvu d'une queue en acier (…) capable d'éjaculer sept, huit, neuf coups". Pour ce fils de Harkis, la description passe mal. "Je ne l'ai jamais rencontré ! Il a gonflé des anecdotes", enrage-t-il. "Il aurait pu être condamné 150 fois pour diffamation", renchérit son avocat Hubert Delarue. Interrogé sur la question, François Ruffin nuance : "J'ai cherché à le rencontrer plusieurs fois, il n'a jamais voulu."
"Sur le fond, il dit ce qu'il veut, mais ses méthodes sont discutables, maintient maître Delarue. Il enregistre à l'insu, fait des caméras cachées… Ce n'est pas du bon journalisme." Revendicatif mais pas revanchard, François Ruffin envoie un exemplaire de son ouvrage à Nouredine Graham. Mais il perd le procès – une première, lui qui en a gagné six autres.
Quand je fais quelque chose, je ne me pose pas de questions juridiques. Le droit est fait pour être tordu. Il est sujet à interprétation et dépend du rapport de forces au moment de l'application de la loi.
"Un pied chez l'intello, un autre chez le populo"
Dans l'action plus que la théorie, François Ruffin mène son combat sans vision précise de la bataille. "On verra où ça nous mène. Les événements sont liés à l'histoire. Aujourd'hui, je suis pour le protectionnisme, demain je serai peut-être contre." Nul rêve d'un monde idéal, plutôt une transformation du réel par le système.
"Toujours un pied chez le populo, un autre chez l'intello." L'agitateur tente d'abord de réconcilier classes moyennes et populaires, afin de créer le renversement. Le 1er mai, il appelle les syndicats et Nuit debout à défiler ensemble, dans l'espoir de "leur faire peur" une seconde fois. "On verra bien si ça marche", dit-il pragmatique, reprenant le chanteur Boby Lapointe : "J'ai choisi de mettre dans notre vie un peu de fantaisie, youpi, youpi !"
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