: Enquête Après Orpea, le gestionnaire de maisons de retraite Bridge à son tour mis en cause
Le groupe Bridge, gérant d’Ehpad, se voit à son tour reprocher des dysfonctionnements. Entre certains résidents délaissés et des établissements en surcapacité, ses méthodes ne sont pas sans rappeler celles qui sont reprochées à Orpea.
Tous les jours, à la même heure, Jean-Jacques rend visite à sa femme qui a été admise l'an dernier à la maison de retraite “Les Fontaines”, à Horbourg-Wihr près de Colmar. Cet Ehpad de 84 places est spécialisé dans l'accueil de résidents souffrant de la maladie d'Alzheimer. Il jouissait jusqu'à peu d'une excellente réputation. Mais en décembre dernier, l’établissement a été racheté par le groupe Bridge. Depuis, d’après plusieurs familles, la prise en charge des résidents se serait fortement dégradée. "Je me suis rendu compte que ma femme n'avait pas été changée pendant quatre jours, nous indique Jean-Jacques lors de l’une de ses visites quotidiennes à laquelle nous avons assisté. J’ai remarqué aussi, devant l’état de ses cheveux, qu'elle n'avait pas été douchée pendant plus d'une semaine, poursuit-il. Avant d'arriver à l'Ehpad, on se pose la question : qu'est-ce qu'on va trouver ?"
La chambre de son épouse Colette est propre et lumineuse. Mais nous remarquons une grosse bosse sur son front. "A priori, elle a dû chuter, explique Jean-Jacques, mais personne ne s'en est rendu compte." Colette garde aussi sa tête penchée vers l’avant, alors qu’il y a encore quelques jours, elle la maintenait droite, toujours selon son mari. Lorsqu’il a interrogé la direction de l’Ehpad, on lui a répondu, nous raconte-t-il, que "personne n’avait constaté de chute, et que cela devait être un torticolis". Jean-Jacques se dit "sceptique" devant cette réponse. Il se dit aussi "convaincu" que le rachat de l’Ehpad et les "méthodes de management de Bridge" ont "fait fuir les salariés" et que cela a "dégradé la prise en charge des résidents".
Aujourd’hui, d’après nos constatations, l’établissement fonctionne avec trois aides-soignantes par étage, là où auparavant, d’après des documents que nous avons consultés, il y avait cinq aides-soignantes au deuxième étage pour 42 résidents très dépendants et quatre au premier étage pour 42 résidents un peu plus autonomes.
Des résidents levés "un jour sur deux"
Comment en est-on arrivé là ? En janvier 2022, selon des échanges de mails dont la Cellule investigation de Radio France a eu connaissance, le groupe Bridge a demandé à la directrice de l'Ehpad de l’époque de supprimer huit postes équivalent temps plein. Après avoir refusé ces suppressions de postes, la directrice a été licenciée pour insubordination lors d’un simple entretien par visioconférence, comme Le Canard Enchaîné l'a révélé dans son numéro du 30 mars 2022. Le groupe Bridge a aussi annoncé, dès son arrivée, la suppression des primes de remplacement, d’assiduité et de participation qui représentent entre 100 et 150 euros net sur le salaire d’une aide-soignante.
Depuis, entre les départs – volontaires ou contraints – et les arrêts maladie, l'établissement est en sous-effectif, nous raconte une aide-soignante. "Après le rachat, c'est vrai, ça s'est dégradé, nous explique-t-elle lors d’une rencontre le soir, après son travail. En moyenne nous sommes trois par étage, pour 42 résidents. Certains jours nous ne sommes que deux par étage", déplore-t-elle. Ce manque de personnels a des conséquences directes sur la prise en charge des résidents, selon elle. "Les douches sont aléatoires. On n’a pas le temps. On a les yeux rivés sur le chrono."
Certains jours, les résidents ne sortent même pas de leur lit. "On essaie de faire au mieux, d’alterner, de les lever un jour sur deux." Les pensionnaires, précise-t-elle, sont très dépendants et atteints de la maladie d’Alzheimer. Ils peuvent difficilement se lever seul. Un témoignage que réfute la direction du groupe Bridge. Celle-ci nous affirme dans un mail : "Tous les résidents qui le peuvent, sont naturellement habillés chaque jour par nos équipes, désireuses de préserver la dignité et le lien social des personnes dont nous avons la charge."
Une autre salariée des Fontaines affirme qu’"à cause du manque de sollicitations, on constate davantage de chutes et de pertes de poids. Il y a eu toute une période où beaucoup de résidents ne voulaient plus manger. Selon la jeune femme, il y a eu aussi un allégement du protocole Covid. Avant, les soignants se faisaient tester une fois par semaine. Mais en février, les tests antigéniques hebdomadaires ont cessé. Depuis, des résidents sont tombés malade, chose qu'on n’avait plus vue chez nous depuis la première vague."
L’agence régionale de santé alertée
Deux résidents sont morts du Covid fin février début mars 2022. Coralie (prénom d'emprunt, NDLR) était à leurs côtés. Ecœurée par le peu de moyens dont elle disposait pour soulager leurs souffrances, elle a démissionné. "C'étaient des personnes qui étaient alitées et avaient du mal à respirer en restant couchées. On devait les redresser, raconte-t-elle, encore émue. Mais les coussins de positionnement pour les maintenir, il n'y en avait plus. Des devis ont été demandés pour que ces personnes puissent mourir... correctement." Faute de les avoir à temps, elle a dû "récupérer le coussin d'une personne qui venait de décéder pour le réattribuer à quelqu'un qui était en train de mourir". Coralie a quitté l’Ehpad des Fontaines d’Horbourg-Wihr après cet épisode.
Des familles et des salariés ont témoigné auprès du Conseil de vie sociale de l’établissement. Cette instance élue est un intermédiaire entre les résidents et la direction du groupe. Son président André Schmidt, inquiet face à l’afflux de témoignages circonstanciés, a alerté l’Agence régionale de santé (ARS) Grand Est. Jointe par la Cellule investigation de Radio France, l’ARS nous a répondu avoir conscience du "climat social dégradé" et des "difficultés de ressources humaines" dans cet Ehpad. "Une visite de l’établissement a d’ores et déjà été organisée le 17 mars 2022, poursuit l’ARS dans son mail, avant de conclure : "Nous restons attentifs à l’évolution de la situation au sein de l’Ehpad les Fontaines".
"Seul dans un couloir, les mains pleines d’excréments"
L’Ehpad d’Horbourg-Wihr n’est pas le seul à avoir été racheté par Bridge. Le groupe, fondé en 2017 par Charles Memoune, un ancien consultant d’Ernst & Young, a une stratégie : racheter des maisons de retraites médicalisées (Ehpad) de taille intermédiaire en zone rurale ou péri-urbaine. En cinq ans, Bridge a acquis 34 établissements, soit un peu plus de 2000 lits. Parmi eux, toujours en Alsace, il y a celui de Lutterbach près de Mulhouse. Là-bas aussi des familles se sont émues du traitement réservé aux résidents. Ainsi cette femme raconte dans un mail au Conseil de vie sociale de l’Ehpad de Lutterbach (voir ci-dessous) que début mars, elle a retrouvé son mari "seul dans le couloir, les mains pleines d'excréments". Elle a dû faire sa toilette elle-même.
Christiane, elle, constate que sa mère est souvent alitée, et pas habillée quand elle lui rend visite. "Maman est en pyjama car le personnel n’a pas le temps de l’habiller, nous raconte cette femme dynamique. Samedi dernier, il était 15h30. J’avais prévenu que je venais accompagnée de mon père. Mais là encore, ma mère était en pyjama. Papa a fait semblant de ne pas voir. Quand je l'ai ramené chez lui, il a fait une crise de larmes, et il a dit 'mais c'est ma femme, qu'est-ce qu'ils en font ?' C'est très dur." Christiane aussi estime qu’il y a "un avant et un après" le rachat par Bridge. "Depuis les effectifs de soignants ont fondu."
D’autres familles nous ont livré des témoignages similaires. "J’ai perdu confiance dans la méthode de gestion de Bridge, dit Bernard, dont l’épouse de 86 ans est arrivée à l’Ehpad de Lutterbach en 2019. Du coup, je rends visite à ma femme tous les jours pour observer comment ça se passe. Les aides-soignantes sont en nombre insuffisant, estime-t-il. Les repas sont souvent froids, je l’ai signalé à la direction." Bernard rappelle qu’il paie "2 700 euros par mois" pour "de telles prestations. Toute ma retraite y passe", conclut-il.
Le maire de Lutterbach lui-même a pris la plume en mars 2022 pour sermonner la direction du groupe Bridge. Dans un courrier dont nous avons eu connaissance (voir ci-dessous), Rémy Neumann (EELV) écrit : "La gestion financière semble être une priorité dans votre groupe avant celle de la gestion humaine des résidents et du personnel." La mairie de Lutterbach était en discussion avec le groupe Bridge pour la construction d’une résidence seniors dans la zone d’aménagement concerté (ZAC) Rives de la Doller. Mais le projet a été abandonné. "Nous avons décidé de rechercher un autre opérateur plus en phase avec les valeurs humaines que nous défendons", conclut le maire dans son courrier.
Sollicitée, la direction du groupe Bridge nous a répondu que si dysfonctionnements il y avait eu, ils étaient antérieurs à la reprise des établissements par le groupe : "Nous avons acheté trois établissements de l’est de la France fin décembre 2021 (…), la qualité de l’accueil et des soins apportés était en deçà de notre niveau d’exigence, et des dysfonctionnements majeurs ont été détectés. Nous avons été, en conséquence, contraints de prendre les mesures qui s’imposaient pour rétablir une situation satisfaisante", affirme le groupe.
Un Ehpad interdit d’accueillir de nouveaux résidents
Hors Alsace, d’autres Ehpad du groupe Bridge sont également dans le viseur des ARS. Selon nos informations, les agences régionales de santé d’Ile-de-France, de Normandie et du Centre-Val de Loire ont, elles-aussi, reçu des signalements de familles et de salariés du groupe. La résidence "Les Cèdres" à Savigny-sur-Orge (Essonne) a fait l’objet d’une inspection inopinée le 24 février 2022, dont le résultat n’est pas encore connu. Quant à l’ARS de Normandie, elle avait placé l’Ehpad “Les Opalines” aux Moutiers-en-Cinglais (Calvados) sous administration provisoire début mars en raison de "dysfonctionnements graves". Cette tutelle a été levée par le tribunal administratif de Caen qui statuait en référé. Le juge a estimé qu’il n’y avait pas de "risques immédiats". Mais en attendant la décision du juge sur le fond, le tribunal a maintenu l'interdiction d'accueillir de nouveaux résidents pendant six mois en raison "d'une insuffisance chronique de moyens en personnels (...) qui ne permet pas d'assurer une prise en charge satisfaisante des résidents lors des toilettes, des repas et des couchers".
Ailleurs en France, une ancienne responsable d’un Ehpad du groupe Bridge, dénonce elle-aussi une "mauvaise prise en charge des résidents". Elle qui a quitté le groupe en automne dernier, raconte que dans son établissement, "une chambre n'avait plus de chauffage depuis deux ans", "des seringues pour piquer les résidents étaient périmées". Après les décès de plusieurs pensionnaires, raconte-t-elle encore, elle n’a pas pu envoyer de bouquets de fleurs aux familles car sa supérieure trouvait cela trop cher. Elle explique s’être donc contentée de "trois cartes", qu’elle juge "ridicules". Et puis elle décrit cette "pratique étonnante" : "Lors de la visite de préadmission, on montre aux familles un kit de présentation dans la future chambre du résident : un dessus de lit, un joli cadre, un vase avec des fleurs et un fauteuil très confortable… qui sont immédiatement enlevés une fois le contrat signé."
Interrogée sur ces affirmations, la direction du groupe Bridge nous a répondu que "ni les audits internes du réseau, ni le récent contrôle inopiné de l’ARS n’ont révélé de non-conformité autour de la gestion des seringues. Si un audit devait mettre en lumière une quelconque non-conformité, nous prendrions les mesures qui s’imposent avec la plus grande célérité." Le groupe ajoute : "Sur le service hôtelier (…), nous encourageons la personnalisation des espaces avec du mobilier et des habitudes de vie qui leur sont propres."
D’après un document interne à Bridge que nous nous sommes procuré (voir ci-dessous), le groupe pratique aussi la surcapacité. C'est-à-dire qu'il accueille dans ses Ehpad plus de résidents que les ARS ne l’autorisent. D'après nos calculs, cela concerne 19 établissements sur 34.
Accusé lui aussi de “surbooker” ses Ehpad, Orpea avait été épinglé pour la même raison dans le rapport de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) et de l’IGF (Inspection générale des Finances) publié début avril. La direction du groupe Bridge nous a précisé au sujet de ce document : "Nous n’avons jamais dépassé sur l’année l’occupation autorisée pour les places financées. Lorsqu’il arrive que des établissements disposent de chambres surnuméraires, elles sont soit dédiées aux familles, soit à l’accueil de personnes âgées autonomes qui souhaiteraient bénéficier de la sécurité d’un habitat collectif et des services associés (restauration, hôtellerie, animations)."
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