: Enquête Les "prisonniers 2.0", ou comment des détenus utilisent les téléphones portables pour monétiser leur vie derrière les barreaux
Ces détenus communiquent en direct et avec le monde extérieur. L'équipe des Révélateurs de France Télévisions a visionné des centaines d'heures de vidéo et analysé près de 200 comptes TikTok appartenant à des prisonniers incarcérés. On les voit se filmer depuis leur cellule, avec des téléphones jetés par-dessus les murs d'enceinte des prisons, livrés par drone ou commandés en ligne, et indétectables aux portiques de sécurité. Au moins un tiers des établissements pénitenciers est concerné et toutes les régions sont touchées.
Avec leurs abonnés, ils partagent en temps réel leur quotidien de détenu devant leur smartphone, parfois pendant plusieurs heures. Les conversations en direct avec des inconnus sont souvent futiles. Les prisonniers sont avares en information personnelle, certains s'affichant visages masqués, et taisent toujours les raisons de leur incarcération. Certains s'improvisent même influenceurs culinaires. L'un d'entre eux, incarcéré à la maison d'arrêt d'Osny (Val-d'Oise), vante ses talents de cuisinier en postant de véritables tutos sur son compte TikTok. Il détaille sa réalisation de tartelettes dignes d'un chef-pâtissier, sa recette facile de lasagnes, ou encore un mille-feuille "fait maison d'arrêt", commente-t-il.
Des dizaines de milliers de téléphones au "garage"
Le téléphone portable est pourtant strictement interdit dans les prisons françaises, stipule le code pénitentaire. Sa possession en cellule est considérée comme du recel, passible d'une peine pouvant atteindre cinq ans d'emprisonnement et 375 000 euros d'amende. Mais en réalité, les détenus redoublent d'inventivité pour cacher leurs téléphones, souvent dans la planque d'une cellule appelée "garage". Si les fouilles sont régulières pour les confisquer, les téléphones circulent en prison presque en toute impunité, parfois à la discrétion de surveillants qui préfèrent opter pour "la paix sociale".
Tant qu'elle reste anodine, leur utilisation est peu sanctionnée par l'administration pénitentiaire. Mais en d'autres circonstances, des échanges en direct avec le monde extérieur peuvent avoir des conséquences plus inquiétantes. Parmi leurs invités, interviennent en effet des tiktokeurs mineurs. Encore plus alarmant, les discussions en direct permettent de partager incognito des contacts. Ainsi, dans un live du 17 octobre, un homme, qui se dit être originaire de Perpignan (Pyrénées-Orientales), appelle un détenu de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, en région parisienne. Il lui demande "de le mettre en contact avec des mecs de la cité de Mont-Mesly à Créteil". Le codétenu lui répond qu'il va lui donner un contact en privé, avant de lui souhaiter une bonne soirée.
La monétisation des "lives" en prison sur TikTok
Ces diffusions en direct, appelées "lives", postées sur TikTok, sont accessibles à tout le monde, en quelques clics. Un passage rapide par l'onglet dédié, et des vidéos diffusées depuis les prisons apparaissent dans le fil de diffusion de l'utilisateur. Plus on s'attarde sur ces vidéos, plus l'algorithme les met en avant.
Nous avons identifié et enregistré les "lives" de plus de 50 détenus, capturés depuis divers établissements pénitentiaires à travers le pays. Selon nos enregistrements, la durée de ces directs varie de quelques secondes à plus de six heures, sans interruption notable de l'administration pénitentiaire. Pourtant, dans de nombreux cas, les détenus se filment à visage découvert et laissent entrevoir de nombreux indices visuels permettant de localiser leurs prisons et donc de remonter leur trace.
Pendant ces longues heures de direct, les détenus profitent de toutes les fonctionnalités de TikTok, y compris l'une des plus lucratives : les "matchs". Des défis en direct où les créateurs de contenus s'affrontent dans une compétition de dons. Ce sont les internautes, qui, motivés par l'intensité du duel ou la curiosité, envoient des cadeaux virtuels, achetés avec leur propre argent. L'objectif de ces matchs est donc clair : inciter les spectateurs à envoyer de l'argent. La méthode s'avère rentable pour les prisonniers, les cadeaux pouvant aller de quelques centimes à 474 euros pour les plus généreux. Dans l'un des lives capturés par Les Révélateurs, un détenu parvient ainsi à récolter 151 euros. Dans un autre, un prisonnier reçoit une "rose nébuleuse" d'un internaute. Somme gagnée : 158,10 euros.
Des prisonniers démarchés par des "agences de live"
Mais ce que nous découvrons va plus loin. Face au succès de ces lives, certains prisonniers sont démarchés par d'autres utilisateurs de TikTok, qui leur proposent des services pour améliorer leurs performances : "Bonjour, je pense que votre diffusion en direct a un grand potentiel. Je veux investir en vous, contactez-moi s'il vous plaît", "Vos vidéos sont géniales. Etes-vous intéressé à collaborer ? Suivez-moi pour en savoir plus".
Or, tous ces messages ont un point commun : ils sont postés par des comptes qui se présentent comme les représentants "d'agences de live". Des agences hébergées par TikTok et qui fonctionnent comme des intermédiaires entre la plateforme et les vidéastes. Elles offrent aux tiktokeurs un accompagnement stratégique, avec notamment un accès privilégié aux statistiques des lives.
Le manque d'indications sur l'identité des profils peut faire que certains démarcheurs ignorent la situation carcérale de leurs cibles. Néanmoins, il arrive que des représentants soient pleinement conscients de l'incarcération de leurs interlocuteurs. Un live du 22 octobre nous le confirme. Trois détenus échangent avec une femme se présentant comme agente. Elle cherche sans détour à recruter les trois détenus avec qui elle est en direct. "J'ai déjà vu vos matchs, vous faites des gages, vous rigolez, et ça attire des personnes, c'est bien", leur explique-t-elle. "Vous êtes enfermés et ça fait du boulot."
Pendant une vingtaine de minutes, elle détaille les avantages de son agence, et s'adapte à leur situation: "T'aurais été en agence, on aurait pu te 'débanner'", leur assure-t-elle, en référence aux bannissements fréquents qui touchent les comptes de détenus. Elle insiste sur les récompenses : "Si vous faites vos diamants (système de rémunération de TikTok), vous avez une récompense par l'agence." A ce jour, le manque de transparence sur l'identité des membres des agences ne permet pas de vérifier si des détenus ont effectivement rejoint ces réseaux.
Regardez l'intégralité du reportage dans la vidéo ci-dessus.
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