Témoignages "Sans elles, je serais tombée en dépression" : entre femmes de détenus, un soutien "déterminant" pour affronter l'absence de leurs maris

Isolées, parfois même stigmatisées, de nombreuses femmes de détenus brisent leur solitude en unissant leurs forces. Franceinfo leur donne la parole, à l'occasion de la sortie en salle, mercredi, du film "La prisonnière de Bordeaux".
Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Certaines femmes de détenus, tiraillées entre leurs responsabilités et le besoin de soutenir leurs maris, unissent leurs forces, à l'instar du scénario du film "La prisonnière de Bordeaux", sorti en salle le 28 août 2024. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

"C'est épuisant de mentir, c'est trop de travail." Pour échapper au poids du regard des autres, Alma et Mina, deux femmes de détenus, choisissent de s'ouvrir l'une à l'autre dans le film La prisonnière de Bordeaux, réalisé par Patricia Mazuy et sorti au cinéma mercredi 28 août. Leur quotidien, tourné autour du parloir et de cette amitié naissante, fait écho à celui de milliers de femmes, tiraillées entre leurs responsabilités et le besoin de soutenir leurs maris.

Ignorées, parfois même stigmatisées, certaines d'entre elles brisent leur solitude en unissant leurs forces. C'est le cas de Kalyana*, Elodie*, Christelle*, Marie* et Désirée*, qui ont expérimenté les apports de cette communauté informelle, entre conseils, soutien ou confidences nocturnes. Elles y retrouvent une identité, loin de celle imposée par les murs de la prison, là où elles ne sont plus que l'ombre de leurs époux.

Du virtuel au réel, une solidarité qui rompt l'isolement

"Il ne faut pas oublier que derrière chaque détenu, il y a des femmes." Kalyana*, 39 ans, n'utilise pas le pluriel par hasard. En 2012, quand son ex-mari est condamné à dix ans de prison, la violence du système carcéral s'accompagne d'une solitude pesante. A 27 ans, enceinte de trois mois, elle voit sa famille l'abandonner, incapable d'accepter sa décision de soutenir le père de ses enfants, derrière les barreaux. La jeune femme découvre alors un groupe Facebook rassemblant une cinquantaine de compagnes de détenus. D'emblée, cet espace devient un refuge précieux. "Les filles sur ce groupe, elles m'ont tout appris", souffle-t-elle, pleine de gratitude.

"Quand je n'étais pas bien, j'envoyais des messages sur le groupe Facebook. Et dans les minutes qui suivaient, une fille me contactait."

Kalyana*, 39 ans, femme de détenu

à franceinfo

Ce réseau lui permet d'affronter les contraintes administratives du monde carcéral et, surtout, adoucit son isolement. Le jour de son accouchement, la jeune femme croit faire face à cette épreuve seule, jusqu'à ce que "trente nanas débarquent par surprise avec des cadeaux dans les bras." Pour elle, cet "élan de solidarité de la part de meufs qu'[elle n'avait] jamais rencontrées" marque le passage du virtuel au réel.

Douze ans plus tard, Kalyana* est toujours amoureuse d'un détenu, mais ce n'est plus le père de ses enfants qu'elle vient voir au parloir. Après sa libération, elle s'est mise en couple avec l'ex-codétenu de celui-ci, condamné à une peine de 18 ans d'emprisonnement. Immergée dans l'univers carcéral depuis plus d'une décennie, elle se fait aujourd'hui un devoir d'y soutenir les novices, notamment par le biais de son propre groupe Facebook. Ce qu'elle chérit le plus dans ce lien entre femmes de détenus ? L'absence totale de jugement. "Quand on sort du parloir, avec du noir sur la gueule, on s'en fout parce qu'on est ensemble, dans la même galère", sourit-elle.

Jugées par la société, mais comprises par leurs pairs

Elodie*, 37 ans, a, elle aussi, pu compter sur des "copines de galère" en 2019, lorsqu'elle a entamé une relation avec un homme incarcéré dans la prison où elle travaillait. Sa vie se déroule sous le sceau du secret jusqu'à ce qu'une femme de détenu l'aide à transmettre un colis de Noël à son compagnon.

A la même période, la jeune femme devient adepte de plusieurs groupes Facebook, dédiés aux compagnes de détenus. "Grâce à elles, j'ai réalisé qu'il y a des périodes où tous les taulards pètent un plomb en même temps, que ce n'était pas moi le problème...", soupire Elodie*, qui se souvient s'être résignée au fil des échanges à la "bipolarité" ambiante des relations en prison. "A cette période, ces femmes étaient les seules à parler mon langage et, sans elles, je serais tombée en dépression", assure-t-elle. Pourtant, Elodie* cache ces nouvelles amitiés à son compagnon, redoutant sa "paranoïa". Elle finit par lui avouer après sa libération, mais il réagit mal, possessif. 

“Savoir que j'avais partagé un 'bout de la prison' avec quelqu’un d’autre, c’était insupportable pour lui.”

Elodie*, 37 ans, ex-femme de détenu

à franceinfo

Désormais séparée de cet homme, Elodie* garde un goût amer de cette année écoulée, le souvenir de la noirceur du monde carcéral, qu'elle a quitté depuis, étant encore vivace. "Les femmes tentent d'y amener de la lumière, mais elles sont fouillées, humiliées, jugées", dénonce Elodie*, qui perçoit dans leur solidarité une bouée de sauvetage essentielle, sans laquelle elles finiraient probablement par se noyer.

La transmission face aux défis de l'incarcération

Cette bouée n'est pas uniquement émotionnelle : elle se révèle être aussi un outil de transmission déterminant. Lorsqu'un homme est placé en détention, sa femme se retrouve sans mode d'emploi pour naviguer dans ce monde inconnu. Elle doit apprendre seule le vocabulaire et les codes du milieu carcéral, souvent en se tournant vers celles qui ont déjà vécu cette perte de repères.

"En maison d'arrêt, ils ne nous disent rien !", s'insurge Christelle*, 49 ans, "tombée des nues" après s'être vue refusée une serviette, "alors qu'on m'avait dit que je pouvais en amener, sans me préciser la taille..." De tels détails logistiques peuvent "ruiner" une journée entière et, surtout, "le moral" de ces novices. "Quand je suis arrivée sur un groupe Facebook la première fois, je ne savais pas ce qu'était un parloir, une cabine téléphonique, un permis de visite ou la cantine", renchérit Désirée*, 34 ans, pour qui le réseau d'entraide a représenté "un réel soutien dans les démarches administratives".  

René, responsable de la maison Ti Tomm, consacrée à l'accueil des familles de détenus au centre pénitentiaire de Rennes-Vezi (Ille-et-Vilaine), juge ce lien "déterminant" "Elles sont toutes dans le même bain, elles sont les mieux placées pour se donner des conseils !" Il évoque par exemple "le moment des colis de Noël" durant lequel, chaque année, les anciennes apprennent aux nouvelles les contraintes très spécifiques de cette tradition pour "qu'ils ne soient pas refusés par le gardien". "C'est de l'amour pur jus, pur sucre !", abonde Jean-Marc, responsable d'un foyer d'accueil de familles de détenus à Toul et à Ecrouves (Meurthe-et-Moselle).  

“Il n’y a aucune jalousie entre elles, peu importe qu’elles soient médecin ou qu’elles fassent partie des gens du voyage. Elles sont liées par quelque chose de plus fort !"

Jean-Marc, responsable d'un foyer d'accueil de familles de personnes détenues

à franceinfo

Le bénévole se souvient aussi de cette maman "avec un gros problème d'hygiène", à qui les autres femmes de détenus ont appris "comment mettre une couche", ou bien, de "cette femme souffrant d'illettrisme", pour laquelle le trajet en train était un véritable casse-tête, jusqu'à ce qu'une autre "propose de l'accompagner". Il existe aussi "de nombreux covoiturages" qui permettent de gagner du temps, une ressource précieuse pour ces femmes qui doivent jongler entre les enfants, le travail et les visites au parloir. Paradoxalement, "le mot que j'entends le plus de leur part, c'est "j'attends" : le train, le parloir, sa lettre...", relève Jean-Marc. Mais derrière cette patience contrainte, teintée de frustration, se niche une "solidarité incroyable".

Des zones sombres, entre stigmatisation et radicalisation

Pour autant, tout n'est pas rose et "certaines précautions sont à prendre". Par exemple, Jean-Marc s'interdit de "connaître quoi que ce soit" sur le motif de la condamnation. "Ce n'est pas le sujet", tranche-t-il. Et si ça le devient, c'est souvent aux préjudices de la femme de détenu, à l'instar de l'expérience de Marie*, 59 ans, en couple avec un homme incarcéré depuis 2012. "Une fois, j'ai entendu des commentaires des dames derrière moi quand je donnais le nom de mon compagnon au parloir", rapporte celle qui a appris par la suite que la fiche pénale de son conjoint avait été révélée aux autres prisonniers par un surveillant.

“Manifestement, les conjoints de ces dames leur avaient révélé la fiche de mon compagnon et, à partir de là, j’étais hyper stigmatisée..."

Marie*, 59 ans, femme de détenu

à franceinfo

"Je n'y suis pas retournée pendant trois mois", soupire Marie, contrainte de faire le deuil d'une communauté dans laquelle elle pensait ne pas être jugée. "Je me suis fait cracher dessus par des femmes qui sont dans la même galère", assène-t-elle, amère.

A l'extrême inverse, il arrive aussi que la solidarité et le non-jugement soient inconditionnels, au point de devenir problématiques. Jean-Louis Daumas, ancien chef d'établissement pénitentiaire, en a été témoin dans le cadre de son actuel travail d'inspecteur de la justice. "Des femmes radicalisées qui gravitent autour de la mouvance terroriste de leurs maris, ça pose problème", met-il en garde, témoin "à deux reprises" de "concertations sur les parkings de prison" entre des femmes de détenus "sous surveillance" qui s'aident à enfiler le voile, avant de retrouver leurs maris au parloir.

Un réseau d'entraide très féminin

Pourtant, ces séquences ne reflètent en rien le souvenir que Jean-Louis Daumas veut garder de ces femmes, qui ont "énormément marqué" ses décennies à la tête d'établissements pénitentiaires. "Le parloir reste très sexué", affirme-t-il, se remémorant les files d'attente à l'entrée des prisons "composées de mamans, de sœurs, d'épouses, voire même d'ex-conjointes".

L'étude Visiter un proche : la place centrale des femmes dans le maintien des liens familiaux en détention (PDF), menée en 2021 par Sofian El Atifi et Hadrien Le Mer, met en exergue ces inégalités de genre liées à l'implication des proches dans le rituel du parloir. "Les conjointes se démarquent nettement des autres personnes de la parentèle et sont de loin les plus fréquentes et les plus régulières dans leurs visites", relève cette recherche statistique. "Ce n'est pas anodin, on est dans une société où le patriarcat étant ce qu'il est, les mecs sont globalement ingrats et les femmes globalement dévouées", commente l'ancien chef d'établissement.

"Si on parvient à ramener du lien social dans les prisons, malgré les suicides, la violence, la surpopulation carcérale, c'est aussi grâce à ces femmes."

Jean-Louis Daumas, ancien chef d’établissement pénitentiaire

à franceinfo

Cette dévotion se manifeste envers leurs maris, mais pas seulement. A plusieurs reprises, il a assisté à cette même scène de deux femmes en salle d'attente, l'une se tournant vers l'autre, lui tendant son bébé en disant : "Tu ne peux me la garder ? Faut vraiment que je voie mon homme une heure..." Pas une seule fois Jean-Louis n'a entendu un refus : "L'autre savait mieux que personne ce que ça représentait, une heure seule au parloir avec son mari !"

A l'aube de la retraite, cet homme, qui a consacré sa vie au monde carcéral, garde un souvenir ému de ces femmes auxquelles "les prisons doivent énormément". "Ce que je saisissais de leurs conversations, c'était la misère affective et sociale, la détresse, la solitude qui transpire, mais aussi, et surtout, tellement d'humanité."

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressées.

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