Réunions "non-mixtes racisées" : "Un problème de fond qui mérite des discussions sérieuses plutôt que des insultes", plaide le sociologue Michel Wieviorka
L'Unef a relancé le débat sur les réunions en "non-mixité", desquelles sont exclues, par exemple, les personnes blanches. Le sociologue Michel Wieviorka, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, invite sur franceinfo à un débat plus apaisé.
L'Unef, deuxième syndicat étudiant, justifie la tenue de "réunions non-mixtes racisées" desquelles sont exclues les personnes non-blanches, pour "permettre aux personnes touchées par le racisme de pouvoir exprimer ce qu'elles subissent". Depuis, le syndicat est englué dans la polémique : Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Education, met en garde contre une pente "fasciste", Christophe Castaner, président du groupe En marche à l'Assemblée, dénonce "un clientélisme indigéniste exacerbé totalement scandaleux". Même tollé à droite et à l'extrême droite, qui accusent l'Unef de racisme et de séparatisme et dont plusieurs élus ont demandé sa dissolution.
A gauche, une déclaration d'Audrey Pulvar a ravivé la polémique déjà nourrie : la tête de liste socialiste aux régionales en Ile-de-France a estimé dimanche 28 mars que si une personne blanche se présente à une de ces réunions "non-mixtes", "on peut lui demander de se taire". Une déclaration jugée "malheureuse" par le PS, et "maladroite" par EELV. Les deux partis prennent leurs distances vis-à-vis de l'Unef tout en dénonçant "l'instrumentalisation" de la polémique par le gouvernement. "Le fond du problème, ce ne sont pas les propos d'Audrey Pulvar, c'est le racisme", estime Alexis Corbière (La France insoumise).
Pour l'Unef, ces groupes de paroles réservés aux personnes racisées organisés environ deux fois par an sont "connus de tous" et ont démarré dans les années 2010 "en réponse au besoin des militantes se disant victimes de violences sexistes et sexuelles". Le sociologue Michel Wieviorka, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteur d'une tribune parue dans Libération sur ces groupes de parole, invite de son côté à un débat plus serein, mardi 30 mars sur franceinfo. Il invite à déplacer le débat et à s'interroger sur le fait que "des gens se sentent d'une manière ou d'une autre définis par la race"
franceinfo : Ces groupes de parole "non-mixtes" pour que s'exprime la parole des minorités, nés il y a maintenant un demi-siècle aux États-Unis, sont-ils utiles ?
Michel Wieviorka : Ils peuvent être utiles, ils peuvent même être très utiles. Le Mouvement de libération des femmes (MLF), dans les années 1970, non seulement organisait de tels groupes, mais organisait même des manifestations où il n'y avait que des femmes. Ce sont des moments où l'on réfléchit entre personnes qui ont les mêmes difficultés, donc qui peuvent tout aussi bien se sentir plus libres de faire, comme on dit parfois, de l'auto-conscience. Il y a beaucoup de groupes qui font cela : les Alcooliques anonymes, les Weight Watchers qui veulent perdre du poids... Posons-nous la question : dans la vie courante, dans combien de situations sommes-nous entre nous ? Ici, cela pose le problème de la race et c'est un problème qui traverse toute la société.
Je trouve dommage qu'on se focalise sur ces groupes, qui ne sont pas grand-chose et ne débouchent pas nécessairement sur de l'action. Il s'agit là d'un problème interne à un syndicat : c'est dans ce cadre aux syndiqués de dire s'ils n'en veulent pas. Et ce n'est pas votre problème si vous n'êtes pas à l'Unef. Pour autant, cela traduit un problème : est-ce que notre société n'est pas en train de se racialiser, de se vivre comme faite de races ? J'entends les critiques contre l'Unef, qui est très maladroite évidemment, mais aujourd'hui, tout le monde parle de blancs, de couleur de peau blanche. Vous avez ainsi, à droite, des gens qui dénoncent le "racisme anti-blancs", ou des personnes comme Lilian Thuram qui écrit un livre, très intéressant d'ailleurs, sur la "pensée blanche".
Vous dites que la race est la création des racistes et que reprendre ce mot et en faire un critère revient à faire le jeu de ces gens-là...
Cela peut effectivement créer du malentendu : lorsqu'on parle de race, on pense d'abord normalement à cette invention pseudo-scientifique selon laquelle il existe des groupes humains, et surtout que l'on peut les hiérarchiser. Et que certains sont supérieurs à d'autres, justifiant l'exploitation, la destruction et beaucoup d'autres horreurs. Le mot race est chargé historiquement... L'Unef l'utilise en disant que la race est une construction sociale, c'est-à-dire que la société fabrique l'idée de race. Le syndicat se réapproprie cette notion, pour venir dire : nous sommes une race, nous sommes donc racisés, racialisés, et nous retournons le stigmate, comme on le dit en psychologie, c'est à dire que nous retournons la disqualification et nous disons que les autres aussi sont une race.
Vous écrivez dans une tribune parue dans "Libération" : "Aucun démocrate ne peut accepter la séparation durable des non-racisés et des racisés." Pourquoi utiliser le mot "durable" ?
Cela ne me pose aucun problème si c'est un moment de prise de conscience, de réflexion, de discussion pour ensuite rejoindre, s'il s'agit d'un syndicat, des mobilisations qui ont une valeur générale, universelle, dans laquelle des gens très différents se retrouveront. Mais si demain, à l'issue de ces groupes d'auto-conscience, l'Unef nous dit qu'ils sont en guerre contre les blancs et ne participent à rien du tout qui puisse aller dans un autre sens, dans ce cas, je dirais que c'est une catastrophe.
Audrey Pulvar, la candidate du PS aux régionales en Ile-de-France, a déclaré qu'il n'était pas question pour elle d'interdire ces réunions aux blancs, qu'ils peuvent venir mais qu'on peut leur demander de "se taire". Êtes-vous d'accord ?
Je pense qu'elle a dit une bêtise. Vous vous imaginez être invité à participer à une réunion mais en deuxième catégorie, silencieuse ? Non. Vous êtes invité ou vous n'êtes pas invité. Il faut passer à autre chose.
Au sujet de ces réunions, le ministre de l'Éducation dénonce des pratiques "qui ressemblent au fascisme", tandis que la gauche s'écharpe depuis des jours sur la question. Pourquoi ce sujet est aussi sensible à gauche ?
La gauche est divisée sur cet enjeu, mais ce sujet est sensible partout. N'exagérons pas l'importance de cette affaire : il s'agit de quelques groupes d'auto-conscience dans un syndicat, qui n'est même plus le premier, dans une université où les syndicats sont faibles. Pour autant, il y a un problème de fond, qui est devenu un problème de société. Notre société est multiculturelle et diverse : des gens se sentent d'une manière ou d'une autre définis par la race. À partir de là, il vaudrait mieux qu'il y ait des discussions sérieuses plutôt que des insultes. Le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer y va un peu fort, je suis désolé de devoir le constater. Où est le fascisme dans ces quelques groupes d'auto-conscience ? Au lieu de rentrer sérieusement dans un débat sur ce que nous faisons de la couleur de peau, si elle vient dans le débat, qu'on le veuille ou pas, et comment y réfléchir, de la même façon qu'on s'est posé la question des mobilisations de femmes. C'est un peu le même genre de problème : au lieu d'en débattre tranquillement, sérieusement, sereinement, sur le fond, on fabrique des invectives auxquelles, évidemment, répondent d'autres invectives.
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