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"La libération d'Asia Bibi a déchaîné les extrémistes" : des Pakistanais accusés de blasphème craignent pour leur vie

Au Pakistan, une quarantaine de personnes jugées coupables de blasphème attendent dans le couloir de la mort ou purgent une peine à perpétuité. Des dizaines d'autres attendent en prison que la justice rende son verdict.

Article rédigé par franceinfo - Louise Hemmerlé
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Publié Mis à jour
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Une manifestation après l'annonce de l'acquittement d'Asia Bibi à Islamabad, au Pakistan, le 2 novembre 2018.  (AAMIR QURESHI / AFP)

Le calvaire d'Asia Bibi se sera finalement soldé par un acquittement, sa libération, et son exil vers un pays sûr. Cette ouvrière agricole chrétienne, âgée d'une cinquantaine d'années et mère de famille, avait été condamnée à mort en 2010 pour blasphème à cause d'une dispute avec des villageoises musulmanes au sujet d'un verre d'eau. Son cas a ému la communauté internationale, attirant l'attention des papes Benoît XVI et François. La France, de son côté, s'est dite prête à l'accueillir.

Mais beaucoup d'autres Pakistanais subissent la loi anti-blasphème de leur pays, que le dictateur islamiste Muhammad Zia-ul-Haq a transformé en outil de répression des minorités religieuses au début des années 1980. Cette loi, qui n'a pas évolué depuis, prévoit jusqu'à la peine de mort pour les personnes reconnues coupables d'offense à l'islam, au Coran ou au Prophète. Depuis 2011, une centaine d'actions judiciaires à l'encontre de personnes accusées de blasphème ont été enregistrées au Pakistan.

Si aucune sentence d'exécution n'a pour l'instant été menée à bout, une vingtaine de personnes piétinent dans le couloir de la mort, et une vingtaine d'autres purgent leur peine d'emprisonnement à perpétuité, selon Human Rights Watch (en anglais). Dans un contexte où la libération d'Asia Bibi a réveillé la fureur des islamistes, des dizaines d'autres personnes attendent que la justice rende son verdict. Franceinfo vous raconte les histoires de cinq d'entre elles.

Pervaiz Masih

L'histoire de Pervaiz Masih commence comme une banale tension entre deux hommes d'affaires et se termine en prison. Ce chrétien s'est lui aussi vu accusé d'avoir insulté le Prophète dans son village de la province de Kasoor, en septembre 2015. Son avocate, Aneeqa Anthony, affirme que la plainte à son encontre émane d'un de ses concurrents qui aurait perdu un contrat pour un chantier de construction. Une vengeance "pour le conduire à la faillite", estime-t-elle.

Il n'y a rien de plus facile que d'accuser quelqu'un de blasphème.

Aneeqa Anthony

à franceinfo

"Il suffit de dire que vous avez entendu telle personne insulter le Prophète… Et si en plus vous demandez à l'un de vos amis de se présenter comme témoin additionnel, c'est plus que suffisant pour condamner votre cible", regrette-t-elle. La prochaine audience de Pervaiz Masih aura lieu le 21 novembre, et il a obtenu sa liberté conditionnelle dans l'attente de son procès. D'autres n'ont pas cette chance et croupissent dans les geôles pakistanaises.

Junaid Hafeez

Plus de cinq ans après son arrestation, le 13 mars 2013, Junaid Hafeez est toujours incarcéré. Cet homme fait partie des quelque 720 musulmans accusés de blasphème ces trente dernières années au Pakistan, sur un total de 1 549 personnes, selon le Centre for Social Justice, cité par Reuters (en anglais). La loi anti-blasphème vise aussi la majorité religieuse du pays, même si elle brime disproportionnellement les minorités ahmadistes et chrétiennes.

Professeur de littérature à l'université, Junaid Hafeez avait pour habitude d'inviter des militantes des droits des femmes pour converser avec ses étudiants, comme le raconte Dawn, le plus vieux jounal anglophone au Pakistan. Après une conférence avec l'écrivaine Qaisra Shahraz, ils furent tous deux accusés par des étudiants d'avoir prononcé des propos blasphématoires, et la romancière a dû fuir le pays.

Après l'arrestation de Junaid Hafeez, son ordinateur a été saisi par la police qui y a trouvé des documents "contenant des remarques dérogatoires vis-à-vis du prophète Mahomet", comme le précise son acte d'accusation.

Les proches de Rashid Rehman portent sa dépouille après son assassinat à Multan, au Pakistan, le 8 mai 2014.  (SS MIRZA / AFP)

Rashid Rehman, le premier avocat à défendre Junaid Hafeez, est mort assassiné d'une balle dans la tête, le 8 mai 2014, dans son bureau et devant ses collègues. Celui qui travaillait pour la commission des droits de l'homme du Pakistan avait commencé à recevoir des menaces dès qu'il s'était saisi du dossier de Junaid Hafeez. Défendre un homme accusé de blasphème, c'est comme "marcher droit dans les griffes de la mort", avait commenté l'avocat quelques mois avant son assassinat.

C'est Asad Jamal qui a pris la suite de son confrère, et pour lui, les réactions provoquées par la libération d'Asia Bibi obscurcissent les chances de s'en sortir de son client. L'acquittement de la chrétienne a en effet enflammé le parti extrémiste Tehreek-e-Labaik Pakistan, qui a réussi à paralyser le pays pendant trois jours en bloquant ses principaux axes de circulation. Ses chefs ont intimé à l'armée de se mutiner et ont appelé à tuer les juges qui ont rendu ce verdict.

Il y a un an, je pensais que l'acquittement était à portée de main. Aujourd'hui, c'est irréaliste, surtout avec la pression des rues qui est monté depuis la libération d'Asia Bibi.

Asad Jamal

à franceinfo

Le gouvernement pakistanais s'est retrouvé contraint de signer un accord avec le Tehreek-e-Labaik Pakistan, perçu par beaucoup d'observateurs comme une capitulation. "Aucun autre juge ne va oser prononcer, de manière si audacieuse, un nouvel acquittement", regrette l'avocat de Junaid Hafeez.

Patras Masih

Le 19 février dernier, Patras Masih, 17 ans, a échappé de peu à la colère d'une foule déchaînée qui a fait irruption à son domicile dans la périphérie de Lahore. Mené par le responsable du Tehreek-e-Labaik Pakistan, le groupe accusait Patras Masih d'avoir téléchargé des contenus blasphématoires sur un groupe Facebook et réclamait sa pendaison publique, selon l'agence d'information du Vatican.

Le contenu à l'origine de leur ire : une photo d'un homme se tenant triomphalement sur la tombe du prophète Mahomet. Le même jour, une plainte pour blasphème a été déposée contre Patras Masih et la police a arrêté le jeune homme. Selon la version de la police relayée par les médias pakistanais, Patras Masih aurait avoué, et se serait excusé. Mais selon l'avocate de Patras Masih, le jeune homme, illettré, aurait signé de son empreinte de pouce une confession écrite après avoir été violenté pendant son interrogatoire par la police, relaye le Washington Post.

Les violences subies aux mains de la police par son cousin Sajib sont encore bien pires, affirme à franceinfo l'avocate Aneeqa Anthony. Les policiers, qui l'ont interrogé dans le cadre de la plainte déposée contre Patras Masih, "lui ont ordonné de faire une fellation à son cousin", raconte-t-elle. Dans la salle d'interrogatoire, une fenêtre était ouverte. "Sajib a sauté, et s'est écrasé quatre étages plus bas. C'était sa seule issue", relate l'avocate. Dans une vidéo publiée par Pakistan Today, Sajib Masih donne, d'une voix à peine audible, la même version des faits. "Il récupère doucement, il s'est brisé beaucoup d'os et ses jambes et ses épaules ne s'en sont toujours pas remises", explique-t-elle.

La famille de Patras Masih a dû quitter son village d'origine et se cache. Le processus judiciaire se poursuit, mais son avocate Aneeqa Anthony n'est pas optimiste : "La libération d'Asia Bibi a déchaîné le Tehreek-e-Labaik Pakistan, et ils mettent beaucoup de pression sur les juges pour pendre toutes les personnes accusées de blasphème. Cela retombe sur ceux qui sont en prison et attendent leur procès."

Asif Stephen

Asif Stephen a beau avoir dix ans de plus, "il n'est pas plus mature qu'un enfant de six ans", selon la Fondation Grace and Peace, une ONG chrétienne. Cet adolescent, accusé en août 2017 d'avoir brûlé une copie du Coran, est handicapé mental. "Les individus avec des déficiences mentales sont particulièrement exposés au risque d'être accusés de blasphème", conclut l'ONG Amnesty International (PDF), dans un rapport sur les abus de la loi anti-blasphème au Pakistan.

"Cela a pris près d'un an pour obtenir une expertise médicale attestant de son handicap", raconte son avocate Aneeqa Anthony, contactée par franceinfo. "Car même les médecins ont peur de sembler dédouaner les personnes accusées de blasphème, regrette-t-elle. Alors que ses déficiences sont flagrantes, n'importe qui s'en rendrait compte."

"Il ne comprend même pas qu'il est en prison, encore moins pourquoi. La seule chose qu'il sait, c'est qu'il est enfermé", rapporte son avocate. La demande de liberté provisoire d'Asif Stephen doit être examinée à la mi-novembre, en attendant le début de son procès.

Mohammed Ashrh

Mohammed Ashrh, lui, ne peut pas obtenir d'expertise médicale attestant de son instabilité mentale. "Au moment des faits qui lui sont reprochés, ses fiançailles venaient d'être rompues, il avait quitté son foyer et vivait dans les rues", explique Asad Jamal, son avocat. "Il a été arrêté au bord de l'autoroute par des policiers qui l'ont accusé d'avoir mis le feu aux pages du Coran", rapporte-t-il.

Une bonne proportion des accusations de blasphème se portent contre des personnes qui sont instables mentalement, car elles sont susceptibles de dire des tas de choses qui peuvent heurter le sentiment religieux.

Asad Jamal

à franceinfo

"J'ai fait une demande d'expertise médicale, mais le juge l'a déclinée, explique Asad Jamal. Je suis en train d'élaborer une stratégie pour qu'il soit examiné par un médecin, mais c'est compliqué, les juges craignent des représailles."  

D'autant qu'Asad Jamal et son client font face dans ce procès à un adversaire de taille : Ghulam Mustafa Chaudhry, le chef de file d'un groupe d'avocats qui cherche à obtenir un verdict de culpabilité pour chaque plainte pour blasphème, d'après la radio publique américaine PRI. C'est lui qui va défendre les plaignants.

L'avocat Ghulam Mustafa Chaudhry dans son bureau à Lahore, au Pakistan, le 22 février 2016.  (Mohsin Raza / REUTERS)

Ghulam Mustafa Chaudhry vend ses services gratuitement pour défendre ceux qui ont accusé d'autres personnes de blasphème. Il a aussi représenté Mumtaz Qadri, l'assassin du gouverneur de la province du Punjab, qui s'était exprimé en faveur d'une réforme des lois anti-blasphème. Pour lui, la seule sanction possible pour un blasphème est la mort.

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