"Nous connaissons un contexte propice à l'expression des préjugés antisémites"
Plusieurs dégradations à caractère antisémite ont été commises les dernières semaines et des slogans hostiles aux personnes de confession juive ont parfois été observés lors des manifestations des derniers mois. Que se joue-t-il en France ? Eléments de réponse avec l'historien et sociologue Pierre Birnbaum.
Environ 300 personnes se sont réunies à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne) en hommage à Ilan Halimi, mercredi 13 février, sur un lieu dédié à sa mémoire, récemment profané. Le week-end dernier, déjà, plusieurs graffitis anti-juifs avaient été découverts à Paris, dont un portrait de Simone Veil barré d'une croix gammée et un tag "Juden" inscrit en lettres jaunes sur la vitrine d'un restaurant. La répétition de ces actes interpelle, d'autant que leur nombre a largement progressé en 2018, selon le bilan communiqué par le ministère de l'Intérieur.
Comment interpréter ces faits dans le contexte actuel ? Pour y répondre, franceinfo a interrogé l'historien et sociologue Pierre Birnbaum, auteur notamment du Moment antisémite (éd. Fayard) et de Sur un nouveau moment antisémite (éd. Fayard).
Franceinfo : Le nombre d'actes antisémites a progressé de 74% en 2018. Etes-vous surpris ?
Pierre Birnbaum : Oublions ce chiffre, qui est d'ailleurs peu clair et un peu vague. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, en revanche, souligne chaque année que ces actes sont en progression, alors que la population de confession juive est tout de même relativement limitée. C'est le cas depuis dix ou quinze ans. Le plus intéressant et important, au-delà du décompte, c'est la permanence et le niveau de ces actes, qui s'expliquent par la force des préjugés antisémites.
Vous en citez notamment deux...
Les sondages indiquent que les personnes de confession juive sont intégrées dans la société française. Pourtant, 30% des Français interrogés estiment que les juifs ont trop de pouvoir et 60% pensent qu'ils ont trop d'argent. Le pouvoir et l'argent vont l'un avec l'autre. L'accession d'Emmanuel Macron à la présidence a immédiatement été associée à la banque Rothschild... et donc l'argent et les juifs. Cette élection a fait surgir des poussées antisémites très claires. On a vu les caricatures publiées par le parti Les Républicains et par Gérard Filoche. Sur le site Egalité & Réconciliation d'Alain Soral circule par ailleurs une iconographie liée à Wall Street, au capitalisme, aux Etats-Unis et aux juifs.
Cette hausse des actes antisémites a-t-elle un lien avec les "gilets jaunes" ?
Cette hausse est antérieure aux "gilets jaunes" et elle en est déconnectée. En elle-même, la mobilisation actuelle n'a rien d'antisémite mais elle se déroule dans un contexte propice à l'expression des préjugés, avec une dimension anti-argent, anti-pouvoir et anti-Etat. Les mouvements populistes actuels, comme celui de Jean-Luc Mélenchon – qui n'a rien d'antisémite – sont totalement tournés vers la dénonciation de la finance, de la banque, du pouvoir, de l'oligarchie et encore de l'oligarchie. Ces associations d'idées ne sont pas antisémites, mais elles sont propices à la résurgence de mythes sur les juifs, le pouvoir et l'argent.
Cet antisémitisme est-il récent ou poursuit-il une longue tradition ?
Ce double mythe renvoie aux Protocoles des sages de Sion, à Rothschild, à un antisémitisme à la française qui va de l'extrême gauche et des mouvements socialistes de Pierre-Joseph Proudhon ou Charles Fourier à l'extrême droite. Dans les années 1960, vous aviez également les déclarations antisémites de Xavier Vallat ou d'Alfred Fabre-Luce, quand des journaux associaient le combat des musulmans contre Israël au combat de l'extrême droite contre les juifs.
C'était très clair pendant la manifestation "Jour de colère", en janvier 2014, qui m'a d'ailleurs inspiré un livre. J'ai notamment examiné les passerelles entre l'extrême droite et le courant incarné par Dieudonné en analysant un grand nombre de journaux comme Rivarol. Ce personnage [Dieudonné] faisait l'objet de nombreuses déclarations de solidarité, qui le félicitaient de mener un combat contre les juifs. Il est d'ailleurs étonnant de voir à quel point l'extrême droite s'associe à Dieudonné et à certains mouvements issus de l'immigration nord-africaine dans leur combat contre Israël.
Comment interprétez-vous les actes de vandalisme commis ces dernières semaines ?
L'affaire Ilan Halimi a été un coup de tonnerre, davantage encore que ces graffitis dont on parle aujourd'hui. C'est une plongée au cœur de la société française la plus banale, de l’antisémitisme le plus extrême. Ilan Halimi a été torturé et tué parce qu'il était juif et qu'il était censé avoir de l'argent. C'est encore et toujours le même stéréotype – une affaire similaire s'est d'ailleurs produite à Créteil [un cambriolage avec violences et viol commis en 2014].
L'historienne Marie-Anne Matard-Bonucci estime qu'il faut parler "avec mesure" de ces actes antisémites, pour éviter qu'ils se multiplient. C'est votre avis ?
J'ajouterais un commentaire. Je pense que la presse en fait trop dans ses interminables descriptions de ces graffitis antisémites et qu'elle n'en fait pas assez pour livrer une interprétation théorique des problèmes posés par les préjugés antisémites. Il manque très largement de considérations théoriques pour comprendre l'état actuel de la société française et la manière dont sont acceptées ou non les différences culturelles et religieuses en France. La presse et les mass-medias se livrent beaucoup trop à des commentaires à chaud, qui ne peuvent que raviver ces actions.
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