Pédophilie dans l'Eglise : à Châlons-en-Champagne, un couple a-t-il dénoncé un prêtre avec l'intention de lui nuire ?
Deux septuagénaires sont jugés mercredi devant le tribunal correctionnel pour "dénonciation calomnieuse". Leurs signalements concernant un prêtre ont abouti à un classement sans suite de la part du parquet.
Les époux Martin ont-ils voulu prévenir ou nuire ? La justice va devoir répondre à cette délicate question, mercredi 27 février. Un couple est jugé par le tribunal correctionnel de Châlons-en-Champagne (Marne) pour "dénonciation calomnieuse", après avoir effectué plusieurs signalements visant un prêtre, François-Jérôme Leroy, mis en cause pour des "attouchements" sur mineurs. Après avoir classé le dossier sans suite au terme de plusieurs mois d'enquête, le procureur a décidé d'engager des poursuites contre les septuagénaires. Leur démarche "jette du discrédit sur toutes les autres victimes et la noblesse de leur combat. On ne les protègera bien que si les fausses accusations n'ont pas leur place", estime Eric Virbel dans L'Express.
Cette audience intervient quelques jours après l'organisation d'un sommet inédit au Vatican sur les affaires de pédophilie dans l'Eglise catholique. "C'est très important d'être dans cette nouvelle culture où l'on est attentifs ensemble sur ce problème. Mais on est sur une ligne de crête", observe Honorine Grasset, porte-parole des Foyers de charité, une communauté catholique internationale, dont le père François-Jérôme Leroy fait partie.
S'il y a des gens qui exagèrent, il faut aussi que la justice puisse passer.
Honorine Grasset, porte-parole des Foyers de charitéà franceinfo
François-Jérôme Leroy, âgé de 71 ans, dirige depuis vingt ans le Foyer de charité de Baye (Marne), une petite commune de 400 habitants où sont accueillis des groupes d'adultes, d'adolescents et d'enfants pour des retraites spirituelles. Marie-Jeanne et Jean-Louis Martin ne sont pas membres de ce Foyer mais louent une maison sur le terrain de l'institution depuis 2014. "Nous sommes chrétiens pratiquants. On venait ici pour passer une retraite paisible", témoignent-ils auprès de franceinfo.
Un litige sur une location
Un malentendu entre les locataires et le directeur des lieux vient vite troubler la sérénité. Les Martin paient 500 euros par mois pour une bâtisse de "120 mètres carrés" située à 300 mètres du Foyer. Selon eux, François-Jérôme Leroy leur a octroyé un rabais de 200 euros sur le loyer en échange de travaux pour le Foyer et de remise en état de la maison. "Du travail au noir. On en a fait beaucoup plus qu'on ne devait faire", estime Jean-Louis Martin, qui a refusé d'effectuer des travaux de maçonnerie dans le logement, allant jusqu'à la "mise en demeure" pour que le père Leroy les "fasse enfin réaliser pendant l'été 2017". Sollicité par franceinfo via les Foyers de charité, ce dernier a fait savoir qu'il ne souhaitait pas s'exprimer avant le procès.
Ce litige aurait-il motivé ce signalement par les époux quelques mois plus tard ? Eux jurent qu'il n'en est rien, expliquant que tout est parti d'un événement en février 2018. Les Martin reçoivent alors leurs deux petits-enfants, âgés de 14 et 15 ans et demi, pour les vacances. Partis se balader dans les environs, les adolescents racontent, le soir, avoir croisé le père Leroy. Selon eux, "il leur a demandé s'ils voulaient visiter une chapelle dans les bois à côté, ils les a pris en photo, je ne sais pas pour quoi faire, et puis il a demandé au plus jeune des deux de revenir le lendemain pour réparer son vélo", raconte Marie-Jeanne Martin. Les deux jeunes sont réprimandés et ont interdiction de retourner voir le prêtre.
Le prêtre écarté temporairement du diocèse
"Pour protéger leurs petits-enfants", les grands-parents envoient un mail à Mgr François Touvet ainsi qu'au père Moïse Ndione, modérateur de l'œuvre des Foyers de charité. Sans réponse de leur part, les Martin adressent un signalement plus complet, fin mars, à la cellule permanente de lutte contre la pédophilie de la Conférence des évêques de France ainsi qu'au procureur de la République de Châlons-en-Champagne. Dans cette lettre de quatre pages, que franceinfo a pu consulter, ils évoquent ce que leurs petits-enfants disent avoir vécu en février. Ils écrivent avoir "entendu parler de quatre familles de Baye dont les garçons ont subi des attouchements de François-Jérôme Leroy", sans plus de précisions. Ils évoquent aussi des abus sexuels imputés au précédent directeur du Foyer, Michel Blard, décédé en 2014 à l'âge de 95 ans.
Est-ce ce nom qui a fait tilt ? "Des éléments précis et convergents étaient remontés à son sujet dans les mois qui ont précédé le courrier" des Martin, souligne-t-on du côté des Foyers de charité. L'évêque de Châlons, Mgr François Touvet, a rencontré en 2017 les parents d'une victime présumée du père, morte en 2013. "Elle a laissé une lettre pour raconter ce que le prêtre lui a fait subir", indique l'avocat du couple Martin, Jean Chevais. Les faits remonteraient à la fin des années 1960.
L'alerte des Martin est prise au sérieux. Le diocèse et les Foyers de charité effectuent un signalement auprès du parquet, qui ouvre une enquête pour agressions sexuelles. Dans la foulée, Mgr François Touvet rédige un communiqué, dans lequel il donne le nom des deux prêtres incriminés. Il signale que François-Jérôme Leroy "ne devra plus résider dans le diocèse de Châlons, ni y exercer un quelconque ministère auprès de jeunes mineurs tant que la justice ne se sera pas prononcée". "L'évêque balance ses curés", titre alors le journal local L'Union, s'interrogeant sur le respect de la "présomption d'innocence" dans cette "méthode de communication offensive".
Favoriser la libération de la parole
"J'ai estimé qu'il est de ma responsabilité de faire cette communication, de briser le silence. Il y a un fait grave qui est signalé, il faut bien sûr le vérifier et c'est la justice qui le fera", s'était justifié l'évêque auprès du quotidien.
Je ne suis pas là pour protéger l'Eglise, il y a eu trop de cas dans le passé.
Mgr François Touvet, évêque de Châlonsà "L'Union", le 12 avril 2018
Contacté par franceinfo, le chargé de communication du diocèse reprécise la démarche de l'époque : "Ce n'était pas un communiqué destiné à la presse, mais aux diocésains. A partir du moment où un prêtre est éloigné, il est difficile de ne pas expliquer ce qui s'est passé."
"Il était évident qu'il fallait que les membres de la communauté sachent pourquoi le père Leroy était temporairement mis à l'écart", abonde Honorine Grasset. En outre, "rendre publique la découverte de témoignages concordants peut être une étape importante pour les victimes, y compris quand la personne est décédée", ajoute-t-elle. En somme, la communication de l'Eglise autour de cas signalés peut favoriser la libération de la parole, quand bien même la justice n'a pas encore établi les faits.
Une trentaine de personnes entendues
La célérité avec laquelle l'évêque a rendu publique l'affaire s'inscrit aussi dans le cadre du motu proprio (lettre apostolique) signé par le pape François en juin 2016. Depuis cette date, le souverain pontife peut démettre un évêque diocésain de ses fonctions s'il a fait preuve d'un "manque de diligence grave" pour gérer des cas d'abus sexuels sur mineurs. Même si elle n'est pas rétroactive, la loi française du 3 août 2018 a aussi renforcé la possibilité de poursuivre la non-dénonciation d'agressions sexuelles sur mineurs, en modifiant la prescription de cette infraction.
L'enquête sur le père Leroy est confiée à la brigade des recherches de la gendarmerie d'Epernay (Marne). Les gendarmes entendent le couple Martin ainsi qu'une trentaine de personnes. Aucune d'entre elles ne confirme les accusations visant le prêtre. L'une des victimes présumées évoquées par les époux est identifiée. Selon L'Express, elle était rentrée un jour de la messe en criant au "guet-apens". Elle a expliqué aux enquêteurs s'être fait laver les pieds par le curé un Jeudi saint, ce qu'elle ne souhaitait pas, regrettant un malentendu. Quant aux faits rapportés par les petits-enfants des Martin, ils ne peuvent, à eux seuls, donner lieu à des poursuites. L'enquête est classée sans suite en octobre 2018. Fait rare, le procureur décide, dans la foulée, de donner suite à la plainte déposée en juillet par le père Leroy pour "dénonciation calomnieuse" et engage des poursuites contre les locataires.
Marie-Jeanne et Jean-Louis Martin encourent cinq ans de prison et 45 000 euros d'amende. "L'affaire de nos petits-enfants ne méritait pas une telle médiatisation. On est atterrés de voir la tournure que ça prend", se défendent-ils aujourd'hui.
Notre intention n'était pas de dire du mal. On demandait de l'aide, ça nous est revenu comme un boomerang.
Marie-Jeanne et Jean-Louis Martinà franceinfo
"Peut-être que les gens n'ont pas voulu parler", suggère leur avocat. Jean Chevais soutient que ses clients n'avaient pas "l'intention de nuire" et n'ont "rien à se reprocher sur le plan moral et juridique". "Ce n'est pas une dénonciation mais un signalement. Et c'est le fait d'avoir publié les noms dans la presse qui a révélé les choses au grand jour", souligne le conseil.
L'enquête se poursuit pour le père Blard
En janvier 2018, une paroissienne a été condamnée à 1 000 euros d'amende, dont 500 avec sursis, à Limoges (Haute-Vienne), pour avoir accusé un prêtre de pédophilie à tort. "Malgré le classement sans suite de l'enquête, cette femme octogénaire continuait à l'accuser dans des messages posés sur les pare-brise des voitures à la sortie de la messe", explique Bertrand Villette, avocat du curé, à franceinfo. Bien que blanchi, son client a "fait une dépression et souffre toujours de certains regards aujourd'hui. Il y en a toujours pour penser qu'il n'y a pas de fumée sans feu". "Le dossier est complexe car on touche à la frontière entre l'inquiétude légitime et la dénonciation", avait plaidé la défense.
Ces affaires risquent-elles de décourager certaines personnes de signaler des faits sans être certaines de leur véracité ? "Signaler un fait sans en être sûr ne pose aucun problème. Mais s'il y a une volonté de nuire, c'est différent. En aucune manière la parole des victimes ne peut être instrumentalisée", relève-t-on aux Foyers de charité.
A Baye, les retraites spirituelles, suspendues le temps de l'enquête, ont repris. Mais le père Leroy n'a, pour l'instant, toujours pas retrouvé ses fonctions. "L'évêque a rédigé un communiqué se réjouissant du fait que le prêtre avait été innocenté", fait-on valoir au diocèse, sans en dire davantage pour la suite. Fait rare, là encore, les investigations se poursuivent concernant le père Michel Blard. "Si le décès entraîne juridiquement l'extinction de l'action publique et empêche toute poursuite à son encontre", l'enquête "a également pour objectif de déterminer quel a été le comportement des autorités ecclésiastiques compétentes qui en auraient eu connaissance", indique le parquet. Le procureur entend vouloir faire "toute la lumière" sur ces faits, malgré "de grands risques de prescription". Cette fois-ci, "l'enquête devrait être longue", a prévenu Eric Virbel.
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