: Reportage "J'ai épuisé le cercle d'amis à qui me confier" : à l'apéro mortel, les vivants lèvent le tabou de la mort et du deuil
"C'est bien ici, l'apéro de la mort ?" Céline, la soixantaine, s'est faufilée entre les tables du bar pour accéder au recoin à l'écart du tintamarre, où douze inconnus sont déjà attablés. La retardataire tire une chaise, encouragée par les regards bienveillants de ses camarades d'un soir. Dans cette brasserie animée du centre de Guérande (Loire-Atlantique), ils sont là pour trinquer à la vie en parlant de la mort, à quelques jours de la Toussaint. La plupart ne se connaissent pas, mais tous ont déjà eu affaire à la Grande Faucheuse.
Il y a ceux venus parler de leur deuil, comme Micheline, 51 ans, qui a perdu son mari l'année dernière, ou Nathalie, orpheline de son père depuis ses 10 ans. Il y a ceux qui se posent des questions, comme Elysabeth, 83 ans, qui n'a "pas peur de la mort", mais s'inquiète de ce qu'elle va laisser à ses proches. Il y a aussi Jean-Louis, 72 ans, qui raconte avoir vécu deux expériences de mort imminente dans son enfance, "un bouleversement". Ou encore Céline et Marc, retraités et bénévoles dans une association qui accompagne les personnes en fin de vie.
Ils sont réunis grâce à Happy End, une association qui organise ces rendez-vous un peu partout en France. Sa fondatrice, Sarah Dumont, s'est inspirée des cafés mortels suisses avant de lancer ces apéros en 2018, "pour nous réconcilier avec le mot 'mort' qu'on a tendance à bannir de nos vies", explique-t-elle. Chaque rencontre est animée par une ambassadrice de l'association et une spécialiste du deuil "afin de garantir un cadre sécurisant et sécurisé".
Le deuil, "un parcours de toute une vie"
La malicieuse Elysabeth, brushée et maquillée, interpelle d'emblée Sarah, l'experte de 35 ans qui encadre l'apéro du jour. Pourquoi avoir choisi de s'investir dans cet univers, pas tout à fait fun, si jeune ? "Je travaillais dans des Ehpad, où la mort est hyper taboue. Je voyais que tout le monde en souffrait. J'ai eu envie de participer à libérer cette parole", raconte la jeune femme.
Un désir partagé par tous les participants, âgés de 50 à 83 ans. Micheline, par exemple, ne trouve plus d'oreille attentive chez ses proches : "Je sens que les gens en ont marre. J'ai l'impression d'avoir épuisé mon cercle d'amis avec qui aborder ce sujet. Alors j'aimerais échanger avec ceux qui ont vécu la même chose que moi, pour en parler plus facilement."
"Au bout de six mois, on me disait : 'C'est bon, arrête de pleurer, arrête d'y penser'. Bah non, je suis encore dedans."
Michelinelors d'un apéro mortel
Maëlla, elle aussi veuve depuis un an, rebondit : "Je connais ça. 'Ça va aller', m'a dit ma mère quand mon mari est parti. Non, ça ne va pas !" Sa voisine de table, Soizic, lui caresse le bras. Hochements de tête et oreilles tendues l'invitent à continuer. "Moi, je parle de lui tous les jours vous savez, car il est tout le temps avec moi", sourit Maëlla. "On n'est pas mort tant qu'il y a une personne qui pense à nous !", s'écrie Elysabeth, s'inspirant d'une citation du poète Emile Henriot.
Pour Nathalie aussi, la mort de son père, c'est un peu comme si c'était hier. "A l'époque, les enfants, on ne s'en occupait pas trop", se souvient celle qui a grandi dans les années 1960. "Finalement, c'est un deuil que je ne fais qu'à 64 ans. Et c'est un parcours de toute une vie pour apprendre à vivre avec." Elle raconte s'être tournée vers le métier d'infirmière, un choix "peut-être" lié à cette épreuve : "J'ai adoré accompagner les gens dans la mort, j'avais l'impression de me rapprocher de mon papa."
"Je vais vous emmerder, je vais vous parler de ma mort"
Il peut y avoir de la gêne quand on évoque ses morts, mais aussi sa propre mort. "On n'est pas préparé à ce futur passage", estime Jean-Louis. Nathalie hausse les épaules : "Ma maman a beau avoir 92 ans, elle ne veut toujours pas en parler. Elle doit penser que ça va lui porter l'œil." Depuis le décès récent de sa sœur, Elysabeth est la dernière de sa fratrie : "Il ne faut pas attendre le jour de l'enterrement. J'ai une réunion de famille qui arrive, eh bien, je vais leur dire : 'Là, je vais vous emmerder, mais je vais vous parler de ma mort.' Je veux qu'ils voient ça d'une manière naturelle."
Dan lève les yeux au ciel : "Mais pourquoi tant de pudeur ?" "On est de plus en plus dans une société du bonheur, donc on a du mal avec les vulnérabilités en général, s'avance Sarah. Et puis avant, on vivait avec les personnes âgées de notre famille, donc on les voyait vieillir. Maintenant, les proches sont parfois loin." Marc fronce les sourcils : "C'est plutôt qu'on ne veut pas accepter que la mort est inévitable." Il se livre sur l'histoire de sa belle-fille, emportée à 25 ans par la maladie. "Au moment de mourir, elle m'a dit : 'Je vais bien, je vais partir.' Là, vous prenez une sacrée leçon d'amour et de vie", assure le sexagénaire.
Pour en parler davantage, pourquoi ne pas rendre la mort plus vivante ? Dan cite en exemple l'enterrement d'Agnès Lassalle, professeure à Saint-Jean-de-Luz, poignardée par un de ses élèves en 2023. "Son compagnon avait dansé sur le parvis de l'église, c'était magnifique !, se souvient-elle, même si ça n'a pas été compris par tout le monde."
"Et pourquoi on ne pourrait pas organiser une célébration pour la fin de la vie ?"
Soiziclors d'un apéro mortel
Céline raconte l'histoire de son père, qui a donné une "fête extraordinaire" quand il a su qu'il allait mourir : "Les gens qu'il aimait ont pu lui dire au revoir." A l'inverse, le mari de Micheline n'a voulu voir qu'elle et son fils au moment de partir, "pour laisser une image positive à tous ses proches". "Comme quoi, ça dépend des gens", glisse-t-elle avec un sourire.
Les idées fusent, les conseils s'échangent et les rires couvrent désormais la musique qui s'échappe de la sono. Ils pourraient continuer à parler des heures, mais le patron s'apprête à tirer le rideau. Dans un dernier tour de table, Catherine l'assure : "Nos échanges m'ont permis de réaliser qu'il fallait parler de la mort, ne pas hésiter à préparer sa mort..." "Et penser au champagne !", lance Marc, provoquant l'hilarité de ses camarades, bons vivants.
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