Paul François, l'agriculteur qui défie Monsanto : "J'étais un pur produit du tout-chimique"
A l'occasion du Salon de l'agriculture, francetv info est allé à la rencontre d'agriculteurs qui ont été sous le feu des projecteurs.
Pour un agriculteur, Paul François a un agenda de ministre. Par chance, il n'a jamais eu besoin de beaucoup de sommeil. Le céréalier parcourt des milliers de kilomètres par an, et passe presque autant de temps à Paris que dans sa ferme. Il reçoit le visiteur dans cette bâtisse proprette, avec ses dépendances aux murs de vieilles pierres, à l'entrée de Bernac, un petit village de Charente, entre Poitiers et Angoulême.
Habillé d'un camaïeu de gris assorti à ses cheveux poivre et sel, le quinquagénaire parle d'une voix rapide et passionnée. De sa bataille judiciaire contre Monsanto. De son combat pour les agriculteurs victimes, comme lui, des produits phytosanitaires. Et de sa lutte contre l'agriculture intensive nourrie aux pesticides.
"Je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête"
Paul François a cessé d'en manipuler depuis bientôt onze ans. Depuis le 27 avril 2004, précisément. Ce jour-là, il vient d'épandre du Lasso, un puissant herbicide, sur son champ de maïs. Il ouvre la cuve de son pulvérisateur et se penche pour vérifier qu'elle est vide. Mais l'engin est resté au soleil tout l'après-midi et sous l'effet de la chaleur, le liquide s'est évaporé. Paul François inhale le gaz toxique. La suite ? Une amnésie de onze jours, de redoutables migraines, des comas à répétition, cinq mois d'hospitalisation et neuf mois d'arrêt de travail.
Je me souviendrai toujours de ce que m’a dit un médecin : 'Vous auriez dû mourir dans l’heure qui a suivi votre accident.'
Aujourd'hui, il évoque ses séquelles avec pudeur. A 51 ans, il souffre de lésions neurologiques, immunitaires et rénales, de problèmes d'élocution, de douleurs dans les membres et toujours de terribles maux de tête. Son taux d’incapacité est de 40%, et il doit passer un check-up complet tous les six mois. "Il y a des jours où je ne peux pas travailler", dit-il sans s'apitoyer. "Je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, mais je n’y pense pas en me réveillant chaque matin." Il sort sur le pas de la porte donner des consignes à ses deux ouvriers agricoles. Il faudrait traiter un champ, mais aujourd'hui, il y a trop de vent.
"Pragmatique avant tout", il a organisé sa succession, "comme si tout pouvait s’arrêter demain". Ses deux filles étudiantes ne se destinent pas à devenir agricultrices, mais l'aînée sait déjà qu'elle reprendra la gestion de l'exploitation. Dans la grande cuisine, les bûches crépitent dans le poêle à bois. Le téléphone allumé sur la table, Paul François participe par textos à une réunion.
Paul François est un battant. Son premier combat a été la reconnaissance de ses maux comme maladie professionnelle par la Mutuelle sociale agricole (MSA). Il l'a remporté en 2010, au bout de cinq longues années de procédure. En parallèle, il s'est lancé dans une bataille d'une toute autre ampleur : attaquer en justice le fabricant du Lasso, le géant américain Monsanto.
En février 2012, en première instance, Monsanto a été jugé responsable de son intoxication et condamné à l'indemniser. Une expertise médicale doit évaluer le montant du préjudice. Monsanto décide de faire appel.
"Cela a a été très dur, mais je n'avais encore rien vu, confie l'agriculteur. Pendant l'expertise, les avocats de Monsanto ont refait le procès, mettant en cause ma bonne foi, contestant toutes les décisions devant le tribunal. C'est une pression énorme, psychologique et financière. Tous les frais de justice sont à ma charge. Cela représente plusieurs dizaines de milliers d'euros." Ses avocats l'avaient mis en garde. Il s'exposait à dix à quinze années de procédure. Il s'en approche. L'affaire revient devant le tribunal le 28 mai prochain.
Aujourd'hui, s'il fallait recommencer, je me demande si je le ferais. Ce n'est pas sûr.
Paul François est devenu agriculteur "un peu par défaut" en travaillant dès 14 ans dans la ferme de ses parents. "Je n'ai pas été très longtemps à l'école, je n'aimais pas ça. J'ai bac moins 5", plaisante-t-il. En 1987, il s'est installé à quelques champs de là. Il a débuté avec 20 hectares. Il en gère aujourd'hui 400 avec son associé. "J'ai tout fait à la force du poignet", s'enorgueillit-il. Sous les appentis, devant et derrière le corps de ferme, des tonnes de maïs séchés sont entreposées.
"J'ai cru à cette agriculture intensive"
Paul François est à la tête d'une grosse exploitation. "J'ai cru à cette agriculture intensive. J'étais formaté, un pur produit du tout-chimique. Je considérais qu'on ne pouvait pas se passer de ces produits qui apportaient une solution à tout", confesse-t-il. Mais dès les années 1990, "le modèle montre ses limites". La monoculture et les produits phytosanitaires épuisent les sols. Les rendements stagnent. Il décide de réduire les doses dans "une démarche purement économique".
"Il m'a fallu dix ans pour ramener de la vie dans le sol. Je sais combien il est difficile de sortir de ces méthodes-là", déplore-t-il. "Il m'a fallu ce que j'ai vécu pour comprendre que tous ceux qui nous disaient : 'On ne peut pas faire autrement' étaient ceux qui en profitaient."
Désormais, il a diminué "de façon drastique" le recours au chimique. Il a remplacé les sempiternels maïs, blé et colza par une douzaine d’espèces végétales cultivées en alternance, réintroduit des engrais verts, fumier, paillage et couverts végétaux, qui apportent de l'azote et font vivre le sol. Sa coopérative agricole, elle aussi, a réduit la dose, et sélectionne les produits les moins toxiques possibles.
Il faut changer notre agriculture dans sa globalité. Il faut retrouver le bon sens paysan. Ce n’est pas rétrograde. Au contraire, c’est l’avenir.
Cette "agriculture durable", il la prêche dans les lycées agricoles. "Je leur dis : 'Vous avez l’un des plus beaux métiers du monde entre les mains. Ma génération a été stigmatisée. On nous disait qu’on vivait des subventions de la PAC. Et maintenant, nous sommes les empoisonneurs. Retrouvez cette fierté d’être agriculteurs, parce que nous, on rase les murs.'"
"L'agriculture biologique est beaucoup plus technique"
Cette année, il va passer une centaine d'hectares en agriculture biologique. "Ce n'est pas un petit challenge, reconnaît-il. L'agriculture biologique est beaucoup plus technique." Il le fait par conviction. Et par intérêts. Parce qu'il est dans une zone semi-urbaine et qu'il ne peut pas utiliser de produits chimiques trop près des habitations.
Il reste encore des produits phytosanitaires sur son exploitation. Ils sont stockés dans un conteneur à l'arrière de la ferme, à côté du hangar des engins agricoles. Ses employés n'y touchent pas sans avoir revêtu leur tenue de protection, gants, bottes et masque intégral.
Avec d'autres victimes des produits phytosanitaires, il a créé, en 2011, une association, Phyto-Victimes, pour venir en aide aux agriculteurs atteints de Parkinson, de lymphomes et de cancers après avoir été exposés, souvent de longues années, aux produits phytosanitaires. Il veut éveiller les consciences.
"Des agriculteurs ont perdu la santé et se retrouvent dans un gouffre financier, et on les laisse crever la gueule ouverte", s'insurge-t-il, renvoyant industriels et politiques dos à dos. "On a parfois travaillé n'importe comment avec ces produits, c'est vrai. Mais on a fait avec les préconisations qu'on avait. Et les pouvoirs publics ont fait preuve de laxisme." Le Lasso n'a été interdit qu'en 2007 par la France, alors que le Canada et le Royaume-Uni l'avaient banni depuis 25 et 15 ans.
La Légion d'honneur épinglée à la veste
"Les produits les plus dangereux ont été retirés, mais ceux qui restent entre les mains des agriculteurs sont bien trop nombreux. Il faut une politique d'élimination très rapide", lance-t-il, pointant les carences du plan Ecophyto. Il met en garde contre une bombe à retardement : "Les agriculteurs qui ont aujourd'hui entre 40 et 70 ans sont la génération qui aura utilisé la plus grande quantité de produits et le plus de molécules différentes."
En 2014, il a été décoré de la Légion d’honneur, à sa "grande surprise". "J’ai mis longtemps à savoir si j’allais l’accepter, assure-t-il. Je l’ai acceptée au nom de mon combat et de mon association. Et aussi pour dire aux politiques : 'Vous me l’avez donnée, alors maintenant, vous allez m’écouter.'"
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