: Reportage "Ce n'est pas le lieu pour régler ses comptes" : au Salon de l'agriculture, les éleveurs et les industriels tentent de faire bonne figure
"On a besoin de l'agro-industrie, mais il faut que les choses changent." Assis sur une botte de foin, mercredi 28 février, près de ses vaches d'Hérens, Louis s'inquiète pour l'avenir des jeunes qui lui succéderont. "Les producteurs ont perdu tout pouvoir de décision et leurs revenus sont devenus indécents", regrette l'éleveur, désormais proche de la retraite et qui s'occupe encore "pour le plaisir" d'une quarantaine de bêtes en Haute-Savoie.
Au-dessus de sa tête, comme une provocation, brillent les enseignes de plusieurs industriels du lait. Traversez deux allées, et vous êtes chez Lactalis, le plus grand groupe laitier français. Cette entreprise est l'un des industriels régulièrement pointés du doigt par des éleveurs, qui l'accusent d'acheter leur production à des prix trop bas.
Le Salon de l'agriculture est toujours un moment politique, mais avec le mouvement de colère des agriculteurs qui a secoué la France pendant plusieurs semaines, les acteurs de la filière sont sur des charbons ardents. Au cœur des critiques, les normes environnementales et la concurrence internationale, mais aussi les pratiques commerciales de certains transformateurs et distributeurs. Dans un tel contexte, comment cohabiter ?
"Ce n'est pas en se tapant dessus qu'on résoudra les problèmes"
Même si la tension est retombée depuis l'ouverture chaotique du salon, la présence de certains industriels n'est pas du goût de tous. "Pour certains, c'est assez hypocrite !", rit Chloé. Pour l'éleveuse de 27 ans, qui travaille sur l'exploitation familiale dans les Côtes-d'Armor, "on aura beau discuter, nous promettre monts et merveilles, on sait qu'il y aura une part de belles paroles".
"Quand on voit ce que nous paient les bouchers à qui on vend en circuit court, on se dit que certains industriels s'en mettent plein les poches."
Chloé, éleveuseà franceinfo
Les grandes entreprises de la transformation et de la distribution défendent leur présence. "Lactalis a toute sa place au Salon de l'agriculture", estime Jean-Marc Bernier, directeur général la branche française de l'entreprise, qui rappelle l'ampleur des activités du groupe tricolore, avec "70 laiteries et fromageries (…), plus de 15 500 collaborateurs et au total près de 60 000 emplois directs et indirects à travers le pays". "Ça fait plus de vingt ans qu'on est présent", rappelle de son côté une porte-parole de Danone.
Entre les allées ou au balcon des plus gros stands, le salon est l'occasion pour des acteurs de toute la filière de se rencontrer. Producteurs, transformateurs, acteurs institutionnels… "Même si on se parle toute l'année, on profite du salon pour renouveler des contrats chaque jour", insiste une porte-parole de Lidl France. Le distributeur, présent au salon depuis 2015, est le seul à avoir fait le déplacement pour l'édition 2024.
"Si on est là, c'est parce qu'on sait que ce n'est pas en se tapant dessus qu'on résoudra les problèmes."
une porte-parole de Lidl Franceà franceinfo
Mais les géants de l'agroalimentaire visent tout autant, voire davantage, les consommateurs. "C'est justement l'occasion de valoriser la production des agriculteurs auprès du grand public", estime une porte-parole de Danone. Une stratégie payante, à en voir les masses de visiteurs qui se pressent aux différents stands de dégustation gratuite.
Des dégustations qui permettent aux industriels d'appâter les consommateurs, pour mieux les convaincre de leur soutien à la filière tricolore. Sur les panneaux qui décorent son stand, le géant de la viande Herta met en avant l'origine majoritairement française de ses approvisionnements en porc et en volaille. Lidl affiche une carte de France de ses "contrats tripartites" signés avec des producteurs et des industriels. Danone a profité de l'événement pour annoncer des mesures en faveur de la filière laitière, dont des aides à l'installation de nouveaux éleveurs.
"On ne va pas régler le problème en quelques jours"
Pourtant, les heurts autour de la venue d'Emmanuel Macron lors de l'ouverture, ou le fumier déversé devant le stand de Lactalis par des producteurs laitiers, montrent que le salon n'est pas immunisé aux actions coup de poing. Les tensions ont-elles amené certaines entreprises à reconsidérer leur présence ? "On n'a jamais remis en question notre participation, si on part à la moindre crise ça n'est pas logique", assure Lidl. "C'est même plus important que jamais", estime Danone.
Les éleveurs interrogés par franceinfo sont cependant loin d'être convaincus. "Certaines annonces vont dans le bon sens", note Chloé, "mais ça n'est pas suffisant pour que les producteurs puissent vivre décemment". "Ça fait des décennies qu'on va dans la mauvaise direction, on ne va pas régler le problème en quelques jours", admet Louis.
La plupart des exploitants ne voient pas l'exposition comme une arène politique. "Ce n'est pas le lieu pour régler ses comptes", estime Manon, éleveuse de vaches laitières dans l'Ain. Même si elle aussi trouve le discours de certains industriels "hypocrite", "ça permet de mettre un coup de projecteur sur le problème, c'est déjà bien".
"Le public parisien n'a pas à pâtir de tout ça."
Chloé, éleveuseà franceinfo
"Même si les esprits peuvent toujours s'échauffer, il y a une forme de bonhomie sur le salon qui fait qu'on peut discuter", estime-t-on chez un industriel, qui hésite quand même à employer l'expression de "zone de trêve". "Ça n'est pas la même chose que devant les caméras."
Un calme relatif qui rappelle que l'événement n'est pas représentatif de la filière dans sa diversité. A part Lidl, aucun acteur de la grande distribution n'est présent au Salon, et la culture de fruits et légumes est peu représentée. Les éleveurs qui ont fait le déplacement sont aussi là pour mettre en avant leurs bêtes et gagner des concours. Les porcs qui languissent dans les enclos du pavillon principal, en face du stand Herta, sont issus de races rares qui ne sont pas transformées dans les filières industrielles classiques.
Mais les éleveurs interrogés par franceinfo partagent quand même un certain nombre des revendications de leurs camarades restés loin de Paris : une réduction des tâches administratives, des prix planchers, et des revenus décents. Des chantiers qui devront se poursuivre bien au-delà de la grand-messe de l'agriculture.
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