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Tee-shirts à 550 euros, publicités orientées... Le marketing féministe, une stratégie culottée ?

Depuis plusieurs années, les publicités, parfois critiquées pour leur sexisme, prônent de nouvelles représentations des femmes, plus émancipées et diverses. Mais gare à ce que cela ne soit pas un qu'argument commercial.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Une femme porte un tee-shirt avec les inscriptions "Femmes du futur", lors de la Fashion Week, à Londres (Royaume-Uni), le 17 février 2017. (DVORA/SHUTTERSTOCK/SIPA / REX)

Au printemps 2017, pour la présentation de sa première collection pour Dior, Maria Grazia Chiuri veut marquer le coup. Car elle est la première femme à diriger les collections de l'enseigne de luxe. Elle décide donc de faire défiler une mannequin portant un tee-shirt sur lequel est inscrit : "We Should All Be Feminist" ("Nous devrions tous être féministes"), titre de l'essai de l’écrivaine nigériane féministe Chimamanda Ngozi Adichie. Prix du tee-shirt en coton et lin blanc : 550 euros.

L'effet est immédiat : de nombreuses personnalités s’en emparent, des marques de prêt-à-porter créent des copies accessibles à tous. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #WeShouldAllBeFeminist explose. S'agit-il d'un énième exemple de "femvertising" – contraction de "feminism" et "advertising" ("publicité") ? Autrement dit, de récupération du mouvement par les marques à des fins commerciales ? Ou faut-il y voir un véritable engagement féministe ?

Capture écran du compte Instagram de Rihanna, le 25 janvier 2018. (RIHANNA)

De la ménagère à la consommatrice connectée

De tels messages, vantant l'émancipation des femmes et leur liberté, étaient encore impensables il y a quelques années. Preuve du chemin parcouru : en 1985, dans un spot d'une trentaine de secondes, plusieurs femmes se félicitent des bienfaits du savon Dove : "Le savon rend ma peau sèche, Dove la rend douce" ; "Dove te fait sentir belle, car il rend la peau douce et agréable au toucher".

Trente ans plus tard, changement de style pour ce géant de la beauté – évalué à plus de 3 milliards d'euros en 2017, selon le Guardian. Fini les injonctions. En 2013, pour sa campagne Real Beauty ("Vraie beauté"), la marque diffuse une pub de six minutes dans laquelle elle met en scène un artiste en train de dessiner des femmes à partir de leur seule description personnelle, puis des descriptions d'autres personnes. La seconde version des portraits se révèle nettement plus flatteuse. "Vous êtes plus belles que vous ne le pensez", conclut la marque.

Un an plus tard, la marque de protections hygiéniques Always lui emboîte le pas et lance la campagne "Comme une fille". Dans un clip diffusé pendant le Super Bowl, la finale du championnat de football américain, événement le plus regardé de l'année aux Etats-Unis, elle interroge les clichés sur les femmes. Sur Twitter, des milliers d'internautes échangent leurs expériences du sexisme avec le hashtag #LikeAGirl. Les années suivantes, les marques Nike, H&M, Yoplait, Contrex, etc. se lancent dans le créneau et diffusent à leur tour des messages jugés "émancipateurs" et "libérateurs" pour les femmes.

Capture écran du compte Instagram de la marque It's me and you, le 25 janvier 2018. (IT'S ME AND YOU)

Ce phénomène n'est pas qu'anglo-saxon. En France, à l'été 2017, Monoprix met en vente une série de tee-shirts avec les inscriptions "Merci Simone" (Veil) et "Bonjour Françoise" (Sagan ou Giroud). "C'était notre façon de remercier les grandes femmes françaises qui venaient de partir", explique-t-on chez Monoprix.

On est vraiment conscients que le combat des femmes n’est pas encore gagné. En tant que marque, on est là pour sublimer les femmes et soutenir leur cause.

Monoprix

à franceinfo

Une manière de se différencier pour les marques

Un bon filon ? Les bénéfices de ces ventes restent secrets, mais Monoprix assure que les stocks ont été épuisés et que même "le fils de Simone Veil les a contactés" pour se procurer un exemplaire. Pour Elisabeth Tissier-Desbordes, professeure de marketing et spécialiste du genre dans la publicité, cette tendance commerciale est avant tout pragmatique : "Aujourd'hui, les femmes demandent davantage d'égalité en matière de consommation et de représentation."

Les publicitaires surfent sur ces revendications pour vendre leurs produits.

Elisabeth Tissier-Desbordes

à franceinfo

Surfer sur le féminisme est aussi un moyen pour les marques de renouveler leur discours et de se différencier. "Les marchés sont saturés, on trouve de nombreuses marques pour un même produit, analyse Elisabeth Tissier-Desbordes. Les publicitaires sont obligés de segmenter leur public pour vendre." Les marques ne communiquent plus pour les femmes dans leur ensemble, mais diffusent des messages destinés à certaines d'entre elles. D'un côté, l'image de la traditionnelle "ménagère de moins de 50 ans", à qui l'on s'adresse surtout via la télévision ; de l'autre, la figure des jeunes femmes, connectées et féministes, qu'on cherche à toucher via les réseaux sociaux.

L'arrivée d'une nouvelle génération de publicitaires, plus féminisée, n'est pas pour rien dans ce changement : "La publicité a toujours été ouverte aux femmes, mais ce n'est qu'à partir des années 2000 qu'elles ont pu briser le plafond de verre. Elles aspirent désormais à dépasser les clichés sexistes et en sont très fières." Une position revendiquée par Christelle Delarue, fondatrice de Mad&Woman, décrite comme la "première agence de pub indépendante et féministe""Si on continue à faire de la publicité hétéronormée, blanche, dominée par les hommes, nous passons à côté d’une réalité, assure l'entrepreneuse de 35 ans. Nous devons proposer des stéréotypes positifs, célébratifs."

En tant que publicitaires, promouvoir une émancipation des femmes est une responsabilité morale et sociale.

Christelle Delarue

à franceinfo

Des slogans et des actes

Au-delà des slogans, les marques ont-elles vraiment le pouvoir et la volonté de lutter pour l'égalité femmes-hommes ? Plusieurs d'entre elles ont été épinglées pour leur "feminist washing". En clair, pour le décalage entre leurs discours et leurs actes, beaucoup moins féministes. C'est ce qui est arrivé à Audi. En 2017, pour le Super Bowl, la marque diffuse une publicité dans laquelle un père se demande si sa fille aura autant de chances dans sa vie qu'un homme. Immédiatement, des internautes rappellent qu'aucune femme n'est présente au conseil d'administration du constructeur automobile allemand et que seules deux femmes participent à la direction américaine de la société (contre 12 hommes). Selon le Wall Street Journal, cette publicité a engendré 25% de commentaires négatifs sur les réseaux sociaux contre 13% de commentaires positifs.

De même, en 2014, pour son numéro spécial "féminisme", la version britannique du magazine Elle lance une série de tee-shirts à 57 euros portant l'inscription "Voici à quoi ressemble une féministe". Portés par plusieurs personnalités politiques, ils deviennent vite à la mode, mais une enquête du Daily Mail révèle que les tee-shirts sont fabriqués à l'île Maurice par des femmes immigrées, dans un "atelier de misère", pour 70 centimes d'euros de l'heure. Dans un communiqué, Whistles, la marque qui commercialise le tee-shirt, assure être "choquée" par ces informations et évoque ses engagements pour des conditions de travail "sures, équitables et humaines".

Un piège que Christelle Delarue assure prendre en compte. Avant de s'engager avec une marque, "on vérifie les engagements en terme d'égalité salariale, de positions des femmes dans l'entreprise, qui a fabriqué le produit..." Si une entreprise ne remplit pas ces critères, elle organise "un atelier où l'on débat pour encourager l'égalité réelle". Et si cette dernière est plus longue à mettre en place que la vente du produit, la publicitaire prévient : "C’est dans la durée qu’on voit la différence."

Car pour l'instant, si certaines pubs sont féministes, de nombreuses marques refusent d'en faire une identité à part entière.

Se déclarer 'féministe', c'est se couper d’une partie des consommateurs. On prône le féminisme sur une marque donnée, mais surtout pas l’entreprise entière.

Elisabeth Tissier-Desbordes

à franceinfo

"Au sein du groupe Unilever, la marque Dove valorise l'émancipation des femmes, mais la marque de produits d'hygiène pour hommes Axe, continue de représenter l'homme de façon virile", illustre cette spécialiste du genre en marketing.

L'opportunisme au service du féminisme

Mais même si cette conversion des marques au féminisme peut être imparfaite, opportuniste, elle reste positive pour certains :

Le féminisme doit sortir de son cloisonnement militant, les vecteurs d'influence que sont les produits de consommation de masse, la publicité et les réseaux sociaux peuvent avoir un impact majeur.

Miren Bengoa, présidente de l'ONU Femmes

dans le magazine "Elle"

D'autres dénoncent au contraire ce qu'elles nomment le "féminisme mainstream", à portée de tous, qui affaiblirait les luttes réelles. Dans son essai We Were Feminists Once, cité par New Republic, la militante Andi Zeisler fustige un monde où "notre liberté est évaluée à hauteur de ce que nous consommons, portons, regardons, que cela devient plus important que ce pourquoi nous luttons". Pour bell hooks, écrivaine américaine féministe, le simple fait de porter des slogans ne suffit pas. "Le mouvement féministe pour mettre fin à l’oppression sexiste engage activement ses participant(e)s dans un combat révolutionnaire. Et un combat, c’est rarement sans danger et agréable", écrit-elle dans De la marge au centre (éd. Cambourakis).

Ce marketing féministe est bon pour le capitalisme, mais ce qui est bon pour le capitalisme ne l'est pas forcément pour les femmes.

Andi Zeisler

dans "We Were Feminist Once"

"Les marques ont toujours récupéré les révoltes, nuance Elisabeth Tissier-Desbordes. Il n'y a qu'à voir avec le Che Guevara. Elles ont compris que la meilleure façon de vendre est d'être dans l’air du temps. Alors, sans état d’âme, elle le récupère."

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