Paris-Roubaix : arrêter des cyclistes en pleine course, un mal nécessaire pour la sécurité ?
Cette année, les pelotons féminins et masculins de Paris-Roubaix ont le droit à un coup de patin imprévu. Une chicane installée avant la Trouée d'Arenberg contraint les cyclistes à ralentir avec pour objectif de limiter les risques de chute grave sur le mythique mais dangereux secteur pavé du Nord. Ces dernières semaines, et indépendamment des terribles chutes dont ont été victimes plusieurs cadors du peloton, certains coureurs ont dû, eux, mettre pied à terre prématurément en pleine classique. Les organisateurs de certaines épreuves ont choisi de mettre hors course des groupes pourtant en plein effort et parfaitement dans les délais, pour ces mêmes motifs de sécurité.
Le 24 mars dernier, Adrien Petit (Intermarché-Wanty) s'apprête à finir Gand-Wevelgem en roue libre. Lui comme d'autres sont bien allés jusqu'à l'arrivée, mais sans apparaître au classement final. "Les commissaires décident de nous mettre hors course à 15 kilomètres de l’arrivée alors que nous sommes huit minutes derrière la tête de course. Zéro respect pour les coureurs, nous avons terminé sur route ouverte !" s'est insurgé l'ancien coureur TotalEnergies et Cofidis sur X.
"Pas assez de policiers disponibles"
Petit et ses compagnons d'infortune avaient une marge conséquente sur la limite chronométrique, posant la question du motif de cette décision. Le règlement de la course indique que "tout coureur qui arrive avec un retard de plus de 8% du temps du vainqueur ne sera pas retenu au classement", soit 26 minutes sur Gand-Wevelgem, comme évoqué dans son message par Adrien Petit. Mais le texte précise aussi que "le délai peut être augmenté ou réduit par le Conseil des commissaires, en consultation avec l’organisation, en cas de circonstances exceptionnelles ou pour des raisons de sécurité".
"L'organisation, conjointement avec la police, a décidé pour la sécurité que c'était nécessaire de raccourcir la 'caravane', résume à froid Bert Scheirlinckx, suiveur des courses en Belgique pour l'association internationale des coureurs professionnels (CPA). Il n'y avait pas assez de policiers disponibles pour protéger tous les groupes qui venaient derrière. Ils ont donc décidé de les mettre hors course."
Une fin de classique au milieu du trafic
La mésaventure s'était déjà produite sur une autre course d'envergure, celle-ci du World Tour féminin, le Trofeo Binda. "25 kilomètres restants, boulot terminé, je suis dans un groupe de sept à 20’’ du peloton, et la commissaire vient nous dire qu’on doit s’arrêter" relatait la Française Eglantine Rayer sur X. La championne d'Europe juniors évoque sa fin de classique, ouverte au public et à la circulation. "Je ne suis pas en colère contre le fait qu’ils n’ont pas respecté les 8% de délais, et donc, par conséquent, ne nous ont pas respectées. Je suis en colère parce que notre dernier tour était SUPER dangereux. On était tout simplement dans le trafic, et italien en plus de ça. Mais effectivement, 245 cyclistes qui décèdent tous les ans, ça ne doit pas être assez."
Face à ce tollé, l'UCI a assuré avoir échangé avec l'organisation de l'épreuve. Mais les réprimandes ne changent pas la problématique d'un impératif de sécurité assuré en relâchant des cyclistes sur un parcours ouverts aux piétons et aux autres véhicules. "Chaque groupe doit être protégé par un policier à moto, précise Bert Scheirlinckx. Si l'écart est trop grand et qu'il n'y a pas assez de policiers, même s'il y a un petit groupe qui est juste devant à courte distance, on peut être arrêté pour des questions de sécurité. Cela permet aussi de dire aux coureurs, attention maintenant vous êtes dans le trafic normal, comme à l'entraînement."
Le représentant du CPA, qui insiste sur la sécurité comme mantra numéro un dans toute course, voit d'un meilleur œil des coureurs devant suivre "le code de la route et ses règles" plutôt que sur un parcours balisé, mais sans surveillance.
"Il suffit de deux ou trois minutes sans policier, et il est possible que quelqu'un sorte de son garage et fasse une marche arrière…"
Bert Scheirlinckx, membre du CPAà franceinfo: sport
L'ancien coureur professionnel belge déplore le manque de moyens, tout en soulignant l'évolution de la discipline ces dernières années. Avec une génération de grands champions au tempérament offensif comme Mathieu van der Poel, Tadej Pogacar ou Wout van Aert, "le final des courses commence de plus en plus loin, les coureurs veulent ouvrir la course plus tôt" décrypte Scheirlinckx. "Cela pose ce problème d'avoir plein de groupes morcelés dans le futur. Le cyclisme a beaucoup changé, cela prend du temps de s'adapter." Les 98 coureurs à l'arrivée de Gand-Wevelgem ont passé la ligne en 11 groupes séparés d'au moins dix secondes, contre 7 en 2017, ou 8 en 2018 et 2019.
Bert Scheirlinckx assure "comprendre les deux partis", la grogne a du mal à retomber pour certains cyclistes. "Les coureurs n'aiment pas du tout que derrière leur nom, il y ait un DNF [Did Not Finish, abandon en anglais], j'étais aussi comme ça quand j'étais dans le peloton, je voulais finir les courses, surtout les grandes classiques." Pour certains, terminer ces épreuves dantesques est déjà un accomplissement, dans des courses comme Paris-Roubaix où n'importe quel forçat de la route est un héros aux yeux du public, autre grand déçu.
A défaut de pouvoir maintenir intacte cette tradition, le cyclisme belge s'est dicté une ligne de conduite suite à une réunion tenue l'an passé entre tous les acteurs de la course, des équipes aux organisateurs, en passant par la police, précise le CPA. Sont ainsi privilégiés et protégés les coureurs encore en lice pour obtenir une place parmi les 60 premiers et donc des points UCI.
"Donc seuls les cyclistes à l'avant ont le droit aux routes fermées et peuvent finir les courses maintenant ?", avait protesté l'Australienne Brodie Mai Chapman, elle aussi stoppée en plein Trofeo Binda, en Italie. "Que dire de celles qui se sont défoncées à l'avant pendant 100 kilomètres pour contribuer au scénario de la course ? On ne les aurait pas vues à la télé de toute façon je suppose. Nous aimons votre course, mais nous ne voulons pas risquer notre vie à y participer." "C'est aussi un problème : dans tous les pays, il existe différentes règles, surenchérit Bert Scheirlinckx. Aux Pays-Bas par exemple, c'est pire. Il n'y a absolument pas assez de motards disponibles pour protéger tous les coureurs dans les grandes courses."
"A la fin, nous finirons par courir sur des circuits fermés et je n'ai aucun doute que ça sera le futur de ce sport, prédit même avec une certaine fatalité, Iris Slappendel, présidente de The Cyclists Alliance, un syndicat œuvrant dans le peloton féminin. Ce serait dommage sachant toutes les superbes courses qui existent, mais c'est probablement l'unique solution." Adrien Petit avait préféré ironiser l'incident de Gand-Wevelgem par un "OK belles règles". Les chutes à répétition et le débat autour de la sécurité du peloton pourraient contraindre le cyclisme à faire évoluer ses règlements, pour que le peloton puisse arriver sain et sauf. Ou pour ne serait-ce qu'arriver, tout court.
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