Coupe du monde de rugby : comment l'extrême droite essaie de récupérer les valeurs de l'ovalie

Article rédigé par Pierre Godon, Raphaël Godet
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Le rugby, nouveau terrain de chasse de l'extrême droite. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
La une de "Valeurs actuelles" consacrée au Mondial organisé en France a fait jaser dans le landerneau du ballon ovale. Jusqu'à présent, ce sport avait été préservé des appétits politiques, au contraire du foot.

Plaqué par Jean Dujardin et Antoine Dupont, le journaliste Tugdual Denis affirme être "sonné". "Je ne m'attendais pas du tout à une polémique. J'avais l'impression d'avoir fait la couverture la plus consensuelle du monde. Je suis estomaqué par les mauvais coucheurs", peste le directeur de la rédaction du magazine d'extrême droite Valeurs actuelles. Lui pensait "bien faire" en surfant sur la Coupe du monde de rugby , dans son numéro publié le 14 septembre, pour vanter ce "sport enraciné devenu modèle de société" avec ses "supporters bien élevés, ses joueurs patriotes et ses valeurs exemplaires".

"Je ne vois pas ce qu'il y avait de mal à mettre le joueur Antoine Dupont et l'acteur Jean Dujardin en photo de couverture."

Tugdual Denis, directeur de la rédaction de "Valeurs actuelles"

à franceinfo

L'acteur oscarisé l'a très bien vu lui : "La France rugby oui, vos valeurs non. Pas de récupération. Merci", finit-il par écrire sur ses réseaux sociaux dans la soirée du 15 septembre. Dans la foulée, le capitaine des Bleus partagera le même message. "Il a même effacé le logo de Valeurs actuelles comme si c'était l'abomination absolue", déplore le patron du magazine, qu'il définit de "droite conservatrice".

La "une" de l'hebdomadaire "Valeurs Actuelles" titrant sur la Coupe du monde de rugby, en septembre 2023. (VALEURS ACTUELLES)

Tugdual Denis était "à l'apéro avec des copains" quand son journal s'est fait renvoyer dans ses 22 mètres en deux phrases : "Pardon mais je ne vois pas où il y a de la récupération là où il n'y a que de l'admiration." Ils sont au moins 12 000 à être d'accord avec lui. "Le numéro s'est finalement assez bien" vendu en kiosques. On a fait +25% par rapport au numéro de la semaine passée sur le harcèlement scolaire."

La ministre botte en touche

A l'intérieur du magazine, sur la quinzaine de pages, pas un mot sur l'affaire Chalureau, du nom du deuxième ligne remplaçant des Bleus condamné pour agression à caractère raciste avant de faire appel. Mais une tribune de Max Guazzini, ancien président du Stade français, un plaidoyer de l'animateur Patrick Sébastien célébrant "la culture rugby, avenir de notre société" ou encore une interview de Stanislas Rigault, jeune porte-parole de Reconquête, ravi que le rugby soit "un sport qui assume pleinement son identité". Bernard Laporte, ancien président de la Fédération française de rugby et ex-ministre des Sports, appelle de son côté "à l'enseignement du rugby à l'école". L'ex-international Rémy Martin y intervient aussi. Quand franceinfo le sollicite, l'ancien troisième ligne manque de s'étouffer : "Je ne savais pas que Valeurs actuelles, c'était d'extrême droite. Je tombe des nues. J'ai juste répondu à un papier sur la reconversion des joueurs."

"Valeurs actuelles m'a aussi sollicité. Mais je n'ai même pas répondu", soupire Alexis Corbière. Le député insoumis de Seine-Saint-Denis ne cache pas son amour du ballon ovale, héritage de son enfance biterroise. Mais cette fois, l'élu a préféré passer son tour. Et n'a pas bronché quand la une est sortie : "Si je réagissais à leur une chaque semaine, ça deviendrait un boulot à plein temps." Il réfléchit. "J'aurais peut-être dû. Cette bataille culturelle, c'est aussi notre rôle de la mener. D'autant que les victoires idéologiques précèdent les victoires électorales."

La ministre des Sports, non plus, n'a pas bronché. "Antoine Dupont, sur le terrain comme en dehors, sait remettre les choses en ordre et les gens à leur place. Sa réponse parfaitement claire n'appelait pas de commentaire supplémentaire de la part de la ministre", assure son entourage à franceinfo. 

La droite identitaire gratte le ballon

Que l'extrême droite tente de mettre le grappin sur le ballon ovale en pleine Coupe du monde en France... n'étonne pas Raphaël Llorca, essayiste et auteur du récent Roman national des marques.

"Ce qui est très nouveau, c'est que la définition de ce qu'est la France passe désormais par le rugby. Il y a une volonté de l'extrême droite et de la droite classique de passer du foot au rugby."

Raphaël Llorca, essayiste spécialiste de l'extrême droite

à franceinfo

Le ballon rond mondialisé, devenu l'antéchrist de la droite identitaire, qui surjoue le côté terroir du ballon ovale pour forger un sport où elle peut se reconnaître. "On pourrait presque parler de la suite de l'OPA hostile menée par les identitaires sur l'imaginaire national, poursuit Raphaël Llorca. Souvenez-vous du clip de candidature d'Eric Zemmour, qui singeait De Gaulle, et évoquait les films de Sautet, les chansons de Brassens, etc." Il y a quinze ans, pour le précédent Mondial organisé en France, en 2007, c'était les jeunes UMP qui distribuaient des ballons de rugby siglés du logo de leur parti pendant leur tournée des plages, rappelait L'Express. Désormais, la droite traditionnelle est moins présente sur ces sujets.

Adidas s'introduit dans la mêlée

Seul contrepoint à cette image d'Epinal, une publicité pour l'équipementier Adidas. "Aucun politique n'a publiquement réagi à cette une, souligne Raphaël Llorca. Il n'y a qu'Adidas pour porter un discours idéologiquement différent avec leur slogan 'This is new rugby' ["Voici le nouveau rugby"] montrant des jeunes de banlieue ballon ovale en main. Le clip reprend les codes des pubs liées au foot, on pourrait même les considérer comme interchangeables."

Ce "This is new rugby" paraît même exagéré, d'après Julien Maréchal, directeur du développement du club de Massy (Essonne). La pépinière rugbystique de banlieue parisienne a sorti Mathieu Bastareaud, Sekou Macalou ou Cameron Woki. Les deux derniers sont même présents dans le groupe de Fabien Galthié pour ce Mondial. "Ça fait longtemps que Massy n'est plus vu comme un club de racailles de banlieue, assène-t-il. Trente ans, au bas mot. Ce débat, porté par Valeurs actuelles, n'existe plus." Et la cérémonie d'ouverture avec Jean Dujardin en marcel dans un Paris de carte postale des années 1950 ? "Ça n'a choqué personne au club."

L'esprit rugby va de l'avant

"Les gars de Valeurs actuelles se sont bien plantés", résume Daniel Herrero qui s'était engagé frontalement en 1995 contre la victoire du FN à Toulon (Var). "La fierté identitaire, qui me paraît respectable, peut aussi être interprétée comme quelque chose de restrictif, d'étriqué, d'enfermé, de stupide quoi. Oui, il y a autour de l'aventure rugby des sentiments de faire 'France'. Oui mais en fait, c'est faire monde, pas seulement France." Pour l'ex-rugbyman au bandeau rouge, l'idée de définir un "eux" et un "nous" paraît antinomique avec les valeurs du ballon ovale.

"Mais c'est quoi cette grosse ficelle pour faire passer un message extrémiste ?"

Daniel Herrero, ancien joueur du XV de France

à franceinfo

Message extrémiste qu'a ressenti d'une autre façon, Bakary Meité, ancien troisième ligne du Stade français. "Je pose la question : si Sekou Macalou avait été capitaine de l'équipe de France, est-ce que Valeurs actuelles l'aurait mis en une ?" L'ancien joueur a "tiqué" sur l'aspect "valeurs exemplaires" du rugby mis en avant par le magazine d'extrême droite. "Valeurs actuelles passe la brosse à reluire sur les supporters de rugby en disant qu'ils sont irréprochables. Pardon mais c'est ne pas bien les connaître. J'ai vu des choses inacceptables, j'ai subi des choses inacceptables", s'insurge-t-il. Il y a quelques mois, le joueur a en effet été victime d'insultes racistes de la part de son propre entraîneur adjoint dans l'Aude. "Il m'a traité de 'mangeur de bananes'." Une plainte est en cours, un procès aura lieu en décembre.

S'il y a bien un endroit où le rugby rassemble toutes les sensibilités, c'est bien... au Parlement. "L'Amicale parlementaire de rugby est la plus importante numériquement de toutes celles qui existent, s'amuse son président, Philippe Folliot, le sénateur centriste du Tarn. Et pourtant, on fait payer 100 euros de cotisation, on ne s'inscrit pas en un clic comme pour d'autres." Dans ses rangs, une centaine de parlementaires, du RN à la Nupes, mais plus d'élus insoumis, qui ont décidé de claquer la porte après avoir refusé de chausser les crampons aux côtés des troupes de Marine Le Pen.

"C'est dommage, parce que le rugby est au-dessus de ces querelles idéologiques."

Philippe Folliot, sénateur du Tarn

à franceinfo

"Il existe une fameuse photo en match où je suis entouré d'Alexis Corbière et de Louis Aliot [lors de la précédente législature]. C'est ça l'esprit rugby !" se désole l'élu.

Pendant ce temps, la rédaction de Valeurs actuelles regarde les balles passer tout en pensant déjà à la suite. Tugdual Denis donne déjà rendez-vous dans les kiosques : "On avait l'intention de faire une autre une sur la Coupe du monde si la France la gagnait, sur le côté belle fête. Je crois bien que, malgré la polémique, on va quand même la faire."

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