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Coupe du monde de rugby : comment les coachs gèrent la consommation d'alcool pour ne pas que leur équipe trinque

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le rugbyman sud-africain Schalk Burger boit une boisson énergétique à Twickenham, avant de jouer une demi-finale de Coupe du monde face à la Nouvelle-Zélande, le 23 octobre 2015. (GABRIEL BOUYS / AFP)

Récompense d'après match, désinhibiteur, outil de team-building... L'alcool joue un rôle prépondérant dans le rugby, au point d'être intégré au mode de management des équipes. Est-ce bien raisonnable à l'heure du professionnalisme roi ?

"Le rugby ne se joue pas en deux, mais en trois temps : avant, la ferveur ; pendant, la bravoure ; après, la fraternité." Les mots du célèbre rugbyman René Crabos ont beau avoir été prononcés au XIXe siècle, ils sont toujours d'actualité en cette Coupe du monde de rugby 2019 qui voit s'opposer l'Angleterre et l'Afrique du Sud en finale.

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Sauf que depuis René Crabos, les rugbymen sont devenus professionnels, et que la pratique d'un sport de haut niveau se marie mal avec la fameuse "troisième mi-temps" arrosée par une bonne quinzaine de pintes, comme c'était le cas dans le championnat australien dans les années 1990. Comment concilier la tradition et l'exigence du haut niveau ? Un casse-tête pour les coachs.

Casser des glaçons pour briser la glace

C'est presque devenu un rituel. À chaque Coupe du monde (ça se discute pour celle-ci), l'équipe de France cafouille son premier tour, et face aux doutes de la presse, du public, et au sein du groupe, les joueurs se retrouvent entre quatre-z-yeux pour écluser quelques pintes et briser la glace. Au sens littéral du terme, comme en 2007 où le talonneur Dimitri Szarzewski "s'est ouvert l'arcade en fracassant un glaçon sur mon comptoir", raconte le patron du Bar à Thym tout proche de Marcoussis, le camp de base de l'équipe de France, dans le livre Histoires secrètes des Bleus à la Coupe du monde de rugby. Le sélectionneur Bernard Laporte avait beau avoir décrété un couvre-feu, il fermera les yeux (au sens strict comme au figuré) pendant que ses joueurs faisaient le mur...

En 2011, c'est le sélectionneur Marc Lièvremont qui essaie lui-même de provoquer un électrochoc en amenant quelques packs de bière avec lui lors d'un échange avec ses joueurs après une défaite honteuse face aux Tonga. En vain. "J'aurais voulu très sincèrement que l'on se retrouve autour d'un verre, que l'on parle, que l'on échange, que l'on boive, que l'on se dise que l'aventure est belle et même là, j'ai été déçu car le groupe s'est éparpillé", soupire le sélectionneur. C'est le lendemain, après une réception à l'ambassade de France en Nouvelle-Zélande – qui s'est conclue à la cave, près de grands crus – que les joueurs décident de faire bande à part autour de whisky et de gin : "Les coachs ont compris qu'on voulait rester seuls, narre Pascal Papé. Là-haut, nous avons pris conscience que notre Coupe du monde partait en vrille, qu'il était de temps de réagir, d'être digne de ce maillot."

Le management de la "pistache"

À croire qu'en France, il n'y a que le management par l'alcool qui fonctionne. "C'est un peu comme ces recettes de grand-mère qu'on se transmet de génération en génération, explique à franceinfo Emmanuel Augey, directeur de Care Sport, un cabinet spécialisé sur les addictions. À la différence près que tout est monté d'un niveau. Un joueur m'a dit qu'il a fini par arrêter de boire car il cherchait à se mettre dans le même état que lorsqu'il était sur le terrain." Et comme les joueurs sont, du pilier à l'arrière, bâtis comme des armoires à glace et que le temps de jeu effectif a doublé en vingt ans, ça laisse songeur sur les cuites qu'ils peuvent s'infliger.

"C'est un 'rituel de redescente' propre aux sports de combat", poursuit Emmanuel Augey qui évoque le triptyque masculinité, virilité et alcool. Prenez le hockey sur glace. Theo Fleury, le joueur canadien, raconte dans son autobiographie justement intitulée Playing with fire : "Après chaque match, on sortait, et on se mettait minables. À chaque fois, toute l'équipe ou presque. Il y avait un bar appelé le Green Parrot en face de la patinoire. On y était fourrés tout le temps. (...) Il m'arrivait souvent de me présenter le matin à l'entraînement, complètement ravagé. Je n'étais même pas repassé chez moi."

Un fonctionnement validé en club, où il n'est pas rare que ce soient les coachs qui encouragent les joueurs à vider le rayon alcool d'une station-service de retour d'un déplacement, quand ils ne les emmènent pas carrément à la porte d'une boîte de nuit. Lisez donc notre portrait de Fabien Galthié. Au niveau international, la démarche peut-être la même. Y compris dans la meilleure nation du monde, les All Blacks : après son premier test-match en 1997, le pilier Anton Oliver se souvient dans son livre avoir été "fortement encouragé" à se coller une "pistache".

Les anciens raisonnaient ainsi : 'On va montrer aux petits jeunes ce que c'est d'être un All Black'.

Le Néo-Zélandais Anton Oliver

dans le livre "Anton Oliver Inside"

Le sélectionneur John Mitchell était connu pour encourager le team-building à base de houblon. Il a beau déclarer publiquement "si quelqu'un veut un jus d'orange, je pense que ça ne poserait pas de problème", ce n'est pas comme ça que ça se passe. Ce qui commence à faire tiquer en haut lieu. "Je n'arrive pas à comprendre pourquoi on investit des dizaines de milliers de dollars pour préparer des athlètes, et qu'ensuite on les laisse saboter ce travail", s'étranglait Andrew Martin, le manager de l'équipe. En guise de réponse, il sera remercié en 2002, pour différences de vues avec le coach.

Le joueur All Black Anton Oliver partage une bière avec l'Ecossais Kelly Brown et son coéquipier Andrew Hore après le match Écosse-Nouvelle Zélande du 26 novembre 2005, à Murrayfield. (ROSS LAND / GETTY IMAGES EUROPE)

Tout bascule en 2004, quand les All Blacks noient une défaite dans l'alcool, au terme d'une parodie de jugement où chaque joueur est condamné, pour des raisons fantaisistes, à ingurgiter le plus vite possible le maximum d'alcool. Les Springboks, qui logent dans le même hôtel, finissent par ramasser leurs adversaires ivres morts dans les buissons du parc de l'hôtel et par les mettre en position latérale de sécurité, raconte le journaliste James Kerr dans son livre Les Secrets des All Blacks.

Régime sec pour les All Blacks

Steve Hansen, l'entraîneur adjoint, débarque comme Graham Henry du pays de Galles et s'indigne de pratiques qu'il croyait révolues : "Je suis surpris qu'on n'ait pas évolué, depuis le temps." Le leader de l'éthylique tribunal d'opérette, Justin Marshall, est écarté après un remontage de bretelles mémorable d'Henry. "L'équipe était devenue dysfonctionnelle", explique le sélectionneur dans son livre Final Word. "Avec le recul, il avait raison", reconnaîtra le procureur d'un soir.

Le All Black Cory Jane se sert une bière dans un bar de Dunedin (Nouvelle-Zélande), le 19 juillet 2011. (PHIL WALTER / GETTY IMAGES ASIAPAC)

C'est surtout sous l'influence du préparateur mental Gilbert Enoka que les All Blacks redéfinissent leur rapport à l'alcool. Dans son optique, il ne doit plus être perçu comme une récompense après un match gagné. Des tests urinaires sont mis en place quarante-huit heures avant chaque match pour déterminer qui est le plus apte à jouer – et au passage identifier qui a bu le verre de trop. Des joueurs comme Zac Guilford, Cory Jane ou Israel Dagg ont vu leur carrière internationale stoppée après le verre de trop. Guilford, cas emblématique de l'alcoolisme rampant du ballon ovale, a encore fait parler de lui pour avoir perdu son permis et s'être fait éliminer d'entrée d'une émission de téléréalité. Une tolérance zéro qui paie sur le terrain. Entre la chaotique période 1996-2003 et l'ère sèche, depuis 2004, le taux de victoire est passé de 70 à 90%.

Dans l'hémisphère nord, la prise de conscience est plus sporadique. On oublie bien souvent que le sélectionneur anglais Clive Woodward avait mis en place un drinking ban (interdiction de boire en VF) pendant un an, en 2003, préparation et Coupe du monde incluse. Avec à la clé un titre mondial, le seul jamais décroché par l'équipe d'Angleterre. Pour Martin Johnson, alors capitaine de l'équipe, "ça a joué un grand rôle dans le succès cette année-là". Huit ans plus tard lors du Mondial en Nouvelle-Zélande, le même Johnson, devenu sélectionneur, laisse ses joueurs libres de s'encanailler. Résultat : une élimination honteuse dès les quarts de finale, un joueur fiancé à une membre de la famille royale qui pelote une femme dans un bar, des joueurs qui s'essaient au lancer de nains et un autre qui saute d'un ferry en marche pour finir le trajet à la nage.

La méthode pour ne pas finir en petite bière

La Coupe du monde à l'eau minérale fait de plus en plus d'adeptes : prenez le pays de Galles en 2011. Le sélectionneur Warren Gatland nomme Sam Warburton capitaine, un adepte du jus d'orange en soirée, et exclut dans le même temps la star Gavin Henson, au palmarès aussi fourni à la rubrique sportive qu'aux pages des faits-divers pour des bagarres d'ivrogne. Warburton le buveur d'eau assure devant la presse que les bacchanales appartiennent au passé : "Quand le tournoi sera fini, ils pourront savourer une bière bien méritée après cinq mois de diète." Il faut dire que la préparation galloise (à base de cryothérapie en Pologne) est tellement dure que les joueurs s'endorment devant la télé à 21 heures à peine.

C'était stupide de sortir après chaque match. Quand on prend du recul, quel intérêt y avait-il à travailler si dur pour se murger dès les phases de poules ?

Le Gallois Sam Warburton

Si quelques joueurs obtiennent la permission de minuit – "uniquement les soirs de match", dixit Warren Gatland – et le droit d'écluser une pinte ou deux – "au bar de l'hôtel après une heure du matin" – les sorties nocturnes sont beaucoup plus contrôlées que par le passé. Et si en demi-finale contre la France, le même Sam Warburton n'avait pas écopé d'un carton rouge prématuré, l'enthousiasmant XV du Poireau se serait probablement hissé en finale, obtenant le meilleur résultat de son histoire.

Si la tendance est à responsabiliser les joueurs, il ne faudrait pas oublier que l'exemple vient d'en haut, d'abord. Prenez l'encadrement de l'équipe des Samoa, qui a transformé le Mondial 2011 en "camp de vacances géant", comme le raconte l'enquête post-fiasco commanditée par le Premier ministre samoan après la débâcle. Le manager, Tuala Mathew Vaea, n'a pas vraiment montré l'exemple : "Il sortait picoler tous les soirs." Il sera sanctionné d'une amende de cent cochons pour son mauvais comportement.

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