Tour de France 2024 : après les performances historiques de Pogacar et Vingegaard, le doute est-il permis ?

Les temps d'ascension des deux coureurs, notamment dimanche au plateau de Beille, ont interpellé acteurs et suiveurs de la course, réveillant le spectre du dopage.
Article rédigé par Théo Gicquel - envoyé spécial à Barcelonnette
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 7 min
Jonas Vingegaard et Tadej Pogacar au départ de la 17e étape du Tour de France, le 17 juillet 2024 à Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme). (THOMAS SAMSON / AFP)

Jusqu'à dimanche, le Tour de France vivait presque dans sa quiétude estivale. Si les étapes de Valloire et du Lioran avaient bien réveillé quelques voix promptes à jeter le voile du dopage sur la Grande Boucle, aucune performance n'avait été véritablement de nature à inquiéter la grande caravane de juillet. L'étape du plateau de Beille dimanche 14 juillet, avec un numéro exceptionnel de Tadej Pogacar, qui a conclu la montée 3'30'' plus vite que Marco Pantani en 1998 (mais il n'est pas le seul), a fait chavirer le Tour dans un doute récurrent et une suspicion prononcée.

Comme le col du Granon en 2022 et le contre-la-montre de Combloux en 2023, le plateau de Beille a été le point de bascule de cette édition. Aucune preuve d'un quelconque dopage n'a été sortie et les coureurs se sont justifiés par des arguments pragmatiques. Mais est-il néanmoins permis de douter ?

A prendre la température dans le peloton dans les jours qui ont suivi, l'heure était surtout à la stupéfaction. "C'est comme si on ne faisait pas le même sport", résume Tobias Johannessen (Uno-X). "Je ne peux même pas imaginer faire un temps comme ça, c'est un autre monde, une autre planète, et c'est comme ça. Je suis réaliste, je sais ce que je peux faire, et je sais que je n'arriverai jamais à faire ça", renchérit Bruno Armirail (Decathlon-AG2R La Mondiale). "Je ne comprends plus rien au vélo, courage aux survivants pour les prochains jours", a écrit sur X l'ancien sprinteur français Nacer Bouhanni, retraité depuis décembre.

D'autres constatent simplement que le niveau, l'équipe et la préparation de Tadej Pogacar, Jonas Vingegaard, voire Remco Evenepoel, les placent au-dessus du commun du peloton. "Ils sont hyper forts, ils ont les meilleures équipes, ils ont tout à la pointe. Tout le monde prend exemple sur eux, au final. Ce sont les meilleurs et ils optimisent tout, donc c'est normal que ça roule vite", admet Jordan Jegat (TotalEnergies). 

Nutrition, routes et matériel

L'optimisation justement, c'est ce qui est mis en avant par Tadej Pogacar pour justifier ses performances jamais vues dans les Pyrénées. "Si je compare cette année à ma première année à la Vuelta [en 2019], c'était presque de l'amateurisme. A l'époque, je pensais que tout était professionnel, mais depuis, nous avançons très vite parce que chaque équipe pousse pour plus de nutrition, de plans d'entraînement, de camps en altitude", assurait le Slovène au lendemain de son exploit.

Si elles ne peuvent peut-être pas tout expliquer, certaines innovations ont indéniablement permis d'améliorer la vitesse, la récupération, et donc les performances. A commencer par la préparation, peaufinée par des staffs aux budgets se chiffrant en dizaines de millions d'euros.

"La préparation passe par les stages hypoxie [en altitude], la nutrition et le matériel. Tout est optimisé par rapport à avant, donc on ne peut pas comparer ce qu'ils faisaient il y a vingt ou trente ans."

Julien Jurdie, directeur sportif de Décathlon-AG2R La Mondiale

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Le matériel, ensuite. "Entre les pneumatiques qui sont aéro, les vélos qui sont aéro, tout est optimisé à 110%", poursuit Julien Jurdie. "Les vélos sont beaucoup plus rapides, en particulier les pneus. C'est là que se joue la plus grosse différence, avec la composition de nos cadres", estimait Tadej Pogacar lundi. "Le matériel est nettement supérieur à avant, mais c'est surtout sur le plat. Et dans les montées, c'est quand même stratosphérique parfois", tance en réponse Jean-René Bernaudeau, manager de l'équipe TotalEnergies.

Les routes, enfin, alors que le revêtement du plateau de Beille était un billard refait à neuf tout récemment. "On fait la même montée du plateau de Beille avec une route pas en bon état, on perd facilement 20 à 30 secondes", estime Julien Jurdie.

Tadej Pogacar (UAE Team Emirates) attaque Jonas Vingegaard (Visma | Lease a Bike) à 5 kilomètres du sommet du Plateau de Beille. Le Danois va tenter de limiter la casse au train.
Étape 15 : Tadej Pogacar s'envole Tadej Pogacar (UAE Team Emirates) attaque Jonas Vingegaard (Visma | Lease a Bike) à 5 kilomètres du sommet du Plateau de Beille. Le Danois va tenter de limiter la casse au train.

Une enquête publiée le 12 juillet par le média indépendant Escape Collective avait accentué le soupçon, affirmant que trois équipes (UAE, Visma-Lease a bike et Israel-PremierTech) avaient accès à une machine qui permettait l'inhalation de monoxyde de carbone afin d'améliorer les performances des coureurs.

Mercredi, Tadej Pogacar a évacué les possibles effets d'un tel procédé. "C'est un appareil pour tester comment votre corps réagit à l'altitude. On souffle dans un ballon pendant une minute pour un test qu'on doit faire à deux semaines d'intervalle. J'ai seulement fait la première partie, car pour la deuxième, la fille qui devait le faire n'est jamais venue. Ce n'est pas comme si on respirait ça tous les jours", s'est défendu le maillot jaune.

Nutrition, matériel, routes : cela peut-il expliquer autant d'écarts alors que le 4e du classement général, Joao Almeida, pointe à presque 13 minutes, et le 10e, Santiago Buitrago, dépasse les 18 minutes de retard ? "Ça ne m'interpelle pas, Pogacar et Vingegaard sont deux phénomènes comme il y en a tous les dix, quinze ou vingt ans. Il ne faut pas se poser de questions, je sais le travail qu'ils effectuent. C'est physiologique : on peut faire le même travail, on n'aura pas les mêmes résultats", admet Julien Jurdie.

"Dans d'autres sports, il y a la même chose : Johannes Boe, il a gagné combien d'épreuves de biathlon cet hiver ? Il met des branlées à tout le monde tous les week-ends et on ne se pose pas de questions. En F1, c'est toujours le même vainqueur, on n'émet pas de doutes sur Max Verstappen."

Julien Jurdie, directeur sportif de Décathlon-AG2R La Mondiale

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Si le directeur sportif admet la supériorité d'UAE ou de Visma-Lease a bike, c'est pour lui le budget qui crée cet écart. "On est comme UAE, Visma, on essaye de tout optimiser. Après, il y a des moyens qui sont plus importants chez eux. Ils peuvent optimiser certaines choses qu'on ne peut pas faire, mais il n'a y a pas deux façons de préparer le Tour : on le prépare sensiblement tous de la même façon", rappelle-t-il.

"Le public est le plus grand tribunal"

Interrogé jeudi matin, Jean-René Bernaudeau observe à distance les performances exceptionnelles des leaders sur cette édition. "Je suis très prudent. Il faut que ces gens, qui viennent chercher la gloire, les résultats, l'argent, soient exemplaires. Je n'ai pas de preuves, mais je reste la lumière allumée", résume l'emblématique manager de la formation TotalEnergies avec son sens de la formule. 

Alors que le doute s'est une nouvelle fois installé, au sein des suiveurs, mais aussi du public, le spectre annuel du dopage ressurgit et plane sur le Tour. Au point d'en écorner une image pourtant ragaillardie par un spectacle très offensif ? "Le public se fait son opinion, et c'est lui le plus grand tribunal. Rappelez vous Michael Rasmsussen : le sponsor lui avait demandé de sortir du Tour de France avec le maillot jaune [en 2007]. Ceux qui font de grandes performances doivent être transparents, donner des réponses crédibles", poursuit Jean-René Bernaudeau.

"On parle beaucoup d'argent, moi ça me choque un peu. L'argent vient tout seul quand le sport est attractif et crédible. Et il n'est pas encore assez crédible pour moi."

Jean-René Bernaudeau, manager de TotalEnergies

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Pour faire s'évanouir ce doute récurent, vestige du passé qui colle au cyclisme comme un sparadrap indécrochable, le manager vendéen souhaite allouer plus de moyens à la traque antidopage. "Il y a des scientifiques tordus qui sont capables d'être borderline, c'est eux qu'il faut traquer. Il faut que les gouvernements et tous les politiques comprennent qu'il faut donner les moyens au niveau de l'AMA [l'Agence mondiale antidopage] pour aller chercher la recherche, mettre des radars et ne jamais dire où ils sont posés."

S'il est extrêmement dangereux d'accuser sans preuves des coureurs qui sont pour l'instant au-dessus de tout soupçon avéré, il est sans doute sain de douter, eu égard simplement au passé du cyclisme, mais sans condamner d'emblée son avenir. "Emmanuel Kant a dit cette phrase : 'Le plus grand tribunal que l'homme a au plus profond de lui-même est sa conscience'. Il faut que ces gens aient leur conscience. Je veux qu'ils soient irréprochables et qu'ils ne volent pas la gloire, les résultats et l'argent. L'avenir nous le dira", conclut Jean-René Bernaudeau.

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