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Vrai ou faux L'inflation est-elle provoquée par les profits des entreprises, comme l'affirme La France insoumise ?

Article rédigé par Quang Pham
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Un supermaché à Cannes le 27 mars 2023. (ERIC DERVAUX / HANS LUCAS AFP)
Même si le coût des matières premières reste important, la hausse des prix a bien été en partie alimentée par l'augmentation des marges des entreprises à la fin de l'année 2022, après une baisse en 2021.

Et si la hausse des prix, constatée par les consommateurs quand ils font leurs courses, était en réalité provoquée par les entreprises elles-mêmes, qui refuseraient de rogner sur leurs marges, voire les augmenteraient, pour continuer à faire des profits ? Telle est la thèse défendue par des députés de La France insoumise. "Nous connaissons une inflation créée par le maintien des profits dans les très grosses entreprises", a assuré Eric Coquerel, le 5 avril, en commission des finances à l'Assemblée nationale. "Au dernier trimestre 2022, l'augmentation des profits des entreprises est responsable de 60% de l'inflation", a chiffré de son côté Adrien Quatennens, le 11 avril, dans l'hémicycle. "La hausse des prix dans les supermarchés est dopée par les profits de l'industrie agroalimentaire", a également pointé Farida Amrani, élue dans l'Essonne, le même jour au même endroit. "Les profits du secteur ont doublé passant de 3 à 6 milliards." Les élus insoumis disent-ils vrai ou fake ? Les marges des entreprises sont-elles responsables de l'inflation actuelle ?

Un phénomène de boucle "prix-profit"

Ce spectre d'une hausse des prix provoquée par l'augmentation des marges des entreprises a aussi été soulevé par Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE). "Beaucoup d'entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l'offre et la résurgence de la demande", a-t-elle déploré le 16 mars lors d'une conférence de presse sur les raisons de l'inflation. Le phénomène est désigné par les économistes comme une "boucle prix-profit".

Mais qu'en est-il en France ? Pour appuyer leurs propos, les députés de La France insoumise mettent en avant une note publiée le 11 avril par l'Institut La Boétie, un groupe de réflexion chargé notamment de former les militants insoumis. L'étude affirme ainsi que "la hausse des prix est tirée par la hausse des profits, notamment dans les secteurs liés à l'énergie, au fret international et dans l'industrie agroalimentaire". Et de continuer : au quatrième trimestre 2022, "cette augmentation des profits des entreprises est responsable de 60% de l'inflation par rapport au trimestre précédent, contre seulement 30% pour les salaires et 10% pour le coût des achats intermédiaires"

Pour illustrer cette hausse des profits des entreprises, l'Institut La Boétie souligne également la forte progression du taux de marge, à savoir la part du bénéfice qui revient aux entreprises une fois qu'elles ont payé leurs salariés et couvert leurs coûts de production. Le secteur agroalimentaire aurait ainsi vu son taux de marge "s'envoler" de 30% au premier trimestre 2021 à un peu moins de 44% au quatrième trimestre 2022, d'après un graphique de la note. Avec pour résultat un doublement des profits du secteur, "passant de 3 à 6 milliards" d'euros entre les quatrièmes trimestres 2021 et 2022.

Une hausse aussi liée aux matières premières

Pour son étude, l'Institut La Boétie précise s'être appuyé sur une note de l'Insee parue le 15 mars à propos de l'inflation et des résultats des entreprises. Cependant, ses auteurs sont moins affirmatifs que les élus insoumis sur les causes de la hausse des prix. "Même si les cours ont globalement reflué, l'inflation reflète encore les augmentations passées du coût des intrants [les matières premières]", fait remarquer d'emblée Julien Pouget, responsable du département de la conjoncture à l'Insee et un des rédacteurs de l'étude.

Pour les produits des industries agroalimentaires, le coût des matières premières représentait, selon les calculs faits par franceinfo à partir des statistiques de l'Insee, encore 54% de la hausse des prix de production au quatrième trimestre 2022. "Dans le secteur agroalimentaire, il y a toujours un effet de décalage. Les industriels achètent plusieurs mois à l'avance leurs matières premières par des contrats à terme. Ils doivent d'abord écouler leurs stocks achetés précédemment au prix fort lors des mois précédents avant de pouvoir baisser leurs prix finaux", explique l'économiste Anne-Sophie Alsif.

Il n'en reste pas moins que l'augmentation des profits a bien été un facteur d'inflation en 2022.

"ll y a effectivement eu une contribution des marges des entreprises agroalimentaires à l'augmentation des prix de production et donc à l'inflation."

Julien Pouget, économiste à l'Insee

à franceinfo

Selon les calculs de franceinfo, l'augmentation de l'excédent brut d'exploitation (EBE), c'est-à-dire la marge de l'entreprise, a par exemple contribué à 41 % de la hausse des prix de production des industries agroalimentaires au quatrième trimestre 2022. Pour les produits non agricoles, les marges expliquent environ 61% de l'inflation des prix de production sur le même trimestre. Ce qui corrobore les ordres de grandeurs indiqués dans l'étude de l'Institut La Boétie.

Une augmentation après une baisse

Pour autant, prévient Julien Pouget, pour évaluer correctement l'impact des marges des entreprises sur l'inflation, il faut tenir compte de qui s'est passé les années précédentes. "En 2021, les entreprises ont plutôt comprimé leurs marges pour réduire l'effet de la hausse du coût des matières premières", rappelle le statisticien. "Le taux de marge dans l'agroalimentaire a ainsi baissé tout au long de l'année 2021 et se situait encore début 2022 en deçà de son niveau d'avant la crise. Ce qui a atténué l'inflation et son choc auprès des consommateurs", souligne l'expert de l'Insee.

"Ce n'est que récemment, au second semestre 2022, que le taux de marge a atteint un niveau supérieur [par rapport à la moyenne de l'année 2018]", poursuit l'économiste de l'Insee.

"Il semble ainsi qu'un phénomène de rattrapage ait eu lieu fin 2022."

Julien Pouget, économiste à l'Insee

à franceinfo

Ainsi, "factuellement", confirme Julien Pouget, les marges dans l'industrie agroalimentaire ont été, entre le deuxième trimestre 2021 et le premier trimestre 2022, inférieures à leur niveau moyen de 2018. Si, selon les statistiques de l'Insee, les profits du secteur agricole sont bien passés de 3 à 6 milliards d'euros entre les quatrièmes trimestres 2021 et 2022, comme le soutiennent les élus de La France insoumise, cette marge au quatrième trimestre 2021 était inférieure de 1,2 milliard d'euros par rapport au premier trimestre 2018 (4,2 milliards).

"C'est vrai qu'il y a un rattrapage", concède le statisticien Sylvain Billot, auteur de l'étude publiée par l'Institut La Boétie, interrogé par Marianne. "Mais on voit plus qu'un effet de rattrapage, les taux de marge sont plus hauts qu'avant la crise." Le taux de marge des industries agroalimentaires a été en effet, au quatrième trimestre 2022, supérieur de 5,8 points au niveau de 2018, évalue l'Insee. "Il est difficile à ce stade de déterminer si les entreprises ont augmenté leurs marges au-delà d'un effet de rattrapage, car les années récentes ont été très chahutées d'un point de vue économique, avertit cependant Julien Pouget. Le point de vigilance est de savoir si cette hausse des marges va se cantonner à un effet de rattrapage ou si un processus plus inflationniste est en train d'être amorcé."

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