Bac philo 2021 : des enseignants dénoncent une épreuve digne d'une "mascarade"
L'épreuve de philosophie est très critiquée par certains enseignants, qui déplorent le système retenu par Jean-Michel Blanquer. Lequel laisse la possibilité aux élèves de choisir entre la note de l'examen final, qui a lieu ce jeudi, et leur moyenne de l'année.
C'est le Jour J pour l'épreuve de philosophie ce jeudi 17 juin : 526 000 élèves de terminale de filières générale et technologique passent, en présentiel, l'une des deux seules épreuves finales du baccalauréat qui restent maintenues, avec le grand oral, en raison d'une année marquée par les restrictions sanitaires dues au Covid-19. Des aménagements ont toutefois été consentis par le ministre de l'Education nationale. Et après plusieurs semaines de protestation des syndicats lycéens contre le maintien de ces épreuves, Jean-Michel Blanquer a annoncé, début mai, que les élèves de terminale pourraient "choisir la meilleure des deux notes" entre celle de l'épreuve finale (en présentiel) et leur moyenne sur l'année (en contrôle continu).
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Le ministre assume cet entre-deux, destiné à réduire la pression sur les élèves : "Ce qui m'a paru important, c'est de maintenir une épreuve terminale. En même temps, cette année, nous devions avoir une bienveillance particulière vu la situation", a-t-il défendu. Pour les enseignants interrogés par franceinfo, ce choix apparaît pourtant comme la "pire des solutions possibles", tranche Sophie Vénétitay, secrétaire générale adjointe du syndicat de professeurs Snes-FSU, car elle "ouvre la porte à des calculs stratégiques des élèves et dévalorise l'épreuve" de philosophie.
"Ce sera la surenchère de la copie la plus drôle"
En effet, la plupart des lycéens savent déjà s'ils ont ou non obtenu leur baccalauréat, en faisant la moyenne de leurs notes dans toutes les matières sur l'année. Autant dire que l'enjeu de l'épreuve de philosophie est quasi-inexistant pour certains élèves qui vont se contenter de faire acte de présence et iront même, pour certains, jusqu'à tourner l'épreuve en ridicule. "Des élèves ont prévu de se lancer des défis, dans une surenchère de la copie la plus drôle", explique Edward Barka, professeur de philosophie au Havre (Seine-Maritime). "Il va y avoir des concours d'anecdotes, de blagues, certains préparent une citation, d'autres vont écrire La Marseillaise", détaille Nicolas Franck, président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (Appep).
"Cela va être une mascarade : on va se retrouver avec des copies loufoques."
Edward Barka, professeur de philosophie au Havre (Seine-Maritime)à franceinfo
Didier Bregeon, enseignant en philo à Valognes (Manche), redoute que l'absence d'enjeux pour beaucoup de lycéens ne déteigne sur les conditions dans lesquelles vont plancher ceux qui misent sur cette note finale. "Cela devrait être une épreuve solennelle, particulière. Mais on sait déjà que beaucoup d'élèves vont partir au bout d'une heure ou écrire n'importe quoi, quand d'autres vont travailler sérieusement et vont devoir redoubler d'efforts pour se concentrer. Cette épreuve s'annonce très étrange", souffle-t-il. Nicolas Franck ressent ainsi un "certain désarroi" chez les élèves qui ont besoin des points de cette épreuve de philosophie.
"Ils doivent trouver les ressources pour se motiver alors que les copains font tout autre chose. L'ambiance n'est pas du tout aux révisions."
Nicolas Franck, président de l'Appepà franceinfo
Plus que jamais auparavant, les enseignants constatent une disparité de motivation chez leurs élèves. Jeanne Burgart Goutal, enseignante dans un lycée marseillais, dit ainsi avoir l'impression depuis quelques mois "d'entraîner une équipe de foot sans match à la fin".
"Rupture d'égalité" entre candidats
La disparité des situations se ressent aussi d'un lycée à l'autre, qui n'ont pas tous eu les mêmes conditions de travail en cette année de cours en distanciel et de jauges réduites. "Il y a tellement de différences entre les lycées... Dans le mien par exemple, les élèves ont cours en demi-groupes depuis novembre, alors que d'autres établissements, privés notamment, ont maintenu leurs classes entières", pointe Edward Barka, qui regrette que "la loi sanitaire ne s'applique pas partout". Nicolas Franck considère ainsi qu'il y a une "rupture d'égalité incroyable et une diversité de préparation scandaleuse" entre les élèves.
Les inégalités entre établissements sont renforcées par la mise en place du contrôle continu, qui prend une grande part avec la réforme mise en place par Jean-Michel Blanquer. L'importance des notes délivrées pendant l'année entraînerait une certaine clémence de la part des professeurs. "On est sur un bac d'établissements, on surévalue les élèves. On a l'impression d'être devenus des distributeurs de bonnes notes", tance Nicolas Franck.
"Si on met une note en dessous de la moyenne, on a la pression des parents qui viennent se plaindre car ils ont peur qu'on mette en danger le bac de leur enfant."
Didier Bregeon, enseignant de philosophie à Valognes (Manche)à franceinfo
Le mode de correction des copies de cette épreuve de philosophie inquiète également les enseignants. Face aux copies anonymes, Jeanne Burgart Goutal regrette de ne pas pouvoir "faire une évaluation équitable des élèves, puisqu'on ne sait pas si un tel a eu 4 heures ou 40 heures" de cours avec un enseignant dans l'année. Les corrections de copies bâclées ou truffées de blagues et de canulars s'annoncent plutôt laborieuses pour les enseignants. Et puis "beaucoup savent qu'ils vont corriger pour rien puisque les notes ne compteront souvent pas : les élèves vont travailler sans trop y croire et les profs aussi, finalement", analyse Sophie Vénétitay, du Snes-FSU.
Des copies corrigées sur ordinateur
Plusieurs professeurs interrogés déplorent également l'annulation des commissions d'harmonisation, qui se réunissent habituellement au lendemain des épreuves pour se mettre d'accord sur les critères de notation. Pour l'académie d'Aix-Marseille, seul un petit groupe de professeurs a été convoqué en présentiel, selon Jeanne Burgart Goutal, qui se désole que les autres doivent se contenter de se connecter en visioconférence, "isolés derrière leurs écrans". En Seine-Maritime, Edward Barka rapporte que les enseignants ont eux aussi dû "batailler" pour obtenir que la commission ait lieu. "Les collègues ont insisté, en soulignant que ce temps d'échange était particulièrement important, surtout au vu des conditions d'examen cette année."
Cette numérisation des pratiques vaudra aussi pour les copies qui devront être corrigées, pour la première fois cette année, sur ordinateur. "On voulait que ce soit optionnel et ça nous a été imposé brutalement : on l'a appris officiellement il y a seulement quelques semaines", assure Nicolas Franck. Les enseignants interrogés redoutent la fatigue oculaire et se montrent très sceptiques sur cette "transformation radicale" du mode de correction. "Autant corriger les maths sur un écran, cela peut être pratique, concède Jeanne Burgart Goutal, mais la philo demande un certain type de lecture et d'attention. Le papier permet de comparer les copies les unes aux autres. Et puis, l'annotation est beaucoup plus longue."
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