: Enquête franceinfo "La justice m'a rendue apatride" : comment un incroyable imbroglio a privé une femme de la nationalité française
En raison d'une anomalie dans un registre d'état civil au Cameroun, la justice française a privé cette mère de famille de sa nationalité. Elle a raconté son histoire à franceinfo.
Sur son compte Facebook, elle a choisi comme photo de profil un dessin représentant un visage de femme à demi effacé. Comme le symbole d'une identité dont elle se retrouve aujourd'hui privée. Clara*, 37 ans, n'est officiellement plus française : ainsi en a décidé la cour d'appel de Nancy (Meurthe-et-Moselle) le 2 mai dernier. Les magistrats, considérant que son acte de naissance était "apocryphe", c'est-à-dire dénué de toute valeur juridique, ont annulé son certificat de nationalité. "Cette décision me rend de fait apatride", dénonce-t-elle.
Née au Cameroun en 1980 d'une mère camerounaise et d'un père français, Clara est arrivée dans une petite ville de l'est de la France à l'âge de 5 ans. Peu de temps avant, ses parents se sont mariés. Sa mère devient alors française et son père accomplit les démarches officielles pour la reconnaître à l'état civil. Logiquement, Clara acquiert elle aussi la nationalité française. "Le Cameroun n'autorisant pas la double nationalité, elle cesse alors d'être camerounaise", indique son avocate, Marion Partouche. Installée en France, Clara mène une existence on ne peut plus normale : elle va à l'école, étudie, travaille, fonde une famille...
Mais tout s'écroule en 2014. Clara, qui vit toujours dans la région, demande à l'administration une copie de son acte de naissance. "J'en avais besoin pour me marier avec mon compagnon", explique-t-elle à franceinfo. En faisant cette démarche, elle vient, sans s'en rendre compte, de mettre le doigt dans un incroyable imbroglio administratif et judiciaire.
Un document caché dans un bâtiment inaccessible
Puisque Clara est née à Yaoundé, c'est l'ambassade de France au Cameroun qui se charge de la procédure. Sur place, les services consulaires remarquent une anomalie dans le registre d'état civil camerounais : par-dessus l'acte de naissance de Clara est collé celui d'une autre personne, censé avoir été rédigé antérieurement. La machine s'emballe : l'ambassade avise le ministère français de la Justice, et le procureur de Nancy assigne Clara devant le tribunal, afin de faire "constater son extranéité". En clair, faire constater qu'elle n'est pas française.
Fin 2015, Clara pousse un ouf de soulagement : le TGI de Nancy lui donne raison et déboute le parquet. Les juges soulignent que ses deux parents étant français, Clara l'est également. Elle porte d'ailleurs le nom de son père, un Français né en France. Mais le parquet fait appel de la décision.
Pendant tout ce temps, Clara et son avocate tentent de bétonner le dossier, en essayant notamment de prouver que sa mère, avec qui elle n'a plus de contacts, est bien française. Pour cela, son avocate demande à l'administration de lui transmettre une copie de la déclaration de nationalité dont elle a fait l'objet en 1984. Mais pas de chance : le document se trouve à Fontainebleau (Seine-et-Marne), dans un bâtiment des Archives nationales qui menace de s'effondrer. L'avocate reçoit un courrier du ministère de l'Intérieur l'informant que l'édifice est interdit d'accès à toute personne. "Votre demande ne pourra être traitée que lorsque l'accès au dossier pourra être possible, dans un délai non connu actuellement", lui écrit-on.
Quelques mois plus tard, Clara tombe de haut quand elle prend connaissance de l'arrêt de la cour d'appel, qui infirme le jugement de première instance. Les magistrats ont estimé que l'ensemble du registre d'état civil camerounais dans lequel se trouve l'acte de naissance de Clara était "de pure complaisance". Et ils constatent sèchement que la déclaration de nationalité de sa mère ne figure pas au dossier. "On lui demande de produire un document que l'Etat français est incapable d'extraire de ses propres archives", s'étrangle Me Partouche.
"J'ai envie de pleurer, ça me tue"
L'avocate souligne en outre que c'est le registre d'état civil camerounais dans son ensemble qui est remis en cause, parce qu'il a été mal tenu, ce qui est monnaie courante dans certains pays. Pas l'acte de naissance en lui-même.
Ni la date ni le lieu de naissance, ni l'identité de ses parents ne sont contestés. L'acte ne comporte aucune mention contradictoire et il a été signé et tamponné par l'officier d'état civil. Mais malgré cela, on va priver cette personne de toute existence légale. C'est invraisemblable !
Marion Partouche, avocate de Claraà franceinfo
"Ce n'est pas de ma faute, et c'est moi qui suis sanctionnée", soupire Clara, dont la vie est soudain devenue beaucoup plus difficile et semée d'incertitudes. "J'essaie de passer outre, mais c'est dur. Dès que je parle de cette affaire, j'ai envie de pleurer, ça me tue", témoigne-t-elle en laissant échapper un sanglot.
Depuis que cette décision a été rendue, Clara vit dans l'angoisse. "On n'est pas venu me réclamer mes papiers d'identité, mais je n'ai théoriquement plus le droit de les utiliser", raconte-t-elle. Lorsqu'elle croise des policiers dans la rue, la peur l'envahit.
A chaque fois, je me dis que les policiers sont là pour moi, qu'ils sont venus m'arrêter.
Claraà franceinfo
Même état de panique il y a quelques jours à la Sécurité sociale, quand elle s'est aperçue que sa carte Vitale n'était plus reconnue. "J'ai immédiatement cru que j'avais été radiée et que j'avais perdu mes droits. En fait, c'était juste le boîtier qui ne fonctionnait pas."
"Je suis prisonnière dans ma tête"
Pour cette mère de deux enfants de 16 et 4 ans, qui possède un établissement spécialisé dans le bien-être, la crainte de se retrouver un jour en centre de rétention pour séjour irrégulier est omniprésente, même si cette hypothèse semble peu probable : "J'essaie de ne pas y penser. Mais de toute façon, je suis prisonnière dans ma tête."
A priori, elle ne pourrait pas être renvoyée au Cameroun, un pays dont elle ne possède pas la nationalité et dans lequel elle n'est retournée que deux fois dans sa vie "pour rendre visite à une grand-mère et une arrière-grand-mère, qui sont décédées depuis". Mais l'administration pourrait très bien interdire à Clara de travailler, alerte le responsable local de la Ligue des droits de l'homme, qui accompagne la jeune femme dans son marathon judiciaire. Clara bouillonne aussi contre un système qui semble s'acharner sur elle alors qu'elle n'a rien à se reprocher "et paie ses impôts comme tout le monde".
Je me lève et je me couche avec un volcan prêt à exploser. Le reste du temps, j'essaie de canaliser la lave.
Claraà franceinfo
Clara assure que cette affaire lui a déjà coûté près de 10 000 euros depuis le début. Elle ne comprend pas comment la justice française a pu la priver de son statut de Française dans l'indifférence générale, au moment même où le débat sur la déchéance de nationalité pour les terroristes faisait rage. "En matière de perte et de déchéance de nationalité, on doit effectivement veiller à ce que cela ne rende pas la personne apatride", explique Fabienne Jault-Seseke, professeure de droit à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et auteure de Droit de la nationalité et des étrangers (PUF). Mais concernant Clara, "il ne s'agit pas d'une perte ou d'une déchéance de nationalité : la justice considère qu'elle ne l'a jamais eue !", commente-t-elle.
Le zèle des autorités françaises
Reste à savoir pourquoi l'Etat met tant d'énergie pour tenter de priver Clara de sa nationalité alors que toutes ses attaches sont en France. Pour se prémunir des fraudes, parfois bien réelles, qui entachent les registres d'état civil de certains pays, l'administration redouble de vigilance et multiplie les contrôles sur les actes d'état civil établis à l'étranger, notamment en Afrique subsaharienne ou dans les anciennes colonies françaises. "Il s'agit d'une procédure classique lorsqu'un acte d'état civil apparaît irrégulier", explique le ministère de la Justice, contacté par franceinfo. Derrière, les autorités judiciaires se bornent à faire appliquer le droit. "Il est très facile de démontrer qu'un acte est apocryphe et cela peut faire peser des difficultés énormes sur les personnes concernées, qui risquent de se retrouver sans état civil", note Fabienne Jault-Seseke.
Pour tenter d'annuler cette décision, Clara a engagé un recours devant la Cour de cassation. "Cette affaire est délicate. Ma cliente a été victime d'un excès de formalisme. On est dans une situation ahurissante, totalement absurde", affirme Me François Pinatel, qui la représentera devant la haute juridiction. La Cour de cassation n'examinera pas l'affaire avant plusieurs mois, mais si jamais elle ne donnait pas gain de cause à Clara, l'avocat se dit déjà prêt à porter l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme.
* Le prénom a été modifié.
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