Récit "Un grand acteur capable de la pire obscénité" : le crépuscule de Gérard Depardieu, des premières accusations jusqu'à son procès pour agressions sexuelles

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
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L'acteur français Gérard Depardieu à El Gouna, en Egypte, lors d'un festival de cinéma, le 24 octobre 2020. (AMMAR ABD RABBO / EL GOUNA FILM FESTIVAL / AFP)
L'acteur est jugé à partir de lundi pour des agressions sexuelles survenues lors du tournage du film "Les Volets verts" de Jean Becker. Loin de la lumière et des plateaux, il semble être désormais un homme isolé dont les soutiens sont de plus en plus rares.

"Vous êtes drôle... Ça fait un moment qu'on ne l'a pas vu." Les commerçants de la rue du Cherche-Midi, à Paris, sourient lorsqu'on leur pose la question de la présence ou non de Gérard Depardieu dans le quartier. L'acteur de 75 ans possède, au numéro 95 (6e arrondissement), un cossu hôtel particulier qu'il semble avoir déserté depuis qu'a éclaté ce qui est devenu l'affaire Depardieu. Le comédien a rendez-vous avec la justice pour son premier procès, lundi 28 octobre. Il va être jugé par la 10e chambre correctionnelle, au tribunal judiciaire de Paris, pour des agressions sexuelles commises sur deux femmes lors du tournage du film Les Volets verts de Jean Becker, en septembre 2021. Un deuxième procès, pour viols sur la comédienne Charlotte Arnould, a été requis contre lui en août. Et il reste visé au total par six plaintes.

En 2018, lorsque surviennent les premières révélations, Gérard Depardieu est encore un acteur qui tourne. Beaucoup. La jeune comédienne Charlotte Arnould est la première à alerter sur son comportement, en août de cette année-là. Elle déclare avoir été violée à deux reprises par l'acteur, dans cette fameuse résidence parisienne. Les investigations aboutissent à une mise en examen du comédien en décembre 2020. Cela n'empêche pas la star d'écumer les plateaux et d'enchaîner 10 films, pas tous mémorables, entre 2021 et 2023. Une boulimie de tournages, et de la promotion qui l'accompagne, qui fait sortir Charlotte Arnould du silence sur le réseau social X, en décembre 2021, et qui prend fin avec les révélations de Mediapart. Le site d'investigation publie, en avril 2023, un article dans lequel 13 femmes accusent Gérard Depardieu d'agressions sexuelles ou de propos sexuels déplacés. Elles dénoncent des faits qui se seraient principalement produits sur les tournages de 11 films, entre 2004 et 2022.

Des plaintes et des accusations en série

Le scandale éclate alors que l'acteur est en pleine tournée en France, avec le pianiste Gérard Daguerre, pour son spectacle Depardieu chante Barbara. Son dernier film, Umami, de Slony Sow, s'apprête à sortir en salle un mois plus tard. Dans un communiqué envoyé à la presse, le producteur du long-métrage, Jérôme Hilal, assure que "personne n'a signalé de comportement inapproprié de Gérard Depardieu au cours du tournage", mais la promotion se fera sans lui. Ses concerts sont parfois chahutés par des manifestations féministes, comme à Toulouse, à Tours, comme le rapporte France 3 Val-de-Loire, à Lille ou encore Marseille, rapporte France 3 Provence-Alpes-Côte d'Azur, quand ils ne sont pas purement et simplement annulés, à Chambéry ou au Havre, "pour des raisons indépendantes de notre volonté", justifie la production.

A Châteauroux (Indre), ville natale de l'acteur, le maire Gil Avérous se souvient d'un concert "qui s'est très bien passé" et d'un Gérard Depardieu "qui est reparti directement après"La Nouvelle République, le quotidien local, a voulu marquer le coup avec une série d'articles intitulée Rappelle-toi l'Indre Barbara, qui devait se terminer par une interview de l'acteur. Si l'entretien a bien eu lieu, l'article de Mediapart oblige le quotidien régional à en annuler la publication. "Compte tenu de ces dernières révélations, et dans un contexte généralisé de libération de la parole des femmes, proposer cette interview nous a semblé inopportun", écrit le journal.

Une lettre ouverte pour se défendre

La star disparaît peu à peu. On la voit en Anjou, où il possède une propriété à Tigné, au Portugal, en Turquie ou en République tchèque. "Il ne peut plus sortir comme il le faisait auparavant, même à l'étranger, où il reste l'acteur français le plus connu, on l'identifie facilement et sa liberté de circuler en est forcément restreinte", témoigne Raphaëlle Bacqué, la grande reporter du Monde qui a écrit, avec son collègue Samuel Blumenfeld, un livre sur l'acteur, Depardieu, une affaire très française.

Gérard Depardieu brise toutefois le silence en octobre 2023 dans une lettre ouverte publiée par Le Figaro, pour donner sa "vérité". "Jamais, au grand jamais, je n'ai abusé d'une femme", clame-t-il, en concédant avoir pu "blesser" et "choquer" lorsqu'il a "testé les limites" et "bousculé les certitudes" dans son métier d'acteur. "Je ne suis ni un violeur ni un prédateur. Je suis juste un homme…", avance-t-il. Une sortie médiatique qui "choque et scandalise" Carine Durrieu-Diebolt, l'avocate de Charlotte Arnould. D'autant qu'elle intervient alors qu'il est visé par une deuxième plainte, celle d'Hélène Darras, pour agression sexuelle sur le tournage de Disco en 2007– plainte classée sans suite pour prescription en janvier 2024 –, et qu'une 16e femme l'accuse de violences sexuelles.

"Le moment où l'opinion publique bascule"

Jusque-là silencieux vis-à-vis d'un "comportement problématique" qu'il "n'ignorait pas", selon les mots du producteur Marc Missonnier, le monde du cinéma français commence à prendre la parole. L'actrice Anouk Grinberg est la plus véhémente. Elle dénonce, dans le magazine Elle, "un silence assourdissant" et assure l'avoir "vu mettre des mains aux fesses à des femmes, leur toucher les seins, le sexe, tout en blaguant".

L'année 2023 se termine par une déflagration. La diffusion de l'émission "Complément d'enquête" sur France 2, en décembre, marque "le moment où l'opinion publique bascule", estime Raphaëlle Bacqué. On y voit notamment l'acteur lors d'un voyage en Corée du Nord en 2018, filmé par l'écrivain Yann Moix, tenir des propos sexuels et misogynes et sexualisant une petite fille. Une séquence dont l'acteur prétend qu'elle est manipulée, mais qu'un rapport d'huissier vient confirmer, assurant même que des propos encore plus outranciers ont été coupés au montage, révèle Le ParisienLa polémique ne retombant pas, la justice a fini, mi-octobre, par ordonner une expertise. Certes moins graves judiciairement que les plaintes portées contre le comédien, ces images l'accablent néanmoins.

L'opinion publique découvre soudain que le grand acteur qu'elle admirait était capable de la pire obscénité.  

Raphaëlle Bacqué, grande reporter au "Monde"

à franceinfo

"Il n'est pas un homme d'un seul bloc", note la journaliste, qui expose, d'un côté, "le ravissement devant l'extraordinaire acteur qu'il a été sous la direction des plus grands réalisateurs" et "le dégoût face à certains de ses comportements, presque toujours à l'encontre de femmes sans pouvoir, petites mains du cinéma ou jeune fille aspirant à devenir actrice". "Il est l'un et l'autre", insiste-t-elle. Ce comportement d'agresseur qui était tu, de par "un statut de star qui le protégeait", et "qui faisait que ceux qui produisaient ses films ne faisaient pas attention à ce qui pouvait se passer", comme l'admet Marc Missonnier, est dévoilé au grand jour.

L'ultime soutien public de ses défenseurs 

Gérard Depardieu peut quand même compter sur des soutiens. Ils sont 56 à signer une tribune publiée le jour de Noël dans Le Figaro. Ils y dénoncent le "lynchage", le "torrent de haine" et le "mépris d'une présomption d'innocence dont il aurait bénéficié, comme tout un chacun, s'il n'était pas le géant du cinéma qu'il est". "Lorsqu'on s'en prend ainsi à Gérard Depardieu, c'est l'art que l'on attaque", estiment-ils. On retrouve parmi les signatures celles d'amis, réalisateurs, actrices ou acteurs avec qui il a tourné : Bertrand Blier, Nathalie Baye, Carole Bouquet, Benoît Poelvoorde, Patrice Leconte ou encore Fanny Ardant, Jacques Weber et Josée Dayan.

Aujourd'hui, cette parole est plus rare. Certains signataires ont même regretté leur geste en découvrant le profil de Yannis Ezziadi, éditorialiste pour le magazine réactionnaire Causeur, à l'initiative de cette tribune. De nombreuses personnalités contactées par franceinfo durant le mois d'octobre ont refusé de s'exprimer. Son agent, Bertrand de Labbey, évoque "son devoir de réserve". La réalisatrice Josée Dayan, quant à elle, continue ne pas croire à ces accusations".

"Qu'il dise des saloperies, qu'il soit grivois, rabelaisien, oui, mais pendant des années, tout le monde a trouvé ça génial. Ça n'en fait pas un violeur."

Josée Dayan, réalisatrice

à franceinfo

Présente depuis plus de vingt ans dans l'entourage de l'acteur, Josée Dayan ne le voyait "pas tous les jeudis à 14 heures" mais entretenait avec lui "une vraie relation amicale avant le début du scandale". Et cela n'a pas changé depuis. "J'ai continué à le voir et à l'appeler, nous ne nous sommes pas vus physiquement récemment mais je lui ai parlé la dernière fois, il y a trois ou quatre mois", assure-t-elle. Ils n'ont pas évoqué l'affaire, ni le procès. "On a discuté des films qu'on a vus, des livres qu'il a lus, car il lit énormément", relate-t-elle.

L'acteur sait aussi décrocher son téléphone. Juste après la diffusion du "Complément d'enquête", "lui et sa fille Julie ont appelé Emmanuel Macron, qui est sensible à l'acteur", confirme Raphaëlle Bacqué. On ignore la teneur des échanges, mais le président de la République prend la défense de la star lors d'une interview dans "C à vous" sur France 5, en décembre 2023. "Il y a une chose dans laquelle vous ne me verrez jamais, ce sont les chasses à l'homme. Je déteste ça", appuie alors le chef de l'Etat. Lui ôter sa Légion d'honneur, comme le désire la ministre de la Culture de l'époque, Rima Abdul-Malak ? Hors de question, tranche Emmanuel Macron. Même si l'acteur a déclaré qu'il la mettait "à disposition", la Légion d'honneur est "un ordre qui n'est pas là pour faire la morale", assène le chef de l'Etat, dans une sortie médiatique très critiquée. Emmanuel Macron assurera plus tard, dans une interview à Elle, qu'il n'y a chez lui "aucune complaisance" vis-à-vis de Gérard Depardieu et qu'il n'a "jamais défendu un agresseur face à des victimes".

"Le cinéma est une industrie cruelle"

L'annonce d'un procès éloigne encore plus Gérard Depardieu des plateaux et le rapproche du banc des accusés. "Le scandale arrive alors qu'il était moins sollicité et n'avait plus vraiment de pouvoir, nuance Raphaëlle Bacqué. Pas forcément du fait de son comportement, mais d'abord parce que le cinéma est une industrie cruelle pour les acteurs et les actrices qui vieillissent." Les plaintes et mises en examen ont entériné un processus déjà entamé. Michel Hazanavicius décide de ne plus convier la star pour faire une voix sur son dessin animé La Plus Prestigieuse des marchandises. Entre 2019, année où il contacte l'acteur, et 2023, année du tournage, la situation de la star "avait changé", avait sobrement expliqué le réalisateur.

Une éviction qui illustre l'ostracisation de l'acteur. "Gérard Depardieu ne fera plus jamais de cinéma... hélas !", souffle Patrice Leconte, sur LCI. "Il me manque en tant qu'acteur, regrette Josée Dayan. Ce qui lui est arrivé ne peut pas faire du bien à sa carrière, il reste toujours des séquelles de la calomnie. Cela va être difficile de financer un film sur son nom." Pourtant, en mai, un projet de film international à gros budget, auquel Gérard Depardieu est associé, fait surface. Une annonce vite démentie par VMA, l'agence qui le représente, souligne Libération.

"Sa famille le soutient ; le reste, je ne sais pas"

A la télévision non plus, ses films ne sont plus diffusés. Après "Complément d'enquête", le groupe audiovisuel public suisse RTS annonce qu'il "évite de proposer des films où il incarne un des rôles principaux". France Télévisions n'a pas attendu l'émission pour agir. "Les révélations de Mediapart étaient trop énormes pour que le groupe ne fasse rien, déclare le directeur du cinéma du groupe, Manuel Alduy. On ne voulait pas laisser penser qu'on était indifférent à ce qui était en train de se passer autour de Gérard Depardieu."

Les chaînes du service public ne feront plus de soirées hommages, ni de cycles, mais certains des films de l'acteur, y compris des récents, sont encore diffusés, sur les antennes du groupe ou sur la plateforme de vidéos france.tv. Et concernant le financement de films, Manuel Alduy l'assure : "France Télévisions a mis en pause, après la diffusion du 'Complément d'enquête', des projets le temps de voir l'évolution de l'affaire et n'a reçu aucun projet de film avec Gérard Depardieu au casting depuis un an".

"L'image de Gérard Depardieu est abîmée, on renvoie la question au producteur : 'Comment pensez-vous rendre sains les tournages pour qu'il n'y ait pas de risque sur le plateau ?  Est-ce que sa présence peut avoir des conséquences économiques ?'"

Manuel Alduy, directeur du cinéma de France Télévisions

à franceinfo

Désormais, lorsque le nom de l'acteur revient, c'est presque toujours à la rubrique des faits divers. En mai, un paparazzi italien l'accuse de l'avoir agressé en plein cœur de Rome. La star française affirme de son côté s'être "interposée entre le paparazzi et sa compagne". Gérard Depardieu donne surtout l'image d'un homme seul, "comme souvent avec les personnalités exceptionnelles et les célébrités admirées", précise Raphaëlle Bacqué. "Il a une compagne actuellement, sa fille, ses petits-enfants, son ex-femme Elisabeth. Sa famille le soutient ; le reste, je ne sais pas", déclare Josée Dayan.

"Ce procès ne peut pas lui faire du bien"

"L'alcool joue un rôle non négligeable dans cette solitude, mais ce qui nous a frappés, Samuel Blumenfeld et moi-même, c'est que ceux qui composent son entourage tenaient plus de la petite cour d'employés que des amis fidèles et capables de le conseiller, analyse la grande reporter au Monde. L'épisode avec Yann Moix en Corée du Nord dit d'ailleurs quelque chose de cette solitude. Il accepte d'être de ce voyage, alors qu'il n'en est pas à l'initiative, par goût de l'aventure mais aussi par désœuvrement."

L'un des avocats de la star, Jérémie Assous, a affirmé vendredi à franceinfo que Gérard Depardieu "entend[ai]t comparaître devant le tribunal" pour son procès qui s'ouvre lundi à 13h30. Quelle qu'en soit l'issue, "ce procès ne peut pas lui faire du bien, estime Josée Dayan. Le public aime peut-être l'odeur de soufre, mais ses déclarations à l'emporte-pièce, son délire politique, ses relations avec la Russie, n'ont pas dû faire du bien à son image."

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