Du Sud au Nord, la vague des piscines privées déferle sur la France, à contre-courant de la crise climatique
Avec plus de trois millions de piscines creusées ou hors-sol, la France est l'un des plus gros marchés du monde. Mais cet essor, lié notamment à la hausse des températures dans l'Hexagone, n'est pas sans impact sur l'environnement.
Un gazon immaculé, trois transats confortables et un grand bassin rectangulaire de huit mètres par quatre. Bienvenue dans le jardin de Sonia et de sa famille. "Ça m'a toujours fait rêver d'avoir une piscine à la maison", commente cette animatrice socioculturelle. Alors, il y a quelques mois, la quadragénaire et son mari ont sauté dans le grand bain. En octobre 2021, les pelleteuses investissent leur terrain et construisent une piscine avec un muret de briques rouges autour de la terrasse. Des briques rouges ? Oui, Sonia et sa famille n'habitent pas dans le sud de la France, mais à Villeneuve-d'Ascq, dans le Nord.
"Tout le monde nous a dit : 'Non mais vous êtes complètement cinglés, une piscine dans le Nord ? Vous n'allez jamais l'utiliser !'", se remémore Sonia. La canicule du printemps et la pompe à chaleur dans le bassin leur ont donné tort. "On a eu la piscine en avril et depuis on se baigne tous les jours", se félicite cette mère de trois enfants. La famille rejoint ainsi les trois millions de ménages français à posséder une piscine creusée ou hors-sol dans leur jardin. Une passion française qui dévore peu à peu l'ensemble de l'Hexagone.
La France, vice-championne du monde
Depuis plusieurs décennies, la France cultive son exception en matière de piscines. "Nous sommes, et de loin, le premier marché européen et le deuxième mondial après les Etats-Unis", rappelle Stéphane Figueroa, président de la Fédération des professionnels de piscine (FPP) et directeur général de Fluidra France. Et ce n'est pas prêt de changer : "2021 a été une année historique, avec une hausse des constructions de l'ordre 30% !", ajoute le dirigeant avec un accent du Sud qui trahit ses origines, celles du cœur historique du marché français de la piscine.
En fouillant dans les données du cadastre français, franceinfo a récupéré le nombre précis de piscines creusées dans chaque commune. Et pour cause, tout bassin de plus de 10 mètres carrés doit être déclaré auprès de la Direction générale des finances publiques (DGFIP). Dans ce fichier, près de 1,5 million de piscines creusées sont ainsi référencées. "On observe des couronnes bleues autour des grandes villes du sud de la France, analyse le journaliste Jean-Laurent Cassely, auteur avec Jérôme Fourquet de La France sous nos yeux (Ed. Seuil). C'est la France qui va bien, qui a un peu de moyens et qui vit dans un pavillon."
Les champions de France de ce mode de vie se trouvent dans le Vaucluse et le Var, où environ 15% de l'ensemble des logements sont équipés d'une piscine creusée. Ce chiffre grimpe parfois beaucoup plus haut. A Roquefort-les-Pins (Alpes-Maritimes), la forêt de résineux a dû laisser la place à une forêt de piscines depuis la fin du siècle dernier. Aujourd'hui, la commune de 7 000 habitants, connue pour son micro-climat très favorable, compte pas moins de 2 000 piscines.
La piscine pour tous
Cette folie de la piscine a débuté dès les années 1990 dans la région. A cette époque, ce boom est porté par des fleurons industriels made in France. Le premier d'entre eux, les piscines Desjoyaux, est aujourd'hui le leader mondial du marché, avec pas moins de 13 000 bassins construits l'année dernière. "On a été les artisans de la démocratisation de la piscine depuis plus de vingt ans", se félicite le PDG, Jean-Louis Desjoyaux. Au fil des années, les prix des piscines ont en effet fondu pour laisser la place à de nouveaux acheteurs. La part des possesseurs de piscines chez les employés, les ouvriers et les agriculteurs a ainsi bondi de dix points en quatre ans, selon une étude commandée par la FPP.
"Notre nouvelle cible, ce sont les classes moyennes. On est tout public désormais."
Jean-Louis Desjoyaux, PDG des piscines Desjoyauxà franceinfo
En réalité, c'est surtout la diversification du marché de la piscine qui lui a permis de se démocratiser. "A l'inverse du barbecue, qui s'est peu à peu embourgeoisé avec des modèles de plus en plus onéreux, la piscine est plutôt redescendue en gamme, notamment avec l'essor des piscines hors-sol abordables", analyse le journaliste Jean-Laurent Cassely. Ce type de modèle permet de s'offrir un grand bassin pour moins de 10 000 euros, contre au moins le double pour une piscine enterrée. Dans le même temps, l'idéal de la piscine s'est peu à peu généralisé. Tout le monde veut un morceau de ce rêve."
La ruée vers le Nord
Les professionnels de la piscine ont alors démarré leur ruée vers le Nord. "Le marché progresse énormément au-dessus de Lyon et de Bordeaux, jusqu'en Bretagne", confirme le président de la Fédération des professionnels de piscine. D'ailleurs, Stéphane Figueroa a ouvert sa dernière agence de distribution de matériel de piscine... à Lille. "Vous m'aurez dit ça il y a dix ans, je vous aurais dit : 'Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse à Lille ? Je me serais plutôt installé à Nice. Mais maintenant, Lille est un très très bon marché", poursuit le directeur général de Fluidra.
"Aujourd'hui, a contrario de ce que l'on pourrait penser, on fait plus de piscines dans le centre que dans le midi de la France. La tendance s'est véritablement inversée."
Jean-Louis Desjoyaux, PDG des piscines Desjoyauxà franceinfo
"En quinze ans, j'ai doublé mon nombre de constructions", confirme le gérant de Nord Piscine et Spa, Vincent Bouffel. Il ajoute : "Et encore, j'aurais pu faire plus. Je n'ai que doublé parce que je préfère avoir une petite entreprise et suivre de près mes chantiers." Le compteur aurait même pu s'envoler en 2020 et 2021. "Au moment du confinement, on avait 40 demandes par jour, se remémore le Nordiste. On ne s'est pas arrêtés de travailler, mais on n'a pas pu traiter des centaines de demandes."
Partout en France, les restrictions liées au Covid-19 ont fait exploser le marché de la piscine privée. "On a vu une grosse demande de gens qui devaient fait une croix sur leurs vacances. Ils cherchaient absolument un point d'eau", se remémore Jérôme Agisson, pisciniste d'Ile-de-France, en observant le trou béant creusé devant une maison cossue de Varennes-Jarcy (Essonne). Au fond, une dalle de béton a déjà été coulée et une première rangée de moellons forment un rectangle de 7 mètres sur 3,5. Une piscine de plus à venir dans la région.
Merci le réchauffement climatique
Au delà du Covid-19, un mouvement plus profond a fait déferler la vague des piscines privées sur l'ensemble de l'Hexagone : le réchauffement climatique. Si les professionnels de la piscine évitent de prononcer le mot, tous reconnaissent que la hausse des températures jouent en leur faveur. "C'est une aubaine, reconnaît Jean-Louis Desjoyaux. Il n'y a plus ce frein du froid ou du chaud en France."
"A Lille, maintenant on a le temps qu'il y avait à Rennes dans les années 1970. Et Strasbourg a la météo de Lyon. Tout ça est propice pour nous."
Vincent Bouffel, pisciniste dans le Nordà franceinfo
Equipées de grosses pompes à chaleur et de toits rétractables, les piscines peuvent conquérir la France du Sud au Nord sans risquer le coup de froid. "Avec le réchauffement climatique, la France piscinable est en train de s'étendre", note le journaliste Jean-Laurent Cassely. Pourtant, plus qu'une solution individuelle face à la crise climatique, la piscine creusée pourrait bien se transformer en meilleur ennemi des dérèglements en cours.
Un impact "non négligeable"
Pour connaître l'impact carbone d'une piscine, le développeur Maël Thomas a créé un calculateur dont le code est ouvert à tous. Une piscine de 20 m2 chauffée par une pompe à chaleur représente ainsi une empreinte carbone de 250 kg de CO2 par an, soit un aller/retour en avion entre Paris et Marseille. "Je cherche à donner aux gens des ordres de grandeur, explique le développeur, qui travaille également pour l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Et l'impact de la piscine n'est pas négligeable." Pour rappel, chaque personne devrait limiter son empreinte carbone à deux tonnes de CO2 par an afin de respecter l'Accord de Paris.
L'explosion du nombre de piscines individuelles exerce aussi une pression sur la ressource en eau. "Une piscine augmente environ de 10 à 15% la consommation d'eau annuelle d'une famille de quatre personnes", affirme Nicolas Roche, professeur à l’université Aix-Marseille et spécialiste de l'eau. Un impact, encore une fois "non négligeable", selon l'expert, mais qu'il faut mettre en perspective. "Si vous arrosez régulièrement votre pelouse, cela peut être beaucoup plus", tempère-t-il.
Le paradoxe de la piscine
Comme avec la climatisation, les propriétaires de piscines individuelles nagent entre deux eaux. "On est en plein dans le paradoxe de la période de transition actuelle", analyse Jean-Laurent Cassely. "Beaucoup de gens achètent une piscine parce qu'individuellement cela va leur permettre de mieux vivre le réchauffement ; alors que collectivement, cela ne va pas dans le bon sens", résume le journaliste. "Ce n'est pas la meilleure adaptation face au changement climatique", euphémise la chercheuse du CNRS Florence Habets, spécialiste des ressources en eau.
"La meilleure adaptation au réchauffement climatique ce sont des aménagements collectifs, plus économes en eau et en énergie... Et bien sûr, la possibilité de se baigner dans le milieu naturel, s'il n'était pas aussi pollué !"
Florence Habets, chercheuse au CNRSà franceinfo
Malgré ces alertes, la piscine individuelle continue de creuser sa place dans la vie de plus en plus de Français. "La piscine vient couronner le mode de vie de la France pavillonnaire, elle fait partie du package idéal", analyse Jean-Laurent Cassely. Ce n'est pas Sonia et sa famille à Villeneuve-d'Ascq, qui dira le contraire : "Maintenant, on peut passer notre mois de juillet dans le Nord. Il fait beau, on a de moins en moins de pluie et les enfants jouent dans la piscine toute la journée."
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