: Grand entretien Pourquoi le Forum économique mondial de Davos fascine-t-il autant les complotistes ?

Le "Great Reset", ce prétendu plan secret destiné à "soumettre l'humanité", la soi-disant annonce de l'"élimination" de quatre milliards d'être humains d'ici à 2050 à la suite d'"épidémies"... Depuis sa création en 1971, le Forum économique mondial de Davos est au cœur de tous les fantasmes conspirationnistes. "J'aimerais que les gens qui attaquent le forum, ou qui m'attaquent moi, lisent mieux ce que j'écris ou ce que je dis, parce que quasiment toutes les citations qui circulent autour de moi sont fausses", déplorait en 2023 auprès de franceinfo le cofondateur du sommet, Klaus Schwab.

Pour la 54e édition de ce rendez-vous de l'élite mondiale, près de 2 500 dirigeants, entrepreneurs et scientifiques sont attendus, du lundi 15 au vendredi 19 janvier, dans la luxueuse station de ski des Alpes suisses, autour du thème "Reconstruire la confiance". Alors que la désinformation est considérée par des experts de Davos comme la plus grande menace pour le monde en 2024, franceinfo s'est entretenu avec Michael W. Mosser, directeur exécutif du Global Disinformation Lab de l'université d'Austin, au Texas (Etats-Unis), afin de mieux comprendre pourquoi ce sommet attise tant l'imagination des complotistes.

Franceinfo : Comment expliquer que le Forum économique mondial de Davos soit la cible de tant de théories du complot ?

Michael W. Mosser : Davos a toujours été la cible de théories du complot, et ce, depuis sa création en 1971. Ces rencontres ont suscité des interrogations, surtout en raison de leur nature. Elles rassemblent l'élite mondiale des affaires, de la politique, de la culture, dans un cadre qui, pour beaucoup de gens à travers le monde, est emblématique d'une perspective élitiste et secrète.

"L'idée que les 1% de dirigeants [les plus importants] de la finance et la politique mondiales se réunissent au même endroit a toujours été propice aux théories du complot."

Michael W. Mosser, directeur exécutif du Global Disinformation Lab

à franceinfo

Sur la chaîne d'information américaine Fox News, dans une intervention relayée par des comptes complotistes français, un entrepreneur accuse Davos d'employer "la peur et la manipulation" afin d'instaurer un "grand gouvernement". Le Forum a aussi été qualifié par l'eurodéputé populiste croate Mislav Kolakusic "d'organisation avec le plus grand nombre de conspirateurs au monde", ayant pour ordre du jour "des guerres, une pandémie et des politiques de soi-disant transition verte". Que révèlent ces élucubrations ?

L'année dernière, à Davos, on discutait de l'impact de la pandémie et du rôle que les autorités mondiales de la santé doivent jouer pour prévenir la suivante. Cela se transforme en une théorie du complot selon laquelle Davos aurait été, d'une manière ou d'une autre, impliqué dans la propagation du Covid-19 pour maintenir le contrôle sur les gens ordinaires. Même chose pour le récit autour du changement climatique : il s'agirait d'empêcher les personnes individuelles d'avoir le contrôle sur leur destin, dans les pays du monde entier.

"S'il fallait retenir un seul récit rassemblant toutes les théories du complot de Davos, c'est la perte de contrôle des individus, et le transfert de ce contrôle à une infime fraction de l'élite mondiale."

Michael W. Mosser

à franceinfo

C'est vrai que Davos représente un groupe assez restreint, lorsque l'on pense aux huit milliards de personnes sur la planète. Un nombre restreint de personnes dans une toute petite ville, dans un tout petit pays, sur un continent qui est le plus petit du monde.

Existe-t-il un profil type de propagateur de désinformation sur Davos ?

Il n'y en a pas. Il existe des conspirationnistes très instruits, et d'autres qui ne le sont pas. Il y a des complotistes qui proviennent de l'extrême droite, c'est-à-dire des idéologies de type néofasciste ou néonazie. Mais il y a aussi des conspirationnistes qui proviennent de l'extrême gauche.

"Si Davos a fait quelque chose, c'est unir les théories du complot mondiales, tant de la gauche que de la droite dure."

Michael W. Mosser

à franceinfo

Ces théoriciens du complot pensent que l'élite capitaliste mondiale tente de contrôler les masses. Ils ne peuvent se contenter de l'explication la plus simple, qui est l'objectif de Klaus Schwab au départ : faire en sorte que le capitalisme fonctionne pour la planète, avec l'ensemble des parties prenantes. Ils prennent une explication très simple et la transforment en quelque chose d'extraordinairement compliqué, et beaucoup plus complexe.

Mais pour qu'une théorie du complot naisse et devienne populaire, elle doit se baser sur des éléments ayant un "fond de vérité", comme l'ont constaté des chercheurs de l'université de Californie à Los Angeles. Quel serait ce fondement de véracité concernant Davos ?

Les meilleures théories du complot sont en effet celles qui commencent par la vérité. Concernant Davos, il est vrai que pour y rentrer, non seulement il faut payer des frais très élevés, mais il faut aussi être membre du Forum économique mondial. Et cela peut coûter jusqu'à 200 000 dollars ou plus pour les entreprises. Donc ni vous, ni moi n'irons à Davos de sitôt.

A sa création en 1971, Davos n'était qu'un "Symposium du management européen", destiné à diffuser les méthodes de management anglo-saxonnes à travers l'Europe. Aujourd'hui, des dirigeants politiques comme le Premier ministre chinois Li Qiang, le président ukrainien Volodymyr Zelensky ou son homologue français Emmanuel Macron y défilent. A quoi le Forum économique mondial sert-il réellement ?

Davos a été initié par l'économiste allemand Klaus Schwab en 1971, dans le but essentiel de rendre le capitalisme plus humain, et de tenter de sensibiliser certains États du monde à la nature du capitalisme, à savoir qu'il est axé sur le profit et qu'il se préoccupe peu des questions sociales. Davos a toujours cherché à être davantage qu'une simple réunion, mais plutôt un forum pour définir l'ordre du jour d'un capitalisme avec une conscience.

Bien sûr, pour ce faire, il devait impliquer des dirigeants d'entreprises mondiales, des PDG des 100 meilleures entreprises du monde, mais aussi des politiciens. Bill Clinton a été le premier président américain à assister à Davos, en 2000. Cela a fait une très forte impression, comme vous pouvez l'imaginer. Aujourd'hui, quand un président va à Davos, cela lui confère une crédibilité.

Au Forum économique mondial, on traite de questions telles que l'équité sociale et l'inégalité dans le capitalisme, le rôle des entreprises dans la gestion de problèmes tels que la guerre et les conflits dans le monde, le réchauffement climatique... Ce sont toutes des questions majeures, abordées par les plus hauts niveaux de la sphère des affaires et de la politique dans le monde. Ce qui peut pousser ceux qui ne sont pas impliqués à se demander ce qu'il s'y passe "réellement".

Qu'est-ce que Davos pourrait faire pour démystifier ces théories du complot ?

J'aurais vraiment aimé avoir la réponse, car si je l'avais, je serais à Stockholm en train de recevoir le prix Nobel de la paix ! La désinformation, c'est un problème qui va bien au-delà de Davos.

Toute organisation mondiale qui va être confrontée à des théories du complot devrait faire preuve de pédagogie, et faire passer des messages de ce genre : "Regardez, voici la liste des invités, et tout ce que nous allons faire. Voici les sujets dont nous allons parler. Évidemment, il arrivera que des PDG discutent entre eux, qu'ils tiennent des conversations privées dans les couloirs. Ces réunions informelles ne seront pas nécessairement enregistrées, et vous, le public mondial, n'aurez pas de transcriptions. Mais tout ce qui est public sera publié et accessible à tout le monde." Ça n'éliminera pas les théories du complot, mais ce seront autant de vraies informations de diffusées.

Il y a de la transparence à Davos : une grande partie de ce qui se passe au Forum est rendue publique et accessible en streaming. Les transcriptions des réunions, discours et conférences de presse, du moins celles qui sont publiques, sont disponibles en ligne.

"La clé pour démystifier toute théorie du complot, c'est la transparence."

Michael W. Mosser

à franceinfo

Il faut rappeler qu'il n'y a rien à cacher. La difficulté, bien sûr, c'est que les théoriciens du complot restent sceptiques face à cet argumentaire. "Oh, le fait que vous disiez que vous n'avez rien à cacher signifie que vous avez quelque chose à cacher", disent-ils. A ce stade-là, je hausse les épaules et je leur réponds : "Je ne sais pas ce que je peux vous dire de plus !"