Reportage "Lactalis nous a trahis" : un éleveur laitier dénonce la réduction des volumes de lait collecté par le géant français

Article rédigé par Robin Prudent - envoyé spécial dans les Deux-Sèvres
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Etienne Morin dans son exploitation, à Boussais (Deux-Sèvres), le 30 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)
Le numéro un mondial des produits laitiers a annoncé qu'il allait diminuer, à partir de fin 2024, les volumes de lait acheté dans les fermes françaises. "Un coup de massue" pour ce producteur des Deux-Sèvres, dont l'exploitation familiale livre du lait à Lactalis depuis plus de cinquante ans.

"On se fait virer !" Dans le petit bureau de son exploitation laitière, à Boussais, dans les Deux-Sèvres, Etienne Morin annonce la nouvelle à un voisin venu prendre l'apéritif, lundi 30 septembre. Lactalis vient de le prévenir qu'il allait rompre son contrat de collecte de lait d'ici un an. "Non ? Tu fais partie de la liste ?" interroge l'invité, en refusant d'y croire. Cela faisait plus de cinquante ans qu'Etienne Morin, son père, et son grand-père avant lui, fournissaient le géant français des produits laitiers. "Balancer des producteurs comme ça, c'est un manque de respect. Lactalis nous a trahis", fulmine l'éleveur de 35 ans.

A travers le bocage environnant, l'annonce de Lactalis a fait l'effet d'une bombe. "Dans le nord du département, on est une vingtaine de producteurs à être concernés", estime Etienne Morin. C'est aussi le cas de dizaines d'autres en Vendée et dans le Maine-et-Loire tout proche. "On est déjà plus très nombreux à faire du lait ici... et ils vont dégoûter les derniers", souffle l'éleveur. Au total, le numéro un mondial des produits laitiers a annoncé qu'il allait réduire sa collecte annuelle "de l'ordre de 450 millions de litres" à partir de fin 2024. Soit environ 9% de la quantité de lait acheté en France. Et les premiers concernés sont les producteurs des "zones Est et Sud Pays de Loire à horizon 2026", précise le groupe dans un communiqué (PDF).

Sidération et colère

L'annonce est arrivée jusqu'aux oreilles d'Etienne Morin jeudi 26 septembre. Le soleil n'est pas encore levé, mais le producteur se trouve déjà en salle de traite, comme tous les jours dès 6h30 du matin. "Je n'avais pas dormi de la nuit à cause de l'orage qui avait couché tous mes maïs", se remémore-t-il. Alors quand il entend la décision de Lactalis à la radio, la matinée s'assombrit encore.

Etienne Morin dans son exploitation, à Boussais (Deux-Sèvres), le 30 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

A peine le temps de passer quelques coups de fil aux collègues du secteur qu'il reçoit à son tour un appel du technicien de la laiterie. "Je me suis dit 'Oh, là ça pue'", commente le producteur laitier. "Il nous a juste informés que le contrat allait s'arrêter. Que le lait de notre secteur ne les intéressait plus." En quelques minutes, l'affaire est pliée. Etienne Morin cherche ses mots pour décrire sa réaction. "Un coup de massue", "scotché".

"Certains disent que c'est comme se faire licencier... mais c'est bien pire ! Nous, on ne touche rien et on a les prêts de l'exploitation à rembourser."

Etienne Morin, éleveur laitier

à franceinfo

Un deuxième appel ne tarde pas à arriver. Cette fois, c'est le responsable approvisionnement de la région Ouest de Lactalis au bout du fil. "Il nous dit qu'ils vont avoir recours à un cabinet extérieur pour nous chercher des solutions", explique l'agriculteur, sans avoir l'air d'y croire. Malgré la colère, Etienne Morin n'est pas du genre à hausser la voix au téléphone. "C'était franc, mais je suis resté calme. Le gars au téléphone m'a dit qu'il s'était fait insulter", relate-t-il.

Trois générations chez Lactalis

Dans son communiqué, publié le 25 septembre dans la soirée, Lactalis assure que cette décision "difficile" sera "progressive entre 2024 et 2030". Mais le compte à rebours est déjà lancé pour Etienne Morin. Le camion-citerne du groupe ne passera plus dès la fin du mois de novembre 2025. Un bouleversement pour cette exploitation familiale, bordée par les maisons de l'éleveur, de ses parents et de ses grands-parents, au cœur du village.

Depuis plus de cinq décennies, les trois générations d'agriculteurs voient passer le collecteur du groupe tous les trois jours. Et en quelques années, le trentenaire a fait passer la production annuelle de 730 000 litres de lait à 1,3 million de litres. "On nous a poussés à intensifier l'exploitation pour couvrir nos charges", explique Etienne Morin. Avec le numéro un des produits laitiers comme acheteur, l'éleveur se pensait à l'abri des aléas : "On voit bien des petites coopératives qui ont parfois des ennuis, mais nous, on se disait : 'Ce n'est pas demain que Lactalis va fondre les plombs'."

C'était compter sans la nouvelle stratégie de l'entreprise, dont le siège historique est implanté à Laval (Mayenne), à moins de 200 kilomètres de l'exploitation. Le groupe avait déjà prévenu qu'il réfléchissait à réduire la production laitière globale. "Nous étions déjà tout au sud de leur bassin laitier, et maintenant, ils nous disent que nous sommes trop loin", explique, fataliste, l'éleveur, dont le lait est envoyé à la laiterie de Saint-Florent-le-Vieil, dans le Maine-et-Loire, pour y être transformé en poudre. "Je pensais bien que cela arriverait un jour... mais pas si tôt que ça."

"On aime notre métier"

L'entreprise estime nécessaire "de se recentrer sur les produits de grande consommation français, mieux valorisés car moins sujets aux aléas des marchés mondiaux". Fini, donc, les produits industriels vendus sur les marchés de "commodités laitières", comme la poudre de lait. Ces denrées seraient trop fortement soumises aux aléas des cours mondiaux.

"Lactalis réfléchit en termes de rentabilité. Ils font comme toutes les industries qui délocalisent hors de France."

Etienne Morin, éleveur laitier

à franceinfo

D'ici un an, Etienne Morin va devoir tout changer pour pouvoir survivre. La reconversion ? "Impossible", tranche net l'éleveur : "Avec les prêts, on ne peut pas... et on aime notre métier !" Malgré des négociations difficiles sur le prix du lait et le mouvement de colère des agriculteurs au début de l'année, "on était fiers de bosser pour Lactalis", assure le trentenaire.

Après des années de combats, Lactalis avait fini par annoncer, au printemps, une nouvelle formule de calcul du prix du lait, en prenant en compte un "prix de revient agricole", c'est-à-dire l'estimation de ce que doit recevoir un éleveur pour pouvoir gagner sa vie. Résultat : le lait produit par Etienne Morin lui est actuellement acheté 437,80 euros les 1 000 litres. "Ce n'était pas trop malNous, on pensait continuer avec Lactalis", commente l'éleveur, qui conjugue désormais tout au passé. Au supermarché, il a également arrêté d'acheter les fromages Président, l'une des marques les plus connues du groupe Lactalis.

"Rebondir", à tout prix

Le voilà désormais à la recherche d'un nouveau collecteur. "Il faut rebondir, on n'a pas le choix", souffle-t-il, après avoir enlevé sa combinaison de travail. Dans son viseur : une coopérative qui produit du beurre AOP Charentes-Poitou. "Mais leur cahier des charges est beaucoup plus strict, on va devoir encore investir et cela risque de nous déstabiliser", hésite le producteur.

Victor Morin dans l'exploitation de son frère, à Boussais (Deux-Sèvres), le 30 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Tout son projet de vie est chamboulé par la décision de Lactalis. "On voulait aussi installer deux robots de traite pour gagner un peu de confort de vie", explique l'éleveur, en se touchant les épaules, déjà abîmées par des années de traite manuelle. Mais impossible, désormais, d'être sûr d'avoir la trésorerie suffisante pour ce coûteux investissement.

Etienne Morin n'est pas le seul à être emporté par la volte-face de Lactalis. Dans la salle de traite, son petit frère, Victor, pourrait lui aussi payer les pots cassés. Le jeune agriculteur comptait s'installer sur l'exploitation en 2027. Mais il s'interroge : "Est-ce qu'on va pouvoir faire ce qu'on avait prévu ? Est-ce qu'il y aura encore de la place pour tout le monde ici, une fois que Lactalis sera parti ?"

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