: Enquête Fermes agrivoltaïques : un million d’hectares de projets, le boom financier d'une bulle énergétique
Le soleil irradie les vallons et bosquets du sud de la Vienne en cette fin du mois d'octobre dernier. Réunis sur la ferme de La Combe, dans la commune d’Adriers, des agriculteurs, élus, riverains et militants se succèdent au mégaphone pour protester contre le risque de voir leurs terres et la lumière qui les baignent rachetées par un riche investisseur. L’ancien patron de Bricorama y convoite une ferme de 630 hectares qu’il souhaite en partie couvrir de panneaux solaires. "Les terres de cette ferme viennent d’être vendues à des prix astronomiques pour un projet de photovoltaïque au sol, s’insurge Éric Duputier, agriculteur d’une commune voisine et président de l’association Les prés survoltés. Résultat : ça empêche tout le monde de s’agrandir ou de s’installer. On s’aperçoit que tous ces gros investisseurs [...] mettent une pression énorme sur le monde agricole aujourd’hui alors que peut-être un dixième des projets verra en fait le jour."
Les inquiétudes sur l’installation de projets d’énergie renouvelable ne sont pas nouvelles : éoliennes, panneaux photovoltaïques ou barrages déclenchent depuis longtemps des mouvements de résistance. Mais depuis quelques années, les zones rurales voient fleurir un nouveau genre de production électrique : l’agrivoltaïsme, combinaison dans les mots et dans le principe entre activité agricole et panneaux solaires.
Eiffage et TotalEnergies : une bonne affaire pour les énergéticiens
L'agrivoltaïsme est un concept "made in France" développé à l’Institut national de la recherche agronomique et environnementale (Inrae) par Christian Dupraz, directeur de recherche, qui a publié ses premiers travaux sur le sujet en 2011 : "C’est une manière intelligente de mieux utiliser la lumière du soleil, explique-t-il à la cellule investigation de Radio France. Les cultures et les pâtures captent à peu près un tiers de la lumière et donc les deux tiers de la lumière du soleil qui tombent dans les champs ne sont pas utilisés pour la production agricole. L’idée était de mieux tirer profit de cette lumière en la partageant entre la production d’énergie et la production agricole."
D’après les calculs du chercheur, le potentiel est énorme : 300 000 hectares d’agrivoltaïsme, soit 1% de la surface agricole utile française, suffiraient à produire autant que tout le parc actuel de centrales nucléaires. Et tout cela pour un coût bien inférieur aux panneaux montés sur les bâtiments. Une bonne affaire donc pour les énergéticiens. Parmi eux, se trouvent des grands noms comme Eiffage, avec sa filiale Sun’Agri (voir la vidéo ci-dessous) ou TotalEnergies, mais aussi de nombreuses start-ups créées pour profiter de ce nouveau business.
"10 à 15 coups de téléphone par jour !"
Depuis quelques années, ces entreprises battent la campagne en brandissant de généreux contrats sous forme de bail. Le promoteur agrivoltaïque propose une rémunération à l’année pour installer des panneaux sur une partie de l’exploitation.
"C’est un ami au foot qui m’a demandé si j’étais intéressé par une centrale photovoltaïque. Je me suis inscrit sur un site, la Ferme Solaire, et j’ai tout de suite été démarché par trois développeurs, raconte Benoît Deschamps, agriculteur bio installé dans le sud de la Vienne sur une exploitation de 150 hectares. Ce que ces gens recherchent, ce sont des agriculteurs en activité, ils veulent avoir la certitude que la production sera viable une fois la centrale installée." Une affaire conclue en quelques semaines, dans de bonnes conditions : 55 hectares de panneaux [soit l’équivalent de 110 terrains de football] seront installés sur des mâts pour permettre aux moutons de Benoît Deschamps de gambader à l’ombre.
Mais il arrive aussi régulièrement que des exploitants refusent les propositions, ce qui n’empêche pas les entreprises de continuer à les démarcher. C’est le cas de Noéma Belinger, éleveuse en Charente : "J’avais remarqué que lors de l’enquête d’utilité publique, ils avaient pris une photo de ma maison. Je m’y suis opposée et je l’ai fait savoir au maire. Suite à ça, j’ai reçu énormément de coups de téléphone, jusqu’à 10 ou 15 par jour, des courriers sollicitant des rencontres…"
"Mais cette course au maximum de projets est en train de créer une véritable bulle."
Antoine Nogier, co-président de l’association France Agrivoltaïsmeà la cellule d'investigation de Radio France
Un témoignage auquel font écho de nombreux autres recueillis par la cellule investigation de Radio France dans les départements où l’agrivoltaïsme se développe : la Vienne, la Charente, les Landes, la Meurthe-et-Moselle… Un mouvement dont les pouvoirs publics n’ont pas encore pris la mesure car les promoteurs n’avaient pour l’instant aucune obligation de signaler leurs projets. À mesure que les contrats se concluent, les dépôts de permis de construire affluent vers les mairies.
"Ce sont des milliers de projets, peut-être même des dizaines de milliers, qui sont en développement aujourd’hui sur l’ensemble du territoire, estime Antoine Nogier, co-président de l’association France Agrivoltaïsme et fondateur de l’énergéticien Sun’Agri. Il n’y a rien de plus tentant que l’espace agricole, il est quasi illimité, poursuit-il. Le chiffre d’un million d’hectares a été remonté par des organisations agricoles."
Bras de fer entre les ministères de l’Agriculture et de l’Énergie
Face à ce risque de bulle qui devrait alerter les pouvoirs publics, les énergéticiens sont en position de force. Car pour réussir la transition énergétique, l’Union européenne a fixé des objectifs de production d’énergie renouvelable à tous les États pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Or, en 2020, la France a été le seul des 27 à ne pas atteindre la cible : 19% de l’énergie consommée provenait de sources renouvelables, soit 4 points en dessous de l’objectif de 23%. Un retard sanctionné par une amende de 500 millions d’euros exigés par l’UE et que la France refuse de payer.
Face à cette situation, une loi pour l’Accélération de la production des énergies renouvelables, dite "loi Aper", a été promulguée le 10 mars 2023. Parmi les solutions clefs mises en avant figure l’agrivoltaïsme, une source importante et peu coûteuse d’énergie renouvelable dont le déploiement devait être encadré par un décret complétant la loi. Loin d’être une simple formalité, le débat pour établir les règles a duré un an, tournant au bras de fer entre les deux ministères concernés, Énergie et Agriculture, avec en arrière-plan les entreprises intéressées par ces projets.
"Il y a eu une vraie négociation entre l’ensemble des syndicats agricoles et des représentants du monde de l’énergie, explique Elsa Souchay, journaliste indépendante qui a suivi les tractations pour les médias Reporterre et Contexte, avec comme arbitres les ministères de l’Énergie et de l’Agriculture. Et à l’arrivée, ce sont plutôt les énergéticiens qui ont tiré leur épingle du jeu."
Le texte de loi final pose deux limites : les panneaux ne doivent pas couvrir plus de 40% de la surface de la parcelle et la production agricole ne doit pas baisser de plus de 10% par rapport à la normale. Un compromis qui, d’après les études disponibles, est impossible à tenir.
"La réglementation demande aux agriculteurs de faire des miracles"
"Toutes nos études à l’Inrae montrent qu’au-delà de 20% de taux de couverture, nous avons des baisses de rendement significatives pour pratiquement toutes les cultures, soupire Christian Dupraz. De ce point de vue là, la réglementation demande donc aux agriculteurs de faire des miracles. C’est la raison pour laquelle, à l’Inrae, nous avions recommandé de mettre un plafond de 20% au taux de couverture des installations agrivoltaïques. Ça n’a pas été suivi par la loi Aper, nous craignons donc qu’en l’état, elle soit inapplicable."
Les agriculteurs vont-ils faire les frais d’une loi ne prenant pas en compte la réalité du terrain ? Ce n’est pas ce que pense l’ex-ministre de la Transition énergétique, désormais à la Transition écologique. À l’époque de l’élaboration de la loi, Agnès Pannier-Runacher semble avoir pesé dans l’arbitrage final sur l’agrivoltaïsme. Cette dernière déclare à la cellule investigation de Radio France avoir étudié des projets avec une couverture "à 30 et 40%" de panneaux solaires "qui augmentait singulièrement le rendement". Pour l’affirmer, la ministre cite des "travaux de l'Afnor", l'Association française de normalisation, l’organisme qui attribue des labels en fonction de leur conformité aux normes officielles, montrant que "deux tiers des projets avaient des taux de couverture entre 35% et 40% et néanmoins étaient en augmentation de rendement".
Vérification faite, L'Afnor dispose en effet depuis peu d’un label "agrivoltaïsme". En revanche, aucun rapport ou étude n’a été produit à ce sujet par l’institut, qui ne se réfère qu’aux travaux de l’Inrae et de l’Ademe, l'Agence de la transition écologique. Interrogée par la cellule investigation de Radio France sur l’inexistence des sources sur lesquelles elle dit s’appuyer, Agnès Pannier-Runacher n’a pas donné suite.
"Une concurrence déloyale entre production énergétique et production agricole"
Dans le nord de la Charente, des dizaines de milliers de châssis équipés de panneaux se déploient sur les flancs du bocage du village de Chassiecq, formant un lac solaire qui ruisselle jusqu’aux haies.
"C’est un projet de 31 hectares, lancé par un Allemand qui a acheté 101 hectares de terre à un agriculteur qui prenait sa retraite. Et il va aller au-delà parce que la loi l’autorise à aller jusqu’à 40% de la superficie, fulmine Nathalie Mazoin, riveraine et cofondatrice de l’association Apache opposée à l’agrivoltaïsme. On a appris l’existence de ce projet par hasard, par un voisin agriculteur, un jeune qui élève des moutons. Lui aurait bien voulu pouvoir s’étendre et racheter quelques parcelles. Sauf que c’est beaucoup trop cher. Et des projets comme ça, on en trouve à Champagne-Mouton (25 hectares), Chasseneuil (30 hectares), Manneau, Saint-Maurice-des-Lyons, Lessape, Pleuville… Il y en a un peu partout en Charente."
D’autres départements où l’agrivoltaïsme explose sont confrontés aux mêmes difficultés. C’est notamment le cas des zones d’élevage où les reprises de terre sont difficiles et les départs en retraite nombreux. Dans ces régions en difficulté, certains porteurs de projet rachètent directement les terres pour y installer un projet agrivoltaïque clefs en main, au risque de bloquer l’accès à la terre.
"On voit déjà les effets complètement pervers du modèle puisque des investisseurs viennent ici pour acheter une ferme dans l’optique de la valoriser pour faire de l’agrivoltaïsme, déplore Nicolas Fortin, exploitant dans la Vienne et secrétaire national de la Confédération paysanne. Aucun agriculteur du coin ne peut mettre 8 000 euros de l’hectare pour des terres qui ont un faible potentiel et sont destinées à l’élevage. On installe ainsi une concurrence complètement déloyale entre la production agricole, qui est pour nous essentielle, la production alimentaire et la production énergétique."
Et quand bien même l’activité agricole serait maintenue, certains acteurs s’inquiètent du fait que les exploitants risquent de délaisser certaines productions agricoles, moins compatibles avec la production énergétique.
Une inquiétude partagée par Nicolas Agresti, directeur des études à la Fédération nationale des Safer, Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, le régulateur du foncier agricole : "Si vous êtes éleveur de brebis laitières et qu’on installe des panneaux solaires sur le terrain que vous exploitez, vous pourriez être tenté, si vous avez un revenu complémentaire, de basculer sur une production qui sera de l’ovin viande, par exemple, avec une charge de travail importante mais sans commune mesure avec celle d’un producteur laitier. Nous sommes préoccupés par le risque d’une perte de chiffre d’affaires du fait de la bascule vers de l’élevage bovin ou ovin."
Un impact sur l’écosystème
Autre inquiétude : dans certaines régions où la population est vieillissante et où l’agrivoltaïsme se développe, il apparaît comme un complément de retraite alléchant. Mais une terre confiée à un promoteur, c’est autant d’hectares qui ne seront pas remis sur le marché du foncier agricole. Dans sa communauté de communes du sud de la Vienne; dont elle est la vice-présidente, Gisèle Jean, maire de Quéaux, a vu passer ces derniers mois pas moins de 200 projets correspondant à 5 000 hectares de terrains. Le profil le plus fréquent, "c’est un agriculteur qui arrive autour de 60-65 ans avec une retraite assez faible, qui n’est pas sûr de trouver quelqu’un pour cultiver sa terre en contrat de fermage et même souvent, pas certain de vendre ses terres, constate Gisèle Jean. Il accepte alors un projet [photovoltaïque], trouve quelqu’un qui va mettre quelques moutons dessous, ce qui va lui permettre d’avoir une retraite correcte. Mais pour que ce soit vraiment acceptable, il faut être sûr que le projet derrière soit vraiment d’élevage. Nos terres ne sont protégées que par l’élevage."
Ce boom de l’agrivoltaïsme ne menace pas que l’agriculture, mais aussi le milieu naturel. En 2022, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a mené une étude sur l’impact du photovoltaïque sur la faune et la flore.
Ses conclusions sont claires : ces grandes installations perturbent les écosystèmes. D’abord, elles modifient l’ombre et la température sous les panneaux, gênant le développement de certaines plantes et celui des animaux. Elles ont également un effet indirect : des oiseaux s’écrasent parfois sur la surface des panneaux qui réfléchissent le sol, des insectes pondent sur ce qui ressemble à un plan d’eau… Autant de risques qui ont alerté le Conseil national de la protection de la nature (CNPN), qui, en juin 2024, a émis de nombreuses recommandations pour éviter que ce déploiement de l’agrivoltaïsme à grande échelle ne se fasse au détriment de la biodiversité.
"Que ça profite au plus grand nombre"
Faute d’un cadrage clair de l’État, les autorités locales se sont saisies du sujet pour tenter de proposer des solutions à leur échelle. Ainsi, la région Normandie négocie avec la chambre d’agriculture pour établir des limites à la taille des installations. "Le gouvernement impose un volume maximum total de production agrivoltaïque. Si vous avez de très grands projets sur votre territoire, vous atteignez vite ce plafond. En Normandie, nous voulons des petits projets qui ne soient pas uniquement captés par une ou deux exploitations, précise le président du conseil régional, Hervé Morin. Si ça doit être un revenu accessoire pour l’exploitant agricole, il faut que ça puisse profiter au plus grand nombre".
"Je souhaite avoir plus de petits projets […] avec un partage de la valeur ajoutée derrière […] qui doit profiter au plus grand nombre d’agriculteurs."
Luc Servant, président de la chambre d’agriculture de Nouvelle Aquitaineà la cellule d'investigation de Radio France
Or, pour le moment, on en est loin, entre les exploitants dont les projets n’aboutiront pas, les voisins qui devront subir les nuisances (visuelles, ou du fait de l’aménagement de clôtures hautes empêchant la faune de traverser les champs) sans en tirer de bénéfice, ou encore les exploitants qui risquent de voir chuter leur rémunération. Car derrière les promesses mirobolantes de 8 000 euros de revenu par hectare et par an, les syndicats agricoles se préparent à avoir plutôt 2 000 euros à se répartir entre les deux parties du contrat, l’énergéticien et le propriétaire, selon Olivier Dauger, administrateur de la FNSEA et coprésident de France Agrivoltaïsme.
De leur côté, certains groupements agricoles expérimentent, en Corrèze ou en Gironde, la mise en commun des bénéfices des parcs agrivoltaïques. Un modèle que deux députés tentent de porter dans la loi via un groupe transpartisan à l’Assemblée nationale. Le socialiste Dominique Potier et le député du groupe Démocrate Pascal Lecamp imaginent un système qui ferait remonter au niveau du département une partie de ces rentes agrivoltaïques, pour redistribuer l’argent à l’ensemble des agriculteurs d’un territoire et limiter l’inflation foncière.
Reste à savoir si ces mesures d’encadrement suffiront à atténuer la déception après les grandes promesses de l’agrivoltaïsme. Au risque d’alimenter le ressentiment qui nourrit la crise profonde de l’agriculture française.
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