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Enquête Pollution, poissons morts et silences gênés... En Bretagne, les ravages du lisier de porc dans les rivières

Le 2 avril, une fuite de lisier dans un élevage industriel de porcs a provoqué une forte pollution sur la Penzé, un petit fleuve, près de Morlaix (Finistère). Un accident qui vient compléter la longue liste des pollutions de ce type constatées ces dernières années dans la région.

Article rédigé par Mathieu Lehot-Couette, Thomas Baïetto
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 16min
En Bretagne, les accidents de fuite de lisier se multiplient depuis quelques années. Les pêcheurs et les associations environnementales dénoncent des "négligences" chez les éleveurs et un manque de contrôle des autorités. ((JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO))

Ce vendredi 2 avril, Pierre revenait de Saint-Pol-de-Léon (Finistère), où il était parti faire ses courses. Arrivé au lieu-dit le Moulin du roi, sur la commune de Taulé, ce pêcheur de 49 ans jette, comme à son habitue, un œil vers la rivière. La Penzé, l'un des "joyaux" des pêcheurs locaux, coule le long de la route. Mais cet après-midi-là, le petit fleuve côtier n'offre pas son visage habituel. "J'ai vu de la mousse qui sortait du ruisseau qui se jette dans la Penzé, retrace le Breton. Je me suis arrêté, j'ai vu que c'était du lisier [un mélange d'eau et d'excréments d'animaux] qui coulait, c'était noir, avec de la mousse, par-dessus. Il y avait une odeur d'ammoniaque, il fallait s'accrocher." Catastrophé, il alerte le président de son association, qui prévient les secours, et entreprend de remonter le fil de la pollution. Le pêcheur sait où chercher : à 700 mètres de là se trouve l'exploitation agricole Kerjean SA et ses 21 000 cochons, comme le précise le site gouvernemental Géorisques.

Pour stocker et traiter les excréments produits par ses pensionnaires, le site dispose d'une station d'épuration et de plusieurs bassins, en contrebas de l'élevage. "Il y avait du lisier partout autour des cuves, ça débordait et ça continuait à déborder quand je suis arrivé, j'ai cherché quelqu'un mais je n'ai trouvé personne", raconte Pierre. Après plusieurs coups de sonnette au portail principal, un employé sort à sa rencontre. "Il n'était pas plus énervé que ça, je lui ai dit 'Tout est mort dans la rivière', il n'a rien dit."

L'exploitation Kerjean SA de Taulé (Finistère), vue du ciel. A droite, les hangars où sont élevés les porcs. A gauche, l'usine de traitement du lisier et ses fosses. Le ruisseau par lequel est arrivé la pollution jusqu'à la Penzé se devine sous les arbres qui partent vers la gauche de l'image. (GOOGLE MAPS)

"Pas le droit de tout bousiller comme ça"

Déversé dans une rivière, le lisier est une double menace pour les espèces animales. Très chargé en matière organique, il ouvre l'appétit de bactéries aussi gourmandes en déjections qu'en oxygène. Cette consommation excessive vide l'eau de ce précieux gaz et provoque rapidement l'asphyxie des poissons. L'ammoniaque qu'il contient, un produit toxique pour les organismes aquatiques, achève le travail.

Des poissons morts après la pollution de la Penzé, le 2 avril 2021, à Taulé (Finistère). (DR)

Selon la préfecture, entre 100 et 150 m3 de lisier se sont déversés ce jour-là dans la Penzé, polluant le fleuve jusqu'à l'estuaire, deux kilomètres en aval, où la commune de Carantec a dû interdire (document en PDF) la baignade et le ramassage des coquillages. "Sur cette portion, tous les poissons sont morts, des milliers de poissons, toutes espèces confondues", estime Thomas Villette, technicien de l'Association agréée pour la pêche et la protection du milieu aquatique (AAPPMA) de Morlaix. Truites, vairons, loches, lamproies, saumons... "C'est l'équivalent d'une année de reproduction de saumons dans ce cours d'eau-là. C'est une espèce en danger", se désole le technicien, moins inquiet pour les autres espèces, qui reviendront depuis les parties amont du fleuve.

Ces espèces et ces cours d'eau "ont autant de valeurs que les chapelles et les châteaux de chez nous, on n'a pas le droit de tout bousiller sous le prétexte de produire de plus en plus ou de nourrir la France", peste Philippe Bras, président de l'AAPPMA de Morlaix, sans toutefois vouloir incriminer "l'ensemble de la corporation" agricole. Avec la fédération de pêche du Finistère et l'association Eau et rivières de Bretagne, l'AAPPMA de Morlaix a porté plainte pour pollution du cours d'eau et non déclaration de l'accident.

En 2017, la rupture du mur d'une porcherie, près de Pédernec (Côtes-d'Armor), avait provoqué une pollution au lisier du Jaudy. (MAXPPP)

"Ce ne sont plus des accidents, ce sont des négligences"

Si la colère est si vive, c'est que l'accident de Taulé n'est pas un cas isolé en Bretagne, une région qui produit, selon l'Insee, 58% des porcs français. La fédération de pêche du Finistère avance le chiffre d'une cinquantaine de pollutions ces cinq dernières années, dans la très grande majorité provoquée par des fuites de lisier, souvent de porcs, parfois de bovins.

La liste des cours d'eau touchés en Bretagne est longue : le Jet, la Flèche, le ruisseau de la pointe du Millier, le Quillimadec, le Jaudy, le Stang, la Mignonne... Seulement un mois avant la Penzé, le Bélon, un fleuve du sud du Finistère, avait à son tour été victime du lisier. Parfois, ces pollutions menacent les huîtres et les moules élevées aux embouchures des fleuves, ainsi que les captages d'eau potable. "Pour nous, à cette fréquence-là, ce ne sont plus des accidents. (...) Ce sont des négligences, des mauvaises prises en compte du risque industriel et un mauvais entretien d'installations dont certaines sont largement financées par le contribuable", martèle Mickaël Raguénès, membre d'Eau et rivières de Bretagne, une association environnementale créée en 1969.

"La question, maintenant, ce n'est pas de savoir s'il va y avoir un accident, mais sur quel cours d'eau et à quelle date."

Mickaël Raguénès

à franceinfo

La perception des associations est confirmée par les chiffres officiels. En décortiquant les données d'Aria, la base de données du Bureau d'analyse des risques et pollutions industriels (Barpi), franceinfo a pu constater une hausse notable des fuites de lisier dans les élevages porcins bretons ces dernières années : de six en huit ans (2008-2015) à douze en quatre ans (2016-2019). Cette base, qui compile surtout les accidents les plus graves, n'est pas exhaustive, certains faits signalés par les pêcheurs et l'association Eau et rivières de Bretagne n'y figurent pas. Dans un rapport rendu en novembre 2020 (document en PDF), le Conseil général de l'environnement et du développement durable constatait, en comparant avec les contrôles menés dans le cadre de la Politique agricole commune, que de nombreuses fuites n'étaient pas remontées au Barpi. Même la profession semble juger ces "accidents trop fréquents", comme l'écrivait en juin 2019 une lettre d'information agricole, en évoquant le chiffre de 23 cas de pollution accidentelle de lisier de porcs ou de bovins en 18 mois.

Que pensent les premiers concernés de cette situation ? Difficile à dire. Pour l'écriture de cet article, franceinfo a contacté à plusieurs reprises l'élevage Kerjean SA, des coopératives agricoles, les chambres d'agriculture départementale et régionale et l'Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne. Sans succès. "Ils ne veulent pas répondre", nous glisse-t-on dans une chambre d'agriculture. D'après un élu écologiste, qui refuse d'être cité parce qu'il a "envie d'être tranquille", les syndicats et les coopératives imposent une loi du silence dans les campagnes. "Quand un journaliste se promène au milieu des champs, tous les producteurs du secteur sont alertés par SMS. Ordre est donné de ne surtout pas parler. Et gare à celui qui oserait passer outre ces recommandations. Il serait mis à genoux dans les heures qui suivent", affirme ce fin connaisseur du milieu, lui-même ancien agriculteur.

Thierry Coué, vice-président de la FNSEA, président de la commission environnement du syndicat agricole et de sa section bretonne, s'est finalement dévoué pour réagir. "Des accidents, quand vous faites une activité, cela peut arriver, c'est comme quand vous prenez votre voiture", argumente-t-il, en contestant l'augmentation des rejets de lisier ces dernières années.

Les agriculteurs dénoncent une campagne de dénigrement contre l'élevage

Relancé avec les chiffres de la base Aria, il lâche : "Si vous le dites. Si ce sont des chiffres officiels, tant mieux. Nous faisons régulièrement des rappels de vigilance. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Evidemment, on regrette les accidents." Interrogé sur les moyens d'éviter de telles pollutions, Thierry Coué insiste sur le coût de tels investissements.

"En termes d'environnement, on peut toujours faire plus et mieux. Mais avec quel argent ?"

Thierry Coué, vice-président de la FNSEA

à franceinfo

"Le pari, que j'imagine inconscient, est de se dire : je n'investis pas 100 parce que je vais mettre en péril mon modèle économique et si un malheur survient, il ne m'en coûtera que 10 ou 20", schématise le directeur d'Eau et rivières de Bretagne, Arnaud Clugery.

Thierry Coué, éleveur dans le Morbihan, dénonce pour sa part une campagne de dénigrement contre son activité dans une "société de la crispation". "Tout est bon pour taper sur l'élevage, pour continuer de taper la main qui nous nourrit. Il arrive des accidents, mais il y a de belles choses. Nous nourrissons la France tous les jours", développe-t-il, mettant en garde contre "le jour où cette alimentation viendra d'ailleurs". Thierry Coué estime également que la Penzé va s'en remettre : "Est-ce que c'est irréversible ? A mon avis, non. J'espère que la rivière va récupérer." En 2017, un agriculteur des Côtes-d'Armor s'était suicidé après l'effondrement du mur de sa porcherie et le déversement de lisier dans un cours d'eau. À la suite de ce drame, ses proches avaient dénoncé dans une lettre ouverte "le lynchage d'un homme démuni".

Faute de témoignages directs, il faut se plonger dans la base Aria pour tenter de comprendre les raisons de ces accidents. Bien que non exhaustive, la liste du Bureau d'analyse des risques et pollutions industriels (Barpi) peut être utilisée pour détecter des tendances et des similitudes entre les niveaux de gravité, les milieux naturels atteints, les matières impliquées ou encore les causes des accidents. Dans le cas des fuites de lisier survenues dans des élevages porcins en Bretagne, il ressort que sur les 18 accidents relevés de 2008 à 2019, 14 ont entraîné des rejets dans le milieu aquatique, soit un taux de près de 75%.

Parmi les causes listées par le Barpi pour chaque accident, l'erreur humaine est relevée dans 50% des cas. Il peut s'agir ici d'une pompe actionnée par inadvertance par un exploitant, là d'une canalisation cassée après une manœuvre avec un tracteur ou encore de vannes mal fermées qui entraînent des débordements. Dans 44% des cas, les installations sont elles-mêmes mises en cause. Parmi les exemples cités dans la base Aria : un problème technique sur une citerne qui a entraîné le déversement de 100 tonnes de lisier, ou l'effondrement d'un bâtiment amianté qui a provoqué une fuite de 600 m3 de lisier.

Les analyses complémentaires effectuées par le Barpi pour comprendre l'origine des accidents dans les porcheries bretonnes font ressortir un problème de gestion des risques dans 75% des cas : installations propices à la survenue d'accidents, ouvriers mal formés ou absence de surveillance. Les fuites et les débordements sont en effet souvent constatés au petit matin, après que le lisier a pu se déverser dans la nature pendant la nuit. 

Pour Eau et rivières de Bretagne, une partie de la réponse se trouve aussi du côté des pouvoirs publics. L'association estime qu'il n'y a pas assez de contrôles par les services de l'Etat et que ces derniers sont trop conciliants, avec des régularisations a posteriori. "C'est comme si vous étiez contrôlé sur l'autoroute sans permis de conduire et qu'au lieu de vous sanctionner, on vous demandait de passer le permis dans un an", illustre Brieuc Le Roch, juriste pour Eau et rivières.

Des condamnations jugées trop clémentes

Et lorsque la sanction tombe, elle est jugée peu dissuasive par les associations environnementales. "Chaque parquet a sa politique pénale à lui et dans l'ouest breton, nous ne constatons pas de répression de cette délinquance", euphémise Brieuc Le Roch, en rapportant que ces cas de pollution se règlent souvent via des CRPC, des "comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité" qui évitent de passer par une audience publique. 

En août 2018, un éleveur de Saint-Derrien dont le lisier avait tué 12,5 tonnes de poissons d'élevage a ainsi échappé à un procès. Alors que les services de l'Etat préconisaient des poursuites pénales pour susciter "une prise de conscience et une évolution des pratiques des professionnels", le procureur en a décidé autrement. Après une CRPC, l'agriculteur a été condamné à une simple amende de 750 euros pour ces faits passibles de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 18 000 euros.

La même année, à Elliant, 300 m3 de lisier sont déversés dans le Jet, tuant les 50 tonnes de truites de l'élevage piscicole voisin. L'exploitant est renvoyé devant le tribunal correctionnel, mais il faut l'intervention d'Eau et rivières pour rappeler au juge que l'accusé avait déjà pollué la rivière en 2012. Six ans plus tôt, il s'en était tiré avec 1 500 euros d'amende, via une transaction pénale, un accord avec l'administration qui ne figure pas au casier judiciaire. Cette fois-ci, l'agriculteur, qui rejette la responsabilité de l'accident sur l'artisan qui a effectué les travaux, est relaxé. Interpellé publiquement par les associations environnementales, le parquet a fait appel.

Des porcs dans un élevage de Langoat (Côtes-d'Armor), le 2 mars 2021. (LIONEL LE SAUX / MAXPPP)

Bouches cousues et intimidations

A ce climat judiciaire jugé trop clément s'ajoute une atmosphère pesante pour ceux qui osent critiquer l'agro-industrie bretonne. Les éleveurs de porcs ne sont pas les seuls à rechigner lorsque l'on évoque le sujet : les conchyliculteurs, pourtant victimes potentielles de la pollution de la Penzé, n'ont pas souhaité s'exprimer auprès de franceinfo. Pas davantage que la maire d'une commune touchée, ni les élus de la majorité (PS) au conseil régional, ni la préfecture du Finistère. Ces dernières années, plusieurs journalistes locales, comme Morgan Large de Radio Kreiz Breizh ou la scénariste de la bande dessinée Algues vertes, l'histoire interdite, Inès Léraud, ont été intimidées et menacées pour leur travail sur l'agro-industrie. Le chien de la première a été empoisonné et une roue de sa voiture a été discrètement dévissée pour provoquer un accident.

"Ce qu'on cherche uniquement, c'est que les agriculteurs prennent conscience de ce qu'ils font et fassent le nécessaire pour y remédier. Un bassin de rétention, ce n'est pas très onéreux", martèle Patrick Clérin, vice-président de la fédération de pêche du Finistère. Pour le juriste d'Eau et rivières, Brieuc Le Roch, il faudrait "davantage de moyens pour les services préfectoraux et judiciaires, pour qu'il y ait une vraie prévention via l'administration et une vraie répression via le système judiciaire". Dans leur combat, les défenseurs de l'environnement trouveront peut-être un nouvel allié : la Cour des comptes doit rendre, après les élections régionales, un rapport très attendu sur les algues vertes. Un autre fléau, causé par l'épandage de lisier dans les champs bretons.

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