"Imaginez un éleveur perdre 30% de ses agneaux" : les apiculteurs prennent encore la mouche contre les néonicotinoïdes
Les producteurs de miel fulminent après les déclarations du ministre de l'Agriculture, lundi, qui a expliqué qu'il pourrait laisser la porte ouverte à des insecticides "tueurs d'abeilles". Même si le Premier ministre a finalement tranché pour l'interdiction de ces produits.
"C'est une provocation. C'est insensé. Ce n'est pas normal." Gilles Lanio, producteur de miel à Kervignac (Morbihan) et président de l'Union nationale de l'apiculture française, ne mâche pas ses mots. Il se désespère, lundi 26 juin, d'avoir entendu le ministre de l'Agriculture, Stéphane Travert, expliquer qu'il pourrait autoriser à nouveau les insecticides "tueurs d'abeilles".
Le Premier ministre, Edouard Philippe, et le ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, ont pourtant rapidement recadré les propos du ministre de l'Agriculture, et ont confirmé l'interdiction de l'usage de ces pesticides. Mais certains apiculteurs ne décolèrent pas. Le service de la statistique et de la prospective du ministère de l'Agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt (Agreste) reconnaît un taux de mortalité actuel de 30% des abeilles. Or ce taux était de 5% en 1990. Une situation due, entre autres, à l'usage des insecticides, et notamment des néonicotinoïdes, dont l'usage sera interdit en France à partir de 2018, mais avec des dérogations jusqu'en 2020.
Franceinfo a interrogé plusieurs producteurs de miel sur ce sujet. Et tous sont unanimes : oui, les néonicotinoïdes sont bien une menace pour les abeilles, qu'ils tuent en grande quantité.
"Ça les rend vulnérables aux virus"
"Imaginez un éleveur perdre 30% de ses agneaux chaque année", soupire Loïc Leray, apiculteur à Puceul, en Loire-Atlantique. Ce producteur de miel subit de grosses pertes dans ses colonies. Ces pertes, pour les syndicats de la profession, sont dues en grande partie aux néonicotinoïdes, qui ont pour vocation d'éradiquer les insectes ravageurs de cultures. Car les pollinisateurs, dont les abeilles, sont aussi très exposés à ces insecticides.
Le produit s'attaque à leur système nerveux, provoquant une désorientation, des difficultés à butiner et parfois des paralysies. "La mortalité n’est pas forcément immédiate", explique Jacques Chaume, apiculteur à La Freissinouse, dans les Hautes-Alpes. Mais ce n'est pas tout. Les néonicotinoïdes sont également suspectés d'avoir un impact sur la reproduction des abeilles. Et de modifier leurs défenses immunitaires. "Ça les affaiblit, elles sont très vulnérables aux virus et ça les fait mourir de maladies jusqu’ici bénignes", explique Gilles Lanio.
Les néonicotinoïdes sont utilisés sur tous les types de cultures : céréalières (maïs, tournesol, blé...), fruitières, maraîchères. Et certains particuliers en sont aussi très friands. "Il existe des gens qui entretiennent leur jardin en usant et en abusant des insecticides", détaille Jacques Chaume.
A la recherche de lieux préservés
Pour éviter cette contamination, certains apiculteurs tentent de protéger leurs ruches en les déplaçant dans des endroits moins exposés (forêts, prairies, parcs naturels...), où les cultures sont peu nombreuses. "J'en ai mis une partie dans un espace protégé, explique Jacques Chaume, mais il y a des brebis et j'espère que ces dernières n'ont pas subi un traitement invasif contre la gale avec d'autres insecticides." Gilles Lanio déplore pour sa part le fait qu'il est de plus en plus difficile de trouver des endroits préservés des néonicotinoïdes : "Cela demande davantage de déplacements, davantage de frais, davantage de temps."
Les apiculteurs travaillent donc à maintenir leur cheptel en vie. "Je passe un tiers de mon temps de travail à reconstituer des colonies, pour compenser celles qui ont été décimées, décrit Loïc Leray. Cela consiste à prélever une partie des abeilles dans les ruches et en faire un élevage pour obtenir des reines, essentielles à la bonne marche d'une ruche." Un travail qu'il qualifie de "colossal".
L'apiculteur n'arrive plus à investir. "Une grande partie de ma trésorerie est destinée à maintenir mon cheptel", déplore-t-il. Lui qui a connu l'âge d'or de la profession –"avant l'arrivée des néonicotinoïdes, mon rendement était magique"– peine à investir dans un nouveau bâtiment. Et le secteur peine à recruter. "Sur dix élèves qui suivent des cours pour devenir apiculteurs, seul un s'engage réellement. Et au bout de deux ans d'exercice, la moitié des apiculteurs arrêtent", se désole Gilles Lanio. "Moi, je tiens bon parce que j'ai 58 ans. Mais avec les jeunes qui s'installent, il faut être franc", soupire Loïc Leray.
"C'est l'abeille Kleenex"
Gilles Lanio n'a rien contre les agriculteurs qui utilisent les insecticides. "Eux-mêmes sont otages du système, ils nous répondent qu'ils n'ont pas le choix, qu'ils sont obligés d'en utiliser." Un argumentaire repris par le ministre de l'Agriculture : "Nous devons gérer les impasses techniques et les produits pour lesquels il n'y a pas de substitution", s'est justifié Stéphane Travert sur RMC.
Pour Jacques Chaume, exploitants agricoles et apiculteurs ont beaucoup à partager et gagneraient à travailler ensemble. "Les abeilles sont importantes : elles pollinisent les champs et permettent aux cultures de pousser." Certains agriculteurs louent même des ruches aux apiculteurs. Cette situation relève de la schizophrénie pour Gilles Lanio : "C'est l'abeille Kleenex, qu'on jette dès qu'elle a servi : 'Après moi, le déluge'."
Mais ce sont surtout les gouvernements successifs qui cristallisent la majorité des critiques des producteurs de miel. "Tout le monde a bien compris l'importance de l'abeille pour les cultures. On nous annonce qu'on travaille à sa protection, mais il serait temps de passer au concret", dit Gilles Lanio. L'apiculteur n'est guère optimiste : "Le pouvoir des lobbies est très fort, j'ai circulé autour de différents élus qui m'ont dit que j'avais raison, mais qu'ils ne pouvaient rien faire face à l'importance des groupes de pression."
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