L’Europe veut-elle imposer un accord de libre-échange "complet" à la Tunisie?
La question peut se poser alors que des ONG européennes et le principal syndicat tunisien ont lancé une campagne contre un élargissement de l’accord de libre-échange entre la Tunisie et l’Union européenne. Les dernières discussions entre les deux partenaires se sont tenues du 29 avril au 3 mai dernier.
En Tunisie, l’idée d'un libre-échange "complet et élargi" avec l'Union européenne suscite des oppositions. Dans les partis de gauche, dans les syndicats, mais aussi dans les branches professionnelles impactées par une ouverture élargie des frontières. C'est ainsi que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le grand syndicat du pays, a officiellement lancé dans la soirée du 23 mai 2019 une nouvelle structure destinée à lutter contre "l’Accord de libre-échange complet et approfondi" (ALECA) entre la Tunisie et l’Union européenne. Cette "Coordination nationale de lutte contre l'ALECA ", qui regroupe aussi l'Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP), des associations et organisations de la société civile, a pour principale mission de "protéger le pays des conséquences graves de la signature de l'ALECA sur l’économie tunisienne notamment les secteurs de l’agriculture et des services".
La gauche tunisienne, et notamment le Mouvement du peuple, est logiquement sur la même ligne et estime que "la Tunisie doit construire une relation équitable avec l’Europe selon ses intérêts et non pas dans un cadre de dépendance absolue". Le pouvoir, critiqué, tente de se défendre. Le Premier ministre tunisien Youssef Chahed a assuré que son pays ne signerait pas d’accord de libre-échange avec l’Union européenne qui serait contraire aux intérêts de la Tunisie et de ses agriculteurs.
L’UGTT lance la « Coordination nationale de lutte contre l’ALECA » - https://t.co/lGyN651ekz pic.twitter.com/qF9ofUlhHv
— Observatoire Tunisie (@Marsad_Tunisie) 24 mai 2019
Qu’est ce que l’ALECA ?
L’ALECA, c'est le prolongement de l’accord signé en 1995 entre la Tunisie et l’UE, relatif à la constitution d’une zone de libre-échange entre les deux parties. Cet accord d’association entre la Tunisie et l’UE ne prévoyait l’élimination des tarifs douaniers que pour les seuls produits industriels, et un échange de concessions pour une liste de produits agricoles, agroalimentaires et de la pêche dans le cadre de contingents.
Avant d'élargir cette ouverture des frontières, certains estiment que l’impact de ces accords de 1995 n’a pas encore été officiellement évalué par le gouvernement tunisien. Ceci alors que "des études académiques constatent que 300 000 postes de travail ont été éliminés et que 3200 PME ont disparu du fait du démantèlement des barrières douanières. C’était prévisible dans la mesure où des entreprises avec un petit capital se sont retrouvées face à des géants européens en concurrence sur un petit marché", note un opposant à l’ALECA.
L'ALECA se propose donc de faire entrer dans l'accord de libre-échange entre l'UE et la Tunisie de gros secteurs qui n'y sont pas encore : l'agriculture, la pêche, les services ainsi que les marchés publics. Ce traité de libre-échange entre un pays du sud, qui sort de la révolution, et l'Union européenne ouvre certes le marché européen aux exportations tunisiennes, mais surtout le marché tunisien aux produits européens. Et cela inquiète les branches les plus fragiles de l'économie tunisienne.
Ainsi pour l’UGTT, la signature d'un tel "accord reste une menace pour le secteur agricole", appelant à faire preuve de prudence et de rationalité avec ce dossier, et "il est hors de question de soumettre la Tunisie au diktat des organisations internationales", avait estimé son secrétaire général, en avril dernier.
Un mouvement anti libre-échange
"La révolution tunisienne n'est pas une marchandise et le peuple tunisien mérite mieux et infiniment plus qu'un nouvel accord de libre-échange qui risque d'affaiblir plutôt que de soutenir son économie fragile. C'est pourquoi nous soutenons l'assistance macro-financière et les aides d'urgence proposées immédiatement par l'UE pour soutenir la Tunisie, mais nous nous opposons à ce nouvel accord de libre-échange constituant un signal néfaste", affirmait en 2016 un texte intitulé La révolution tunisienne n’est pas une marchandise, signé par les eurodéputés verts dont Yannick Jadot. Un texte qui fait écho à la remise en cause de plus en plus forte de l'ouverture générale des marchés. En témoigne la campagne des Européennes de 2019, durant laquelle beaucoup de partis se sont montrés assez réservés sur la signature de nouveaux accords de libre-échange.
Ces critiques de la mondialisation sont notamment portées par les mouvements altermondialistes qui partagent l'inquiétude de certains milieux tunisiens. "L’Europe a pour but de trouver de nouveaux débouchés pour ses excédents agricoles. Certains secteurs de l’agriculture tunisienne (élevage, céréales et certaines huiles végétales) seront remplacés par des importations européennes. La Tunisie va donc augmenter sa dépendance pour les aliments de base et perdra de sa souveraineté alimentaire", affirment des organisations comme ATTAC ou les Amis de la terre.
Pour ces mouvements, l'ALECA "est la dernière étape de la longue histoire coloniale entre l’Europe et la Tunisie. La question de la terre, en particulier, a souvent été au cœur de ce rapport". Et ATTAC affirme que cet accord "rendrait de nouveau possible l’exploitation des terres agricoles tunisiennes par des multinationales européennes".
Aucun accord aux dépens des intérêts de la Tunisie, et ceux de l’agriculteur et du pêcheur, ne sera signé
Youssef Chahed, Premier ministre tunisien
L’Union européenne est le premier partenaire commercial de la Tunisie. En effet, plus de la moitié des échanges commerciaux de la Tunisie se fait avec l’UE (63,4%). En 2015, l’UE a absorbé 74,5% des exportations tunisiennes et 55,7% des importations tunisiennes viennent d'Europe. La France, l’Italie et l’Allemagne absorbent à elles seules 78,1% des exportations tunisiennes vers l’UE.
Selon les promoteurs de l'ALECA, un élargissement du libre-échange entre les deux partenaires ne pourrait être que bénéfique pour la Tunisie : les produits et services tunisiens accèderaient, à terme, plus facilement à un marché européen de 500 millions de consommateurs ; les conditions d’investissement et le climat des affaires seraient améliorés grâce à un cadre réglementaire plus proche de celui de l’UE et l’adaptation de l’économie tunisienne aux normes européennes devrait également contribuer à hausser la qualité des produits et services tunisiens, ce qui serait également bénéfique aux consommateurs tunisiens.
Pour ceux qui défendent cet accord, les produits importés pourraient faire baisser les prix et fluidifier "le commerce intérieur et extérieur de notre pays (qui) est entre les mains de lobbies et de groupes d’intérêt qui manipulent le marché à leur guise", selon un article de Tunis-Hebdo.
Les secteurs professionnels tunisiens sont conscients des enjeux liés à cet éventuel accord. Ils se sont mobilisés pour participer aux négociations et peser sur ses résultats. Mais même les partisans de l'intégration de la Tunisie dans l'économie européenne estiment que l'adaptation de la Tunisie doit se faire sur plusieurs années et doit prendre en compte les différences de développement entre les deux partenaires.
Un débat politique
La négociation entre Tunis et Bruxelles provoque des tensions en Tunisie. Un député a même menacé de faire condamner à mort le Premier ministre si cet accord était signé tandis que certains acteurs de la société civile défendent ce texte. Des organisations estiment qu'"il est plus que nécessaire d’accélérer la cadence des négociations pour que l’ALECA puisse voir le jour en 2019".
L'Europe qui semblait jusqu'à présent demandeuse de cet accord a des moyens de pression. Elle ne manque pas de rappeler que l'UE aide la Tunisie à hauteur de 300 millions d'euros par an. Le site Kapitalis expliquant même que "l'octroi de cette aide pourrait être compromis (...) par la non finalisation de l'ALECA".
Les changements politiques en Europe après les élections du parlement européen et la tenue des élections tunisiennes fin 2019 pourraient retarder la signature de l'accord avec l'Union européenne pourtant prévue cette année. Les négociations entre les deux parties ne sont donc pas terminées.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.