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Vrai ou faux L'agriculture biologique est-elle responsable de la crise au Sri Lanka ?

La crise qui secoue actuellement ce pays est avant tout liée à l'échec de son modèle économique, basé sur le tourisme et les exportations. La transition vers le bio, elle, s'est faite trop brutalement. Des experts décryptent la situation.

Article rédigé par Pauline Lecouvé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Un paysan travaille dans une rizière à Tissamaharama (Sri Lanka), le 23 avril 2022. (ISHARA S. KODIKARA / AFP)

"Bravo les ayatollahs verts." Les images de la crise qui secoue le Sri Lanka ont fait réagir les détracteurs de l'agriculture biologique. Selon le docteur Laurent Alexandre, les manifestations dans le pays seraient dues au passage à "une agriculture 100% bio". Une affirmation reprise par la patronne des députés RN, Marine Le Pen, mais également par celle des députés de la majorité, Aurore Bergé, pour fustiger le programme économique de la Nupes.

Alors, l'agriculture biologique a-t-elle vraiment causé la chute du régime sri lankais ? Franceinfo vous explique, grâce à plusieurs experts, pourquoi les causes de la crise que traverse le pays sont plus larges et profondes.

Un modèle économique trop fragile

Pour Jean-Joseph Boillot, économiste et chercheur associé à l'Iris, la crise qui touche le Sri Lanka prend racine dans son modèle économique bâti sur "une spécialisation outrancière dans le tourisme" et une mauvaise gouvernance. "On est face à une crise classique : une émeute contre une famille, un clan, qui a choisi un modèle économique bâti sur du sable, sur les conseils d'étrangers qui voyaient le potentiel touristique des belles plages sri lankaises pour développer le tourisme haut de gamme", explique le spécialiste des pays émergents, et tout particulièrement du monde indien. 

Le Sri Lanka est également très dépendant du commerce extérieur. L'île consacre une grande partie de ses terres agricoles à la production de thé destinée à l'exportation. Au détriment de l'autonomie alimentaire du pays. "S'il y a une chose à mettre en lumière principalement, c'est la non-autonomie alimentaire du Sri Lanka", estime Jacques Caplat, agronome spécialisé en agro-écologie paysanne. Le gouvernement sri lankais a ainsi fait le choix de miser sur les importations pour nourrir sa population.

Or, ce modèle économique est fragile et peu résilient. Après les attentats de 2019, puis la pandémie en 2020, l'île s'est vidée de ses touristes. Conséquence : le Sri Lanka a perdu la majorité de ses recettes en devises étrangères et les Sri Lankais employés dans le secteur du tourisme se sont retrouvés sans emploi et sans revenu. Le pays s'est vite retrouvé dans une situation de déséquilibre de sa balance des paiements et sa dette extérieure a explosé. Les exportations et le tourisme ne lui rapportaient plus suffisamment de recettes pour financer ses importations.

Une transition vers le bio trop brutale

L'agriculture sri lankaise étant encore fortement dépendante des importations massives d'engrais chimiques, le président Rajapaksa a décidé d'accélérer le plan de conversion du pays à l'agriculture bio en interdisant brusquement les importations d'intrants chimiques. Une interdiction entrée en vigueur le 26 avril 2021, avant d'être abandonnée six mois plus tard.

Pour autant, désigner l'agriculture biologique comme la cause de la crise qui secoue le régime, "c'est se faire avoir par les lobbies de l'industrie chimique en embuscade", estime Jean-Joseph Boillot. Selon l'expert du monde indien, les causes de la crise de régime sont plus profondes. "On est face à une mal-gouvernance croissante qui est très bien perçue par la population : des routes qui ne sont pas réparées, des centrales qui ne sont pas entretenues... Et puis le Sri Lanka, qui est un pays plutôt égalitaire dans la tradition, a vu ses inégalités exploser. Il y a une colère populaire qui demande des comptes au clan qui s'est beaucoup enrichi."

L'agronome Jacques Caplat livre la même analyse : "La focalisation de certains sur le bio est d'une grande malhonnêteté. On ne peut pas nier qu'il y a eu une erreur à ce niveau-là, mais ce n'est pas la cause de la crise, qui existait déjà avant." Le spécialiste de l'agro-écologie paysanne adhère cependant au mécontentement des paysans sri lankais. "On ne peut pas demander aux paysans de passer au bio en un an. Par exemple, pour faire du blé ou du riz en bio, il faut mettre des légumineuses l'année d'avant."

"La transition vers le bio se prévoit sur cinq à dix ans. Le bio, ce n'est pas uniquement supprimer les produits chimiques, c'est tout un travail pour recaler l'agrosystème dans une vision écologique, faire interférer positivement l'écosystème et les cultures."

Jacques Caplat, spécialiste de l'agro-écologie paysanne

à franceinfo

Selon une étude réalisée par un think tank sri lankais (en anglais), 64% des paysans sont favorables à une transition vers une agriculture sans engrais chimiques. Mais parmi eux, 78% disent avoir besoin de plus d'un an pour opérer cette transition. "Les paysans sri lankais ne sont pas hostiles au bio sur le principe, mais ils sont en colère avec la manière dont cela a été fait en 2021," explique Jacques Caplat. "Le régime a perdu son assise populaire dans les campagnes. Aucun manifestant n'est mécontent de la transition organique en elle-même, mais l'imposition verticale brutale a mis en colère les paysans", abonde Jean-Joseph Boillot.

Produire pour le marché local

Si le passage imposé au bio en 2021, et depuis annulé, a pu accélérer la hausse des prix de l'alimentation, il est faux d'affirmer que c'est la cause de la crise de régime qui a conduit à la démission (et la fuite) du président Rajapaksa. Les pénuries alimentaires que connaît le pays sont en premier lieu dues à un modèle économique qui a ruiné l'île. L'endettement extérieur du Sri Lanka a entraîné la dévaluation de sa monnaie (la roupie sri lankaise) et donc une explosion du prix des denrées alimentaires importées, alors que, dans le même temps, la population sri lankaise a perdu en revenus.

La guerre en Ukraine, les restrictions sur certaines exportations et la spéculation qui a fait grimper les prix de l'énergie se sont ajoutées comme des facteurs aggravants qui frappent de plein fouet le Sri Lanka. Une partie grandissante de la population ne mange pas à sa faim et le pays fait également face à des coupures d'électricité, des problèmes d'accès au gaz, au fioul ou à l'essence. "On est en pleine période de plantation de la récolte d'octobre et il n'y a plus de fioul pour faire fonctionner les motoculteurs", relève Jean-Joseph Boillot, qui craint que les prochaines récoltes ne soient délicates.

L'économiste veut tout de même garder espoir. "Les crises sont l'occasion de régler des problèmes qui s'étaient accumulés. Le monde paysan va développer une résilience. Il y a une opportunité pour le Sri Lanka de repartir sur des bases un peu plus saines et un peu plus solides." Jacques Caplat partage cet optimisme mais rappelle que "le passage au bio ne pourra se faire qu'avec les paysans, dans une dynamique de responsabilisation. Les paysans sri lankais veulent du bio en tant que technique performante pour produire des récoltes, pas en tant que label pour un marché destiné aux bobos du Nord."

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