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Lettres de fans, malédiction et expos blockbusters : Toutankhamon, le pharaon qui n'en finit pas de conquérir le monde

Article rédigé par Camille Caldini
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Le pharaon Toutankhamon et son trésor attirent à chaque exposition des millions de visiteurs. (JESSICA KOMGUEN - BAPTISTE BOYER / FRANCEINFO)

La découverte de son tombeau, en 1922, a défrayé la chronique. Depuis, chaque exposition consacrée à l'enfant-roi fait déplacer les foules. Mais d'où vient cette passion pour Toutankhamon ?

"Il n'y a qu'un seul sujet de conversation. Nulle part on ne peut échapper au nom de Toutankhamon." Nous sommes en février 1923, le New York Times oscille entre excitation et lassitude. L'ouverture du tombeau de Toutankhamon vient de réveiller une vieille passion pour l'Egypte antique. Au Royaume-Uni, en France et jusqu'aux Etats-Unis, une égyptophilie déjà bien installée se mue très vite en égyptomanie.

"On peut supposer qu'au moment de notre découverte, le grand public se trouvait dans un état d'ennui profond (...) et rêvait d'un nouveau sujet de conversation", envisage l'égyptologue britannique Howard Carter, qui a mis au jour le trésor, dans son récit La fabuleuse découverte de la tombe de Toutankhamon. Et pour cause : l'Europe panse les plaies laissées par la Première Guerre mondiale et l'actualité est monopolisée par les conférences, traités internationaux et négociations autour des réparations de guerre.

Une opération de communication controversée

La nouvelle de l'ouverture du tombeau par Howard Carter parcourt le monde à la vitesse du télégraphe. L'égyptologue est assailli de réclamations en tous genres. Chaque jour, Howard Carter reçoit, telle une rockstar, 10 à 15 lettres de fans, mais aussi de nombreuses insultes. Des enfants racontent leur rêve de devenir archéologues. Des opportunistes, désireux d'en croquer, s'inventent un lien de parenté avec l'explorateur. D'autres l'accusent d'avoir commis un sacrilège. Cet envahissant intérêt pour son travail surprend l'égyptologue, plus habitué à la quiétude du désert égyptien qu'aux mondanités et aux flots de touristes.

D'abord des lettres de félicitations, puis des propositions pour nous assister, des requêtes pour obtenir des souvenirs - même quelques grains de sable seraient reçus avec gratitude - (…).

Howard Carter

dans son journal

Le trésor de Toutankhamon est si fabuleux qu'il faut des mois pour sortir et répertorier plus de 5 000 objets. Une entreprise titanesque que les curieux risquent de ralentir. Mais le mécène des fouilles, Lord Carnarvon, trouve le moyen de l'"exploiter de manière extraordinaire", estime Jean-Marcel Humbert, égyptologue, spécialiste de l'égyptomanie. Il signe, au début de 1923, un accord d'exclusivité avec le quotidien britannique The Times. Le journal paie 5 000 livres sterling pour avoir la primeur des informations et garantir à son correspondant un accès au tombeau. The Times accepte aussi de reverser une partie des bénéfices de ses ventes à Lord Carnarvon. D'autres auraient payé plus pour un tel scoop, mais Carnarvon choisit le journal le plus connu au monde.

Une malédiction ou une bénédiction ?

Avec ce contrat, il espère rembourser les sommes investies dans les fouilles et limiter le nombre de journalistes autour de la tombe. Mais cette mise à l'écart attise la curiosité, l'envie et même la colère. Les médias égyptiens se sentent dépossédés de leur histoire, qu'ils avaient pourtant délaissée. "Avant 1922, les Egyptiens ne s'intéressent que très peu à ce qui s'est passé avant l'arrivée de Mahomet", explique l'historien Eric Gady à franceinfo. Cet accord empoisonne l'atmosphère.

A partir de cette découverte, les journaux égyptiens, nationalistes notamment, vont souvent rappeler que Toutankhamon n'est pas britannique.

Eric Gady, historien

à franceinfo

Les journalistes étrangers, forcés d'attendre la publication du Times pour en reprendre les informations, sont jaloux. Et c'est peut-être de là que naît la légendaire "malédiction des pharaons", qui aujourd'hui encore nourrit la curiosité pour Toutankhamon. Certains journalistes tenus à l'écart sont tentés d'inventer des histoires. Le romancier Sir Arthur Conan Doyle, auteur des aventures de Sherlock Holmes et épris de spiritisme, apparaît étrangement comme un interlocuteur pertinent pour commenter les dernières nouvelles d'Egypte. Tout comme la romancière britannique Marie Corelli, très à la mode, qui lance une folle rumeur, en adressant une lettre à la presse. L'état de santé de Lord Carnarvon est alors mauvais, la faute à une piqûre d'insecte qui s'est infectée. "Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il y a des risques à pénétrer dans la dernière demeure d'un roi d'Egypte (...) et de lui dérober des possessions. C'est pourquoi je demande : 'Est-ce vraiment une piqûre de moustique qui a si gravement infecté Lord Carnarvon ?'", écrit-elle.

>> VIDEO. Mais d'où vient la "malédiction de Toutankhamon" ?

Quand le lord meurt d'une septicémie, au Caire, le 5 avril 1923, la dramaturgie prend le pas sur la réalité. "Un maléfice pourrait avoir causé la maladie mortelle de Lord Carnarvon", déclare Arthur Conan Doyle. La rumeur raconte en outre qu'au moment précis de sa mort, la capitale égyptienne est plongée dans le noir, tandis que sa chienne, Susie, restée dans le château de Highclere, en Angleterre, laisse échapper un hurlement avant de s'effondrer. "Enfin, la presse avait une histoire à publier sans avoir besoin de The Times, une tragédie humaine bien plus captivante que la lente exploration de la tombe", analyse l'égyptologue britannique Joyce Tyldesley dans Tutankhamun's Curse.

Des citrons à la joaillerie de luxe

"Cette prétendue malédiction, c'est la cerise sur le gâteau", s'amuse Jean-Marcel Humbert. "Elle contribue certainement à la célébrité de Toutankhamon, en en faisant un personnage encore plus extraordinaire", assure l'expert à franceinfo. La "Tutmania" s'empare alors du grand public. "Tout le monde veut son petit morceau de 'Tut'", commente Paul Collins, co-organisateur, en 2014, de l'exposition Discovering Tutankhamun, à l'Ashmolean museum de l'université d'Oxford. Pendant ces "années folles" de l'entre-deux-guerres, la publicité et la culture de masse se développent et, avec elle, la consommation.

Toutankhamon devient un argument de vente. Dans les années 1920, aux Etats-Unis, on danse le charleston sur le tube Old King Tut, on peut acheter des citrons pas du tout égyptiens mais étiquetés "King Tut" et, pour les plus fortunés, s'offrir des bijoux Cartier ou Van Cleef & Arpels aux motifs égyptisants, du scarabée à la déesse Isis. Même le 31e président des Etats-Unis, Herbert Hoover, élu en 1929, appelle son berger allemand King Tut.

Cette "Tutmania" renforce la passion pour les beautés de l'Egypte antique qui semble sommeiller en chacun. "Dans tous les milieux, éduqués ou non, cultivés ou non, l'Egypte a quelque chose de magique", estime Jean-Marcel Humbert, égyptologue spécialiste de l'égyptomanie. Aïda, l'opéra de Giuseppe Verdi dont l'intrigue amoureuse se déroule dans l'Egypte antique, est l'un des plus joués au monde. "Mais il n'est pas nécessaire d'être érudit pour être touché, les codes esthétiques de l'Egypte, très identifiables, résonnent dès l'enfance", assure Jean-Marcel Humbert à franceinfo.

Dessinez une pyramide, un obélisque, un sphinx et on sait immédiatement où l'on se trouve.

Jean-Marcel Humbert

à franceinfo

"Il suffit d'accompagner une classe de primaire dans l'aile égyptienne d'un musée pour s'en rendre compte", poursuit le spécialiste. "Les dieux zoomorphes ont quelque chose de ludique, ils font sourire, et les murs couverts de hiéroglyphes rappellent les rébus et les bandes-dessinées, ils racontent des histoires en image", cite l'égyptologue.

La mort "ni cachée, ni aseptisée"

L'esthétique associée à l'Egypte antique n'est pas seulement ludique, pour ce spécialiste de l'égyptomanie. "C'est aussi une certaine vision de la mort." La mort n'est pas taboue. "Quand, dans un musée, on montre une momie à un enfant, il voit un cadavre, il voit la mort, ni cachée, ni aseptisée et elle ne lui fait pas peur", assure le chercheur qui a été enseignant en primaire. Cette vision de la vie dans l'au-delà, à laquelle croient les Egyptiens dans l'Antiquité, trouve aussi un écho chez les adultes. "L'idée de renaissance après la mort peut résonner chez ceux qui ont baigné dans une culture chrétienne", estime Jean-Marcel Humbert.

D'autant que les pharaons emportent, à leur mort, un trésor constitué d'objets qui les ont accompagnés tout au long de leur vie et d'autres destinés à les aider dans l'au-delà. Et celui de Toutankhamon, découvert presque intact, est exceptionnel. Howard Carter décrit ainsi dans son journal, le 26 novembre 1922, le "plus beau jour" de sa vie d'archéologue. 

A mesure que mes yeux s’accoutumaient à l'obscurité, des formes se dessinèrent lentement : d’étranges animaux, des statues et, partout, le scintillement de l'or.

Howard Carter

dans son journal

De Toutankhamon, on connaît surtout le masque en or et lapis lazuli, aux traits si délicats. "Les trésors des pharaons, c'est un peu comme les trésors de pirate, cela fait toujours rêver", constate Jean-Marcel Humbert. Pour leur valeur "esthétique et financière, réelle ou supposée, d'ailleurs", ajoute-t-il. Aussi parce que ce sont des secrets, parfois gardés pendant des milliers d'années. Quels autres mystères a-t-il pu emporter ? Dans l'imaginaire collectif, le pharaon "était jeune, beau et mort mystérieusement", c'est "un peu people", dans un monde déjà "fasciné par les familles princières".

Qui était sa mère ? Dans quelles circonstances est-il mort ? Alors que les égyptologues cherchent des réponses toujours plus précises, les curieux se délectent de chaque nouvelle hypothèse, souvent généreusement mise en scène par les autorités égyptiennes pour entretenir l'attrait touristique de ses trésors antiques. Ainsi ces dernières années, on a pu lire que Toutankhamon était mort piétiné par un hippopotame, tombé au combat ou même assassiné. La réalité dévoilée par les analyses ADN est moins romanesque : né d'une union que l'on qualifierait aujourd'hui d'incestueuse entre Akhenaton et une de ses sœurs ou cousines (le terme égyptien est le même), peut-être Néfertiti, Toutankhamon souffrait de maladies génétiques. Il est mort de septicémie, peut-être même d'une auto-fracture liée à une nécrose osseuse, avant d'avoir atteint l'âge de 20 ans. Ce qui, à l'époque, n'est pas si mal.

Des expositions "blockbusters"

Tout au long du XXe siècle et aujourd'hui encore, le "trésor de Toutankhamon fait [donc] courir les foules". A Paris, en 1967, une exposition organisée au Petit Palais attire 1,2 million de visiteurs. "La file d'attente faisait le tour du palais", se souvient Jean-Marcel Humbert. "C'était une des premières expositions scénographiées de façon très astucieuse, et c'est peut-être l'une des premières grandes expos avec des salles plongées dans le noir et de la lumière uniquement projetée sur les objets exposés", continue l'expert.

Dans la capitale des Etats-Unis, Washington, on fait la queue dès l'aube et parfois pendant huit heures pour entrer à la National Gallery of Art pendant l'hiver 1977. Cinquante-cinq objets de la tombe de "King Tut" sont exceptionnellement sortis d'Egypte, après de longues négociations avec Le Caire et d'âpres discussions entre plusieurs musées désireux d'exhiber les trésors de Toutankhamon. Il y a une fortune à la clé. A Washington, "les visiteurs dépensent 100 000 dollars de l'époque en souvenirs chaque semaine", précise la revue du National Endowment for Humanities, une agence fédérale américaine. L'exposition entame ensuite une longue tournée, de Chicago à San Francisco, jusqu'en septembre 1979. A New York, Toutankhamon a "injecté 110 millions de dollars dans l'économie locale", précise la revue.

Parmi les souvenirs de l'exposition, les classiques livres de coloriage, affiches, cartes postales et sacs en tissu côtoient une écharpe en soie Hermès conçue spécialement pour l'événement et une reproduction en résine d'une statuette de la déesse Serket vendue 1 500 dollars.

Ce business autour de Toutankhamon n'échappe pas au comique Steve Martin qui s'en amuse dans une séquence devenue culte du "Saturday Night Live", en avril 1978. Dans un costume de pacotille, accompagné par un saxophoniste sorti d'un sarcophage et couvert de peinture dorée, Steve Martin ironise sur "la façon dont on a vendu Tut avec des babioles, des jouets, des t-shirts et des posters". "Une honte nationale (...) peut-être que l'on peut tous en tirer une leçon", lance l'humoriste, avant d'entamer une hilarante chanson intitulée King Tut.

L'exposition qui ouvre à Paris le 23 mars 2019 s'inscrit dans cette tradition des "blockbusters". Car la capitale n'est qu'une étape de la tournée internationale entamée en mars 2018 à Los Angeles (Californie) et qui se poursuivra dans plusieurs villes d'Europe, avant de rejoindre l'Asie. Toutankhamon, dont le règne en Egypte s'est achevé brutalement après environ 10 ans, n'a pas fini d'envoûter le monde.

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