On vous explique pourquoi la France et l'Italie s'écharpent autour du prêt de tableaux de Léonard de Vinci
Jeudi, le ministre de la Culture français rencontre son homologue à Rome pour tenter de sauver un accord qui engage les musées italiens à prêter leurs peintures de Léonard de Vinci au Louvre pour une exposition à l'automne.
"Les Français ne peuvent pas tout avoir." Depuis l'interview accordée par la nouvelle sous-secrétaire d'Etat italienne, Lucia Borgonzoni, à un quotidien italien le 17 novembre, les relations franco-italiennes en voient de toutes les couleurs autour des œuvres de Léonard De Vinci. Dans le cadre du 500e anniversaire de la mort du génie, le 2 mai, quatre musées italiens devaient en effet prêter en octobre leurs tableaux au Louvre, en vertu d'un accord conclu en 2017.
Sauf que cette élue de la Ligue du Nord, parti d'extrême droite italien, estime que son pays est lésé par cet accord de prêt. "Nous devons rediscuter de tout. Lorsque l'autonomie des musées est en jeu, l'intérêt national ne peut pas arriver en second", assure-t-elle. Un couac que va tenter d'aplanir son ministre de tutelle, Alberto Bonisoli, du Mouvement 5 étoiles, parti antisystème, en invitant le ministre de la Culture français, Franck Riester, pour une réunion décisive à Rome jeudi 28 février.
Comment ce bras de fer a-t-il vu le jour ?
Selon un accord conclu en 2017 avec le précédent gouvernement italien, quatre musées transalpins devaient prêter au Louvre leurs œuvres de Léonard de Vinci en état d'être transportées dans le cadre des festivités pour les 500 ans de la mort de l'artiste. Le site français possède à lui seul un grand nombre des dessins du maître et ses trois derniers tableaux – les seuls produits pendant les vingt dernières années de sa vie.
Un accord critiqué par la sous-secrétaire d'Etat italienne aux Biens et Activités culturelles, Lucia Borgonzoni, qui estime que ce prêt empêchera les Italiens de célébrer comme il se doit l'anniversaire de l'inventeur.
Léonard est italien, il est seulement mort en France. Le prêt de ces tableaux au Louvre placerait l'Italie à la marge d'un événement culturel majeur.
Lucia Borgonzoniau Corriere della Sera.
Une revendication sur la nationalité de Léonard de Vinci qui fait bondir les experts interrogés par franceinfo. "Il faut savoir qu'à l'époque, l'Italie n'était pas constituée : c'était des principautés ou des républiques indépendantes les unes des autres", soutient Jacques Franck, spécialiste de Léonard de Vinci et consultant des musées nationaux. Alors que l'année 2019 sera aussi marquée par les élections européennes du mois de mai, Léonard de Vinci est décrit par plusieurs experts comme la figure de l'intellectuel européen. Le peintre toscan a vécu ses trois dernières années dans un manoir à Amboise, sous la protection de François Ier. Il est même nommé "premier peintre, ingénieur et architecte du roi".
Le génie et l'importance de Léonard dans l'art de l'humanité est si important qu'il est devenu quasiment une figure universelle qui n'appartient plus à un pays mais au monde entier.
Jacques Franckà franceinfo
Cette polémique est, selon les sources contactées par franceinfo, directement créée par des enjeux politiques. L'accord de 2017 négocié sous le précédent gouvernement social-démocrate de Romano Prodi n'a pas plu à Lucia Borgonzoni. Pour Jacques Franck, l'annulation des prêts, souhaitée par le gouvernement de Matteo Salvini, met le Louvre en grande difficulté : "Une telle décision pour une exposition qui se prépare environ quatre ou cinq avant, c'est vraiment à la dernière minute pour le conservateur", estime-t-il.
Quelles sont les œuvres concernées ?
Contrairement aux idées reçues, Léonard de Vinci a produit un nombre réduit de tableaux. Les estimations varient, selon les experts, mais il n'en aurait peint qu'une quinzaine durant toute sa carrière – l'authenticité du Salvator Mundi, acheté par l'Arabie saoudite, n'est par exemple toujours pas actée. Le Louvre possède à lui seul 22 dessins et cinq tableaux du maître. Soit un tiers de sa production.
L'accord conclu en 2017 en vue de l'exposition exceptionnelle prévue à l'automne 2019, selon le site du musée français, comprenait les prêts de La Scapigliata par la Galerie nationale de Parme, des études de La Bataille d'Anghiari et du célèbre croquis de l'Homme de Vitruve par la Gallerie dell'Accademia de Venise, du Portrait de musicien par la Pinacothèque ambrosienne de Milan et du tableau inachevé de Saint-Jérôme conservé à la Pinacothèque vaticane. L'Adoration des Mages, exposé au musée des Offices de Florence, est lui en trop mauvais état pour voyager jusqu'à Paris.
Comment cet échange a-t-il été conclu ?
Pour obtenir ces œuvres, les négociations ont été longues et complexes entre la France et l'Italie. Le fait que le Louvre ait consenti, fait rarissime, à envoyer en marge de l'exposition universelle de 2015 à Milan ses deux seuls tableaux de Léonard de Vinci en état de voyager, La Belle Ferronnière et le Saint Jean-Baptiste, a sûrement pesé dans la balance. Le Louvre s'est aussi engagé à prêter aux Ecuries du Quirinal, à Rome, ses œuvres du peintre Raphaël. Les 500 ans de la mort de cette autre figure de la Renaissance seront commémorés en 2020.
L'hommage à Léonard de Vinci a déjà débuté avec des expositions à Florence et Milan auxquelles le Louvre a participé. Le plus grand musée du monde a par exemple prêté deux dessins au Palazzo Strozzi de Florence, pour l'exposition actuelle intitulée "Verrocchio, le professeur de Léonardo".
La réaction de la sous-secrétaire italienne à la Culture a du coup suscité une grande incompréhension côté français, l'accord de 2017 paraissant équitable. D'autant plus que la rétrospective au Louvre avait volontairement été arrêtée à octobre 2019 – soit cinq mois après la date anniversaire de la mort du peintre, le 2 mai.
Les commémorations de la mort ont été programmées à la fin de l'année à Paris pour qu'elles aient lieu à la bonne date du décès en Italie.
Le ministère de la Cultureà franceinfo
Les prêts sont-ils courants entre les musées ?
Oui, même si les négociations prennent parfois une dizaine d'années avant d'aboutir. Habituellement, les musées qui reçoivent des chefs-d'œuvre apportent, en retour, une expertise aux musées prêteurs ou prêtent des tableaux de renommée équivalente. "On ne loue pas les œuvres mais on se les prête à tour de rôle, dans des expositions tournantes, montées en collaboration" entre plusieurs musées, explique Emmanuel Pierrat, avocat et auteur de Faut-il rendre les œuvres d'art ?, citant par exemple un échange entre un Van Gogh et un Vinci. Mais dans le cadre de l'accord de 2017, les négociations ont été ralenties car le Louvre a dû discuter avec les quatre musées détenteurs de tableaux de Léonard de Vinci sans que ces derniers bénéficient d'œuvres en retour.
Aucune somme d'argent n'est versée dans le cadre de ces prêts. Cependant, les musées qui prêtent leurs œuvres sont intéressés par les droits de reproduction du catalogue de l'exposition. "On négocie de l'argent uniquement sur les retombées des catalogues, avec les cartes postales, posters... On reverse les royalties", détaille Emmanuel Pierrat, en bon connaisseur.
Une telle discorde a-t-elle déjà eu lieu ?
"Non, il n'y a pas de précédents de cette ampleur avec des prêts entre grandes institutions publiques européennes", assure Emmanuel Pierrat. Entre la France et l'Italie, c'est même inédit, ajoute Jean-Yves Frétigné, historien spécialiste des relations entre les deux pays, soulignant les "points communs entre les deux pays dans la politique des musées, de conservation, d'échanges".
Il y a de fortes convergences entre la France et l'Italie dans le prestige attribué à l'art.
Jean-Yves Frétignéà franceinfo
L'auteur de La France et l'Italie, histoire de deux nations sœurs s'indigne que la figure de Léonard de Vinci puisse être disputée entre ces pays voisins : "Là où il devrait être un symbole de lien entre les deux pays, il devient un symbole de discorde."
Tout le contraire de l'objectif de ces échanges. En janvier 2018, Emmanuel Macron annonçait ainsi le prêt de la tapisserie de Bayeux au Royaume-Uni. Le transfert de cette tapisserie, qui n'a pas quitté le territoire français depuis 950 ans, n'a pas créé de polémique. Ce geste annoncé, lors d'un sommet franco-britannique centré sur la situation à Calais, a été même analysé comme un moyen de renforcer les relations entre les pays voisins.
Les politiques ont-il le droit de s'en mêler ?
D'après l'avocat Emmanuel Pierrat, les contrats et conventions de prêts établis entre les musées ne peuvent pas être remis en cause par les Etats. "Ce sont des institutions publiques qui ont un statut juridique autonome comme le Louvre et les offices à Florence", explique-t-il. Même si les musées relèvent du ministère de la Culture, l'Etat ne peut agir sur ce qui a été signé et conclu au préalable. Contacté par franceinfo, le ministère de la Culture l'affirme : il est rare que les politiques interfèrent dans ces échanges négociés entre institutions culturelles, sauf quand des œuvres très importantes sont en jeu.
De l'avis de l'historien Jean-Yves Frétigné, la politique italienne a débordé sur le domaine de l'art. "Il y a des enjeux politiques forts avec les élections européennes, dénonce-t-il. Mais qu'on n'arrive pas à dépasser cette opposition et qu'on prenne l'art en otage, et particulièrement prendre le symbole de l'humanisme en otage, c'est vraiment dommage." Depuis les années 1980, l'histoire entre l'Italie et la France est émaillée, selon lui, de sommets bilatéraux permettant d'épurer les tensions. La rencontre de jeudi est un énième rebondissement dans les relations complexes qu'entretiennent les deux pays, glisse Jean-Yves Frétigné.
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