On vous explique pourquoi une enquête est ouverte contre le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, pour "prise illégale d'intérêts"
Le ministre de la Justice est visé par une instruction de la Cour de justice de la République après les plaintes de l'association Anticor et de trois syndicats de magistrats.
C'est désormais officiel : le ministre de la Justice est visé par une enquête de la Cour de justice de la République (CJR). Le procureur général près la Cour de cassation a annoncé mercredi 13 janvier l'ouverture d'une information judiciaire pour "prises illégales d'intérêt" à l'encontre d'Eric Dupond-Moretti. Cette décision fait suite aux plaintes de l'association Anticor et de deux syndicats de magistrats, qui accusent le garde des Sceaux de conflits d'intérêts liés à ses anciennes activités d'avocat, notamment dans l'affaire dite des fadettes et du Parquet national financier (PNF). Pourquoi ont-elles été jugées recevables ? Comment va se dérouler la procédure ? Le maintien de l'ancien pénaliste au gouvernement est-il remis en cause ? Eléments de réponse.
De quoi le ministre est-il accusé ?
Depuis sa nomination au gouvernement en juillet, accueillie par les syndicats de magistrats comme une "déclaration de guerre à la magistrature", Eric Dupond-Moretti est confronté à des accusations de conflits d'intérêts. Au cœur de ces accusations, que le ministre de la Justice, l'enquête administrative ordonnée contre trois magistrats du Parquet national financier : Patrice Amar, premier vice-procureur au PNF, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss, procureure adjointe, ainsi qu'Eliane Houlette, ancienne patronne du PNF, aujourd'hui retraitée.
Les deux premiers magistrats ont dirigé une enquête préliminaire visant à identifier la taupe qui aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute. Pendant ces investigations, des fadettes (facturations téléphoniques détaillées) de plusieurs avocats, dont celle d'Eric Dupond-Moretti, avaient été examinées. Cette enquête administrative, demandée par le garde des Sceaux, est une première étape avant une éventuelle procédure disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Les magistrats accusent Eric Dupond-Moretti, leur ministre de tutelle, d'être juge et partie puisqu'il a été concerné par cette procédure. Mi-décembre, l'Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature ont ainsi déposé une plainte commune pour "prise illégale d'intérêts", une décision inédite et historique. Ils lui reprochent aussi d'avoir ouvert une autre enquête administrative à l'encontre du juge Edouard Levrault. Ce dernier avait dénoncé, après la fin de ses fonctions comme juge d'instruction à Monaco, avoir subi des pressions dans le cadre de ses enquêtes. Avant de devenir ministre, Eric Dupond-Moretti avait été l'avocat d'un des policiers mis en examen par ce magistrat et avait critiqué les méthodes du juge, le qualifiant de "cow-boy" dans Monaco-Matin (article payant).
Ces plaintes sont-elles recevables ?
Outre la plainte des syndicats de magistrats, trois plaintes pour "prise illégale d'intérêts" avaient également été déposées devant la Cour de justice de la République contre Eric Dupond-Moretti. Deux par des élus – le député LFI Ugo Bernalicis, qui préside la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, et Raymond Avrillier, militant écologiste et maire adjoint honoraire de Grenoble – et une par l'association Anticor. Son avocat, Jérôme Karsenti, estime qu'Eric Dupond-Moretti "utilise ses fonctions de garde des Sceaux pour servir un intérêt qui lui est propre".
La commission des requêtes de la CJR, composée de sept hauts magistrats et qui fait office de filtre, a jugé recevables les plaintes d'Anticor et des syndicats de magistrats pour le chef de "prise illégale d'intérêts" s'agissant des faits commis à l'égard des trois juges du PNF et d'Edouard Levrault. Les motifs de cette décision ne sont pas détaillés. Elle a en revanche jugé irrecevables les deux signalements de l'ancien maire-adjoint de Grenoble Raymond Avrillier et du député LFI Ugo Bernalicis, estimant que ceux-ci n'avaient pas été "lésés par le délit imputé au ministre".
Elle a par ailleurs estimé que le décret du 23 octobre, qui prévoit que les dossiers impliquant des parties dont Eric Dupond-Moretti a été l'avocat ou dans lesquelles il a été impliqué soient gérés par le Premier ministre Jean Castex, était "sans incidence" sur les plaintes examinées par la Cour de justice de la République, "dès lors qu'il était postérieur aux faits dénoncés". Autrement dit, ce décret ne suffit pas à annuler le motif des plaintes et selon les détracteurs du ministre, il constitue même une reconnaissance implicite de la situation de conflit d'intérêts dans laquelle se trouve l'ancien ténor du barreau.
Comment a réagi Eric Dupond-Moretti ?
Interrogé en marge d'un débat sur la justice des mineurs devant la Commission des lois du Sénat, mercredi, le ministre de la Justice s'est dit "totalement serein" et a estimé n'avoir "rien à craindre". "Si l'objectif de tout cela, comme c'est d'ores et déjà exprimé par certains, c'est de m'interdire de travailler, ceux-là en seront pour leurs frais", a déclaré Eric Dupond-Moretti.
Depuis le début de la polémique, le garde des Sceaux se défend d'être juge et partie. "Pour qu'il y ait conflit d'intérêts, il faut être juge et partie. Partie, je l'ai été et je ne le suis plus. (...) Juge, je ne l'ai pas été davantage et je ne le serai pas", avait-il expliqué dans une vidéo postée sur Facebook.
Comment va se dérouler la procédure ?
L'information judiciaire a été confiée à la commission d'instruction de la Cour de justice de la République, qui agit comme juge d'instruction dans cette affaire impliquant un ministre. Elle est composée de trois magistrats de la Cour de cassation, qui vont procéder aux auditions des personnes se déclarant victimes et des personnes incriminées. Ils peuvent décider de mettre en examen Eric Dupond-Moretti, de prononcer un non-lieu ou de le renvoyer devant la formation de jugement de la CJR.
Si le ministre de la Justice est jugé dans cette affaire, il le sera par trois magistrats et douze parlementaires. Cette juridiction mi-judiciaire mi-politique se prononce à la majorité absolue et à bulletin secret sur la culpabilité du prévenu puis, en cas de culpabilité, sur l'application de la peine infligée. Son arrêt peut faire l'objet d'un pourvoi en cassation. En cas de rejet de sa décision, la Cour doit être recomposée avant de rejuger l'affaire.
"Notre requête est jugée suffisamment sérieuse pour aboutir à une enquête. On attend la suite et que la CJR nous dise ce qu'il en est en droit", a commenté auprès de l'AFP la présidente du Syndicat de la magistrature, Katia Dubreuil. "On est satisfait de cette décision mais ce n'est qu'une étape. On souhaite que la procédure aille jusqu'au bout, avec une condamnation", complète auprès de franceinfo Céline Parisot, la présidente de l'USM.
Et la magistrate de pointer la particularité des procédures devant la Cour de justice de la République, une juridiction d'exception typiquement française et contestée pour cela. Depuis sa création en 1993, la CJR est critiquée pour la lenteur des procédures, sa clémence ou encore les incohérences estimées de certains arrêts. Sa suppression a été annoncée à plusieurs reprises, y compris par Emmanuel Macron.
Peut-il rester ministre de la Justice ?
"On prend acte de la décision de la commission des requêtes de la CJR portant sur des actes qui sont prétendument commis dans le cadre de l'exercice des fonctions du garde des Sceaux", avait indiqué une source gouvernementale à l'AFP, avant l'ouverture officielle de l'information judiciaire. "La commission des requêtes de la CJR ne statue en rien sur le bien-fondé des charges", avait insisté cette source, précisant que le gouvernement "souhaite que le garde des Sceaux continue à exercer avec vigueur et détermination sa mission".
L'entourage du garde des Sceaux, lui, s'est montré confiant, estimant que l'hypothèse d'une mise en examen "n'était pas du tout d'actualité" et assurant qu'Eric Dupond-Moretti et ses avocats sauraient démontrer "qu'il n'y a aucune infraction".
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