On vous explique la controverse autour d'Eric Dupond-Moretti et du Parquet national financier
Le garde des Sceaux fait face à des accusations de conflit d'intérêts après l'ouverture d'une enquête administrative visant des magistrats du Parquet national financier. Avant sa nomination au gouvernement, il avait attaqué le PNF à la suite de l'affaire des "fadettes", dans laquelle l'ancien avocat est visé.
Rien ne va plus entre les magistrats et Eric Dupond-Moretti. Pour tenter de remédier à la situation, le ministre de la Justice a publié une vidéo sur Facebook lundi 12 octobre, dans laquelle il revient sur la fronde des robes rouges à son égard depuis l'ouverture d'une enquête administrative visant trois juges du Parquet national financier (PNF).
L'ancien avocat fait face à des accusations de conflit d'intérêts dans cette affaire. Visé par une enquête du PNF dans le dossier dit "Paul Bismuth", Eric Dupond-Moretti avait porté plainte avant de se désister lors de son entrée au gouvernement. Une partie de la profession l'accuse ainsi d'être juge et partie, et de mettre en danger l'indépendance de la justice. On vous explique la controverse.
Qu'est-ce que le PNF ?
Cette arme majeure et récente de la lutte anticorruption a vu le jour en 2014, dans le sillage du scandale Jérôme Cahuzac. Le champ d'action du PNF, qui compte 17 magistrats et six assistants spécialisés, concerne trois types d'infractions : les atteintes à la probité (corruption, trafic d'influence, détournement de fonds publics, prise illégale d'intérêts…), les atteintes aux finances publiques (comme la fraude fiscale aggravée ou le blanchiment), et les atteintes au bon fonctionnement des marchés financiers (délit d'initié, manipulation de cours ou d'indice…).
Les résultats récoltés en six ans, dont de retentissantes condamnations de cols blancs (telles celles de Patrick et Isabelle Balkany), n'ont jamais fait taire toutes les critiques contre cette "juridiction d'exception", parfois accusée d'être au service du pouvoir. Les déclarations de son ancienne patronne, Eliane Houlette, sur des pressions dans l'affaire François Fillon ont remis le feu aux poudres, certains allant même jusqu'à demander la suppression du PNF.
Qu'est-ce que l'affaire des "fadettes" ?
Pour ne rien arranger à la polémique autour des propos d'Eliane Houlette, une autre affaire est venue nourrir ces suspicions de collusion entre le PNF et l'exécutif. Fin juin, Le Point (article payant) a révélé que dès les premiers jours de son existence, en février 2014, le PNF a demandé d'éplucher les "fadettes" (relevés téléphoniques détaillés) d'une dizaine de ténors du barreau, dont Eric Dupond-Moretti. Son objectif était de trouver la "taupe" qui aurait pu informer Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans l'affaire dite "Paul Bismuth". Cette procédure, qui n'a pas abouti faute d'avoir trouvé une quelconque source, a été classée sans suite six ans après, fin 2019.
Dénonçant "des méthodes de barbouzes", Eric Dupond-Moretti, alors avocat, a porté plainte le 1er juillet pour "abus d'autorité" et "atteinte à la vie privée". Nommé garde des Sceaux quelques jours plus tard, il a retiré sa plainte. L'enquête, dépaysée à Nanterre, s'est malgré tout poursuivie et a abouti, début octobre, au classement sans suite de cette plainte, en l'absence d'infractions constatées.
Pourquoi l'Inspection générale de la justice a-t-elle été saisie ?
Après les révélations du Point et le déluge de critiques sur la procédure du PNF visant des avocats, Nicole Belloubet, alors ministre de la Justice, a saisi début juillet l'Inspection générale de la justice (IGJ), composée de magistrats indépendants. L'IGJ a rendu son rapport (PDF) mi-septembre, ne relevant pas de dysfonctionnement majeur. Selon ses conclusions, l'exploitation des "fadettes" de plusieurs ténors du barreau n'a pas exposé "excessivement la vie privée ou le secret professionnel" de ces avocats. La mission pointait toutefois un "déficit de remontée d'information" du PNF au parquet général, son autorité de tutelle, et critiquait un "fonctionnement cloisonné" du Parquet national financier.
L'IGJ estimait également "nécessaire de faire évoluer [la] gouvernance" du PNF et faisait plusieurs recommandations.
Qu'est-ce qui a déclenché ensuite une enquête administrative ?
Après avoir rendu publiques les conclusions de l'IGJ, Eric Dupond-Moretti a demandé au bureau de la déontologie de la direction des services judiciaires de la Chancellerie de les étudier et de voir quelles suites pourraient lui être réservées. Dans son message publié sur Facebook, le ministre indique qu'un rapport lui a été remis, "faisant apparaître de possibles fautes déontologiques". Le garde des Sceaux dit avoir alors saisi l’Inspection générale de la justice le 18 septembre pour mener une enquête administrative à l’encontre de trois magistrats du PNF. Il s'agit d'une première étape avant une éventuelle procédure disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Les trois magistrats visés sont les deux directeurs de l'enquête des "fadettes", Patrice Amar, premier vice-procureur au PNF, Lovisa-Ulrika Delaunay-Weiss, procureure adjointe, ainsi qu'Eliane Houlette, aujourd’hui retraitée.
Pourquoi les magistrats dénoncent-ils un confit d'intérêts ?
La colère des magistrats ne faiblit pas depuis l'annonce de cette enquête administrative. Ils accusent Eric Dupond-Moretti d'être juge et partie puisqu'il a été concerné par cette procédure. "Le conflit d'intérêts est manifeste et disqualifie le ministre pour prendre une décision dans cette affaire", a notamment affirmé à l'AFP Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, "surprise de la rapidité, voire la précipitation" à ouvrir cette enquête, trois jours seulement après la publication du rapport. Dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, les deux principaux syndicats de magistrats ont fustigé une "tentative de déstabilisation, menée dans le but de disqualifier un Parquet national financier". Les deux plus hauts magistrats de l'ordre judiciaire, Chantal Arens et François Molins, se sont fendus d'une tribune dans Le Monde, fin septembre, pour exprimer leur inquiétude au sujet "de la situation inédite dans laquelle l’institution [judiciaire] se trouve". Ils regrettent "l’atteinte portée au principe de présomption d’innocence des magistrats concernés".
Trois plaintes pour "prise illégale d'intérêts" ont par ailleurs été déposées devant la Cour de justice de la République (CJR) contre Eric Dupond-Moretti, dont deux par des élus, le député LFI Ugo Bernalicis, qui préside la commission d'enquête sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire, et Raymond Avrillier, militant écologiste et maire adjoint honoraire de Grenoble. Ce dernier dénonce l'amitié entre le ministre de la Justice et Thierry Herzog, alors que le Parquet national financier doit prendre des réquisitions à l'encontre de l'avocat et de Nicolas Sarkozy lors du "procès Bismuth" qui s'ouvre le 23 novembre. La troisième plainte a été déposée par l'association Anticor. Son avocat, Jérôme Karsenti, estime qu'Eric Dupond-Moretti "utilise ses fonctions de garde des Sceaux pour servir un intérêt qui lui est propre". La commission des requêtes de la CJR doit se prononcer sur la recevabilité ou non de ces plaintes.
Que vient faire la HATVP dans l'histoire ?
Le 8 octobre, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a fait savoir à l'AFP qu'elle avait demandé des "précisions" sur de "possibles conflits d'intérêts" au ministre de la Justice, à l'égard duquel elle dispose d'un pouvoir d'injonction. L'entourage du garde des Sceaux, qui parle de "boule puante", a confirmé que la HATVP avait demandé à Eric Dupond-Moretti "de lui indiquer quelles mesures il avait prises pour ne pas se retrouver en situation de conflit d'intérêts, d'une part par rapport à son ancienne activité d'avocat, et d'autre part s'agissant du dossier en cours relatif au PNF". Une réponse détaillée sera "prochainement apportée".
Une fois sa réponse reçue, le collège de la Haute Autorité délibèrera dans un délai de 15 jours et pourrait, le cas échéant, demander au ministre de se déporter de certains sujets. La Chancellerie a déjà mis en place un "dispositif spécifique" face à la situation inhabituelle d'un avocat devenu garde des Sceaux : les dossiers suivis par Eric Dupond-Moretti lorsqu'il était avocat et ceux toujours suivis par son ancien cabinet ne doivent pas faire l'objet de remontées d'informations au ministre.
Certains députés de la majorité se sont émus de voir la HATVP, une instance indépendante, rompre le secret professionnel en communiquant sur le courrier adressé à Eric Dupond-Moretti à propos de ses éventuels conflits d'intérêts.
Juste une question @HATVP : comment une demande confidentielle d’information se retrouve dans la presse avant même d’être sur le bureau du garde des Sceaux ?
— Aurore Bergé (@auroreberge) October 11, 2020
La transparence est une nécessité démocratique.
La rupture du secret professionnel auquel vous êtes soumis m'interpelle.
Comme le rappelle Le Journal du dimanche, les destinataires d'une injonction de la HATVP disposent en effet d'un mois pour y répondre. C'est seulement après ce délai que l'institution "peut décider de [la] rendre publique". "Nous n'avons fait que répondre à une question qui nous était posée", s'est défendu son président, Didier Migaud, dans les colonnes de l'hebdomadaire.
Que répond Eric Dupond-Moretti à ses détracteurs ?
Depuis les bureaux de la Chancellerie ou sur le terrain, Eric Dupond-Moretti organise sa riposte. Lors d'un échange avec les syndicats le 30 septembre rapporté par son entourage à différents médias, le ministre de la Justice leur a refait la chronologie des faits, et a fait valoir que "ne pas donner de suite aux recommandations de ses services aurait pu lui être reproché". Il a "insisté sur le fait que si l’enquête devait conclure à l’existence de manquements disciplinaires, le véritable juge serait le CSM qui sera alors appelé à statuer".
"Pour qu'il y ait conflit d'intérêts, il faut être juge et partie. Partie, je l'ai été et je ne le suis plus. (...) Juge, je ne l'ai pas été davantage et je ne le serai pas", martèle-t-il dans sa vidéo postée sur Facebook lundi. Alors que que le Conseil d'Etat a rejeté la demande de suspension de l'enquête administrative contre les trois magistrats, Eric Dupond-Moretti dit vouloir "aller de l'avant" et s'engage à laisser le Premier ministre décider des suites à donner.
Un magistrat pointe une contradiction dans la "solution Castex" : demander au Premier ministre de trancher dans cette affaire supposerait qu'Eric Dupond-Moretti écrive une lettre au chef du gouvernement pour lui faire part de sa situation de conflit d'intérêts... ce qui impliquerait qu'il la reconnaisse. Un décret devrait alors déterminer les attributions exercées par le Premier ministre à la place du ministre de la Justice.
"Cette affaire, montée de toutes pièces, est aujourd'hui instrumentalisée contre moi à des fins politiques", dénonce encore Eric Dupond-Moretti. Il y voit une "sorte de diversion qui permet à certains de ne pas venir ici pour parler des vrais sujets".
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