Affaires Fillon, Kohler, Sarkozy... On vous explique comment fonctionne le Parquet national financier, au cœur de la controverse
Arme majeure et récente de la lutte antifraude, le Parquet national financier a été créé en 2014 après le scandale de l'affaire Jérôme Cahuzac. Malmené depuis plusieurs semaines, remis en cause par une partie de la classe politique, le PNF se défend, mettant en avant son bilan.
Il est sous le feu des projecteurs politico-médiatiques depuis plusieurs semaines. Le Parquet national financier (PNF), dont l'une des enquêtes vient d'aboutir à la condamnation de l'ancien Premier ministre François Fillon dans l'affaire des emplois fictifs de son épouse Penelope, est au cœur de plusieurs controverses, entre soupçons de pressions politiques et doutes sur son impartialité. A tel point que certains demandent sa suppression, comme le député LR Eric Ciotti, qui veut déposer une proposition de loi en ce sens. "De mon point de vue, le PNF a une véritable utilité", a rétorqué, mardi 30 juin, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, sur France Inter. Elle a toutefois émis l'idée de "se réinterroger sur son périmètre". "Le PNF, c'est surtout les jugements sur des affaires de délinquance économique et financière et de fraude fiscale", a souligné la garde des Sceaux
Cette arme majeure et récente de la lutte antifraude a vu le jour en 2014, dans le sillage du scandale Jérôme Cahuzac. C'est d'ailleurs son ex-patronne, Eliane Houlette, qui avait requis à l'audience, en première instance, au procès de l'ancien ministre du Budget pour "fraude fiscale" et "blanchiment de fraude fiscale". Condamné en décembre 2016 à trois ans de prison ferme et cinq ans d'inéligibilité, sa peine a finalement été allégée en appel à quatre ans de prison, dont deux avec sursis.
Plus de 580 procédures en cours
Fer de lance de la lutte anticorruption, le PNF dispose de deux bras armés, qui ont vu le jour en 2013 : la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF). Le PNF confie aussi des enquêtes aux limiers de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ou à des services de police judiciaire plus classiques.
Le champ d'action de ce parquet spécialisé, qui compte 17 magistrats et six assistants spécialisés, concerne trois types d'infractions : les atteintes à la probité (corruption, trafic d'influence, détournement de fonds publics, prise illégale d'intérêt…), les atteintes aux finances publiques comme la fraude fiscale aggravée ou le blanchiment et les atteintes au bon fonctionnement des marchés financiers (délit d'initié, manipulation de cours ou d'indice…). En quelques années, des centaines de dossiers ont atterri dans les bureaux feutrés de l'institution judiciaire, installés depuis deux ans au 20e étage du nouveau tribunal de grande instance de Paris, porte de Clichy. Plus de 580 procédures étaient en cours fin juin. La majorité a été déclenchée après une dénonciation ou un signalement émanant d'une autorité publique ou transmise par un autre parquet.
La création du Parquet national financier représente "une avancée majeure dans les atteintes à la grande délinquance économique et financière", fait valoir l'institution, contactée par franceinfo. Comme le rappellent Les Echos, la marge de manœuvre du PNF a été élargie avec la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale en 2018. Ses procureurs peuvent désormais déclencher directement des poursuites à l'encontre des plus gros fraudeurs fiscaux, sans passer par la Commission des infractions fiscales (CIF) de Bercy. Ils peuvent également avoir recours au mécanisme de la Convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) pour négocier directement le montant des amendes avec les entreprises concernées. Dernière en date : Airbus, qui a écopé en France d'une amende record de 2,1 milliards d'euros en janvier pour clore les enquêtes pour corruption menées contre elle.
Eliane Houlette visée par une enquête
Les résultats récoltés en six ans, dont de retentissantes condamnations de cols blancs comme l'ancien maire de Levallois-Perret et son épouse, Patrick et Isabelle Balkany, n'ont jamais fait taire toutes les critiques contre cette "juridiction d'exception", parfois accusée d'être au service du pouvoir. Eliane Houlette a elle-même remis le feu aux poudres mi-juin lors de son audition devant la commission parlementaire sur l'indépendance de la justice. L'ancienne procureure financière, partie à la retraite il y a tout juste un an, a affirmé avoir subi des "pressions" procédurales de la part de sa hiérarchie, la procureure générale près la cour d'appel de Paris, Catherine Melet-Champrenault, dans la conduite de l'affaire Fillon. "On ne peut que se poser des questions. C'est un contrôle très étroit et c'est une pression très lourde", a-t-elle lancé.
Malgré un rétropédalage d'Eliane Houlette, ces déclarations ont jeté un froid entre les deux femmes. Il faut dire que leurs relations ne sont pas au beau fixe depuis que l'ancienne procureure financière est visée par une enquête pour "violation du secret de l'enquête", ouverte en septembre 2019. Comme l'a révélé Le Monde (article payant), c'est Catherine Melet-Champrenault elle-même qui a saisi le parquet de Paris après avoir reçu des éléments mettant en cause la magistrate. Eliane Houlette est soupçonnée d'avoir transmis à un avocat des informations couvertes par le secret de l'enquête dans une affaire de malversations présumées à la mairie de Marseille. Des accusations vivement démenties par l'intéressée dans Mediapart (article payant). "On dirait ni plus ni moins qu'elle a réglé ses comptes avec sa procureure générale", juge une source judiciaire auprès de franceinfo à propos des déclarations d'Eliane Houlette en commission.
Ce qu'a décrit Eliane Houlette devant les députés, notamment des demandes pressantes de remontées d'informations, n'a, du reste, rien d'illégal. Si le garde des Sceaux n'a plus le droit de donner des instructions individuelles aux parquets depuis la loi Taubira de 2003, le Code de procédure pénale prévoit toujours que les parquets informent les parquets généraux sur les enquêtes en cours dans des affaires particulières.
Mais ces déclarations ont relancé dans le clan Fillon les accusations d'instrumentalisation de la justice dans cette affaire et conduit Emmanuel Macron à saisir pour avis le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). La défense de l'ex-candidat à la présidentielle avait même sollicité, en vain, une réouverture des débats avant le jugement rendu lundi. Le tribunal correctionnel de Paris a très vite évacué la demande et opposé une fin de non-recevoir tacite. Il "a considéré que les débats avaient pu avoir eu lieu normalement et que ces propos-là [de Mme Houlette] n'influençaient pas (...) le délibéré", a commenté Nicole Belloubet mardi.
Les fadettes de ténors du barreau épluchées
Pour ne rien arranger à la polémique autour des propos d'Eliane Houlette, deux autres affaires sont venues nourrir ces suspicions de collusion entre le PNF et l'exécutif. Le 23 juin, Mediapart a révélé l'existence d'une lettre d'Emmanuel Macron dans l'affaire Alexis Kohler. Le secrétaire général de l'Elysée était alors visé par une enquête du PNF pour conflit d'intérêts. Versé au dossier, le courrier du chef de l'Etat, alors ministre de l'Economie, dédouanait son collaborateur. L'enquête a été classée sans suite peu de temps après, en août 2019. Une décision qui, selon le site d'investigation, serait due à cette "lettre 'magique' de l'Elysée", venue "effacer" tous les soupçons qui figuraient dans le premier rapport des enquêteurs.
Puis, le 24 juin, Le Point a révélé que dès les premiers jours de son existence, en février 2014, le PNF a demandé d'éplucher les factures téléphoniques d'une dizaine de ténors du barreau, dont Eric Dupond-Moretti. Objectif : trouver la "taupe" qui aurait pu informer Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans l'affaire dite "Paul Bismuth". Cette procédure, qui n'a pas abouti faute d'avoir trouvé une quelconque source, a été classée sans suite six ans après, fin 2019. Selon les avocats de la défense, cette information n'a été portée à leur connaissance qu'au début de l'année 2020. "Ce faisant, le parquet a détourné la procédure légale permettant les écoutes d'un avocat, et qui impose normalement d'informer le bâtonnier et de préciser le motif", dénonce Me Marie-Alix Canu-Bernard, dans Le Point.
Si la légalité de la procédure en cause fait débat parmi les professionnels de la justice contactés par franceinfo, les avocats concernés réfléchissent à une riposte judiciaire avec le bâtonnier de Paris, Olivier Cousi, et le célèbre pénaliste Henri Leclerc.
Cette procédure est scandaleuse et grave. Le secret professionnel des avocats est menacé.
Henri Leclerc, avocatà franceinfo
La réponse du nouveau procureur financier, Jean-François Bohnert, ne s'est pas fait attendre : "A aucun moment, les magistrats et les enquêteurs (...) ne sont sortis des clous", a-t-il martelé mardi sur RTL. Il n'empêche. Nicole Belloubet a demandé à l'Inspection générale de la justice de conduire une inspection de fonctionnement sur cette enquête.
Plusieurs voix s'élèvent, au sein même du monde judiciaire, pour dénoncer certains effets pervers de la spécialisation. "On a des enquêtes de meilleure qualité et une véritable prise de conscience des enjeux de la délinquance en col blanc par l'institution judiciaire, reconnaît auprès de franceinfo un magistrat d'un parquet francilien. L'inconvénient, c'est que ça fonctionne en vase clos."
"C'est devenu une officine"
Dans Les Echos, des collaborateurs du PNF décrivent "en off" un bunker, tenu d'une main de fer, pendant des années, par Eliane Houlette, véritable "tour de contrôle" qui "centralise tout". A l'extérieur, la méfiance est également nourrie par la propension, spécifique au PNF, à privilégier des enquêtes préliminaires qui n'offrent pratiquement aucune voie de recours aux avocats (contrairement aux investigations confiées aux juges d'instruction) mais qui s'éternisent souvent en matière financière.
"J'ai l'impression que ce PNF, c'est devenu une officine", a commenté la semaine passée l'ex-garde des Sceaux Rachida Dati, elle-même visée par une enquête depuis octobre 2019 (pour des fonds potentiellement suspects versés par une filiale de Renault-Nissan) et initiée par le PNF. "Notre bilan parle pour nous. N'oublions pas que, dans nombre d'affaires, les juges de la 32e chambre correctionnelle de Paris valident nos poursuites en suivant très souvent nos réquisitions", rétorque l'institution auprès de franceinfo.
"Ceux qui contestent le PNF, ce sont ceux qui risquent d'en sentir les effets, ironise Henri Leclerc. Le problème est plus général, c'est celui de l'indépendance du parquet, qu'il soit financier ou antiterroriste. Il faut repenser la structure de la justice française." "Je comprends que les personnalités politiques s'emparent du sujet mais c'est une manœuvre politicienne", abonde auprès de franceinfo Eric Alt, magistrat et vice-président d'Anticor.
Dissoudre le PNF n'est pas la solution. Il faut redéfinir le rapport de dépendance des parquets au politique.
Eric Alt, magistrat et vice-président d'Anticorà franceinfo
Les robes noires et rouges ne manquent pas de rappeler à la classe politique qu'elle a elle-même renoncé à s'attaquer à cette réforme d'envergure. "Il faut retirer la nomination des magistrats du parquet des mains du ministre de la Justice, mais cela demande du courage politique", souligne auprès de franceinfo Céline Parisot, présidente de l'Union syndicale des magistrats (USM). Dans une tribune publiée par Le Monde, elle rappelait comment "la réforme constitutionnelle du statut du parquet s'est arrêtée au milieu du gué. Alors que le Sénat et l'Assemblée nationale avaient adopté un texte commun, nous attendons toujours qu'il soit soumis au vote du Parlement réuni en congrès".
Parmi les autres pistes pour renforcer l'indépendance des parquets, et donc celle du PNF, Céline Parisot suggère aussi de "mettre fin aux remontées d'information ou à tout le moins engager une réflexion sur les cas exceptionnels dans lesquels elles pourraient être admises". Car selon elle, c'est ce fonctionnement qui pose problème : "A l'audience, ou dans le fonctionnement quotidien des parquets, la parole du ministère public est libre. Les collègues ne font jamais remonter de pressions quelconques, pas de difficulté particulière." D'autres préconisent la création d'un "procureur général de la Nation". De quoi éviter que l'application de la politique pénale ne se retrouve entre les mains d'un ministre de la Justice qui change au gré des mandatures et des remaniements. Une proposition de loi constitutionnelle avait été déposée en ce sens par le sénateur Jean-Pierre Grand (LR) en août 2015. Preuve que le sujet est loin d'être nouveau et qu'il dépasse largement le périmètre du Parquet national financier.
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