Votre commande Deliveroo ne vient plus forcément d'un vrai restaurant : découvrez la nouvelle recette du géant de la livraison
L'entreprise britannique a ouvert, début juillet, ses premières cuisines au nord de Paris. Huit restaurateurs y préparent leurs plats, en exclusivité pour le service de livraison.
Il est 20h18, au square des Épinettes, dans le 17e arrondissement de Paris. Comme de nombreux citadins, nous commandons notre dîner depuis un smartphone. Ce soir : des nems de chez Mission Saïgon. 20h32, un livreur m'apporte le précieux paquet. Les nems sont bien là, encore chauds et croustillants. Pourtant, le plat n'a pas été préparé dans un restaurant, mais dans une cuisine qui appartient… à l'entreprise britannique de livraison Deliveroo.
Pour découvrir le lieu de cette petite révolution dans le monde de la livraison, il suffit de parcourir quelques centaines de mètres et de passer sous le périphérique parisien. À Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), entre un coiffeur et un immeuble d'habitations, un grand hangar vient d'être repeint. Pas de pancarte, pas de nom. Seul indice : un ballet incessant de livreurs à vélo et en scooter équipés de grands sacs à dos cubiques. En cinq minutes, ils sont une dizaine à se garer sur le trottoir, smartphone à la main.
Une fois passé le portail, on découvre un bâtiment aux couleurs vives et une porte ouverte sous l'inscription "collection" ("collecte", en français). Tous les livreurs s'y engouffrent pour récupérer leurs paquets bleu turquoise. Pour aller plus loin, les visiteurs doivent signer un accord de confidentialité et enfiler une blouse, une charlotte et des surchaussures. Dans une ambiance de laboratoire, des cuisiniers s'affairent dans huit petites cuisines, ouvertes par Deliveroo au début du mois de juillet. C'est ici que sont préparés des pizzas, des burgers et nos nems.
Deliveroo investit dans la pierre
Jusqu'à maintenant, les Français connaissaient Deliveroo pour ses 9 300 livreurs dispersés dans 150 communes de l'Hexagone. Ces travailleurs indépendants, payés à la course et sans protection sociale, sont chargés de transporter des plats préparés dans des restaurants partenaires jusqu'aux appartements des citadins affamés. Un modèle géré par des algorithmes, comme ses concurrents Foodora, Uber Eats ou encore Just Eat. Mais en 2016, Deliveroo décide d'aller plus loin.
On se voit fondamentalement comme un acteur de la restauration, pas comme un acteur de la logistique.
Hugues Decosse, directeur général de Deliveroo Franceà franceinfo
Afin de couvrir la périphérie des grandes villes et d'optimiser la fabrication et le transport des plats, Deliveroo investit dans la pierre. Ou plus exactement dans la tôle. En avril 2016, l'entreprise britannique aménage des conteneurs dans la périphérie de Londres pour les transformer en mini-cuisines et les proposer à des restaurateurs. Le deal ? Deliveroo fournit le lieu et l'équipement. En échange, le gérant vend ses produits exclusivement sur la plateforme et reverse une commission sur son chiffre d'affaires (32%, selon Le Monde, un chiffre que Deliveroo se refuse à confirmer). En quelques mois, 200 cuisines de Deliveroo voient le jour, réparties sur une soixantaine de sites, principalement au Royaume-Uni, mais aussi à Singapour ou à Dubaï.
Tester le marché sans risquer gros
C'est désormais au tour de la France. Après quelques retards au démarrage, les cuisines ont finalement ouvert à Saint-Ouen le 3 juillet.
On nous propose une cuisine sans investissement. C'est du tout cuit, donc on y est allés les yeux fermés.
Victor Garnier, fondateur de Blendà franceinfo
Le projet a attiré des restaurateurs déjà connus à Paris, comme Blend et ses burgers "gourmets", mais aussi de nouveaux venus dans la capitale, attirés par ces faibles coûts. Le restaurant indonésien Santosha, à Bordeaux, "peut parfois dépasser les 230 livraisons par jour sur Deliveroo", explique le responsable du développement de l'enseigne, Guillaume Voidrot. Les cuisines Deliveroo lui permettent "de tester le marché parisien sans investir trop d'argent". Au total, le restaurant Santosha a déboursé seulement quelques milliers d'euros pour une partie de l'équipement et de la communication. Lancer un "vrai" restaurant aurait nécessité environ 600 000 euros.
"Un bon moyen d'étendre notre marque"
Lievità a fait le même chemin, avec succès, au Royaume-Uni. Avec son four à bois, ses ingrédients de qualité et sa méthode napolitaine, ses pizzas ont vite acquis leur petite réputation en Italie, où l'entreprise a été lancée en 2015. Désormais, elle en sert chaque semaine entre 600 et 800 à travers Londres… sans posséder aucun restaurant dans le pays ! Tout est fabriqué et livré depuis leurs deux cuisines partagées de la capitale. "Nous avons entre trois et quatre cuisiniers dans les cuisines à Londres, c'est très différent de nos restaurants de Milan où nous avons 30 employés", explique l'un des responsables, Valerio Santillo Giunta. Et le concept fonctionne tellement bien que Lievità va s'installer dans une troisième cuisine gérée par Deliveroo en septembre.
Texas Joe, spécialiste de la viande cuite au barbecue, a déjà ouvert deux cuisines Deliveroo en mai 2017 au Royaume-Uni. "On a pensé que ce serait un bon moyen d'étendre la présence de notre marque avec un minimum d'investissement, explique le boss, Joe, à franceinfo. On nous a offert un vaste plan marketing et des données." À l'autre bout de la planète, Selene Ong a, elle, installé son enseigne de poke bowl, une spécialité hawaïenne à base de poisson cru et de légumes, dans deux cuisines Deliveroo à Singapour.
Nous pensons que Deliveroo a la capacité de nous faire grandir. Et les données approfondies nous permettent aussi d'identifier les caractéristiques de nos clients.
Selene Ongà franceinfo
Avec son application, Deliveroo récupère en effet de nombreuses informations sur le profil des clients et la composition des commandes. Des données que les restaurants traditionnels n'avaient pas forcément la capacité de collecter.
Des "dark kitchen" controversées
Tout n'a pas toujours été rose pour autant. À leur lancement, en 2016, ces cuisines ont rapidement été affublées d'un surnom : les "dark kitchen". Des locaux "invisibles" pour les consommateurs installés entre des zones industrielles et des axes routiers. Les premiers boxes n'avaient pas toujours de fenêtre et les cuisiniers travaillaient la porte ouverte, près de bidons d'huile de cuisson, rapporte le Guardian (en anglais) en octobre 2017. Deux chefs affirment que ces conteneurs en métal étaient soit chauds, soit froids, selon la météo, et qu'ils ne disposaient que d'un petit radiateur pour les jours froids.
Ce n'est pas le seul problème. À Camberwell, dans le sud de Londres, des élus ont accusé Deliveroo de ne pas respecter les règles d'urbanisme. Des riverains se plaignaient aussi du défilé des livreurs, souvent en scooter, et des camions de livraison. "Depuis que le commerce a ouvert, le bruit a dramatiquement augmenté chez nous", s'inquiète Ayman Ibrahim, habitant de Hove, près de Brighton, dans le Brighton & Hove News. Dans cette ville, le conseil municipal a ordonné la fermeture des cuisines du site de Portslade pour des raisons de licence d'exploitation. Deliveroo a fait appel.
Quid des restaurants alentours ?
Ces nouvelles cuisines partagées tracassent aussi certains restaurateurs installés aux alentours. Le chef d'une pizzeria londonienne affirme dans le Guardian que les cuisines Deliveroo ont été une "très mauvaise chose pour [son] business". "Je suis préoccupé par le fait que des restaurants locaux soient obligés de fermer boutique à cause de ce business model", note aussi un conseiller municipal écolo de Hove interrogé par le site Big Hospitality.
En France, l'implantation de ces cuisines a bien suscité quelques craintes, vite balayée. "Nous avions beaucoup de réserves au départ, explique William Delannoy, le maire de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), à franceinfo. On s'est demandé si cela n'allait pas nuire aux restaurants de la ville." Après plusieurs réunions de concertation, la municipalité n'a finalement pas noté d'hostilité particulière dans la profession. Le principal syndicat du secteur, l'UMIH, dit "faire confiance" à l'entreprise, dont elle est partenaire pour promouvoir les emballages écologiques. Au final, le maire de Saint-Ouen est même venu à l'inauguration.
On a demandé à Deliveroo d'être exemplaire, notamment concernant les nuisances pour le voisinage.
William Delannoyà franceinfo
"Ils vont cibler la même population"
Ce nouveau modèle a tout de même demandé un peu d'adaptation aux derniers restaurateurs qui se sont lancés dans l'aventure, en France. Blend, qui vante la qualité et l'originalité de ses ingrédients – "cheddar anglais au lait cru" ou "oignons caramélisés au miel d'Amazonie" –, craignait ainsi d'être victime d'espionnage industriel. "Si le petit copain d'à côté voit une étiquette dans l'épicerie sèche, avec Google, il peut gagner ce que m'ont coûté cinq semaines de recherches à Los Angeles ou à Hong-Kong, explique le fondateur de Blend. On s'est organisé pour ça."
Dans notre laboratoire, on rend nos produits intraçables et on fait bien passer le mot aux cuisiniers que les visiteurs avec des téléphones portables ne sont pas les bienvenus dans les locaux.
Victor Garnierà franceinfo
Au-delà des petits tracas causés par cette proximité, se pose pour les restaurateurs la question du nouveau modèle économique, fondé sur un contrat d'exclusivité avec Deliveroo. "Le monopole de Deliveroo sur cette formule pourrait faire grimper la commission demandée à ses partenaires, explique Abdelhakim Hammoudi, directeur de recherches économiques "alimentation et sciences sociales" à l'Inra. Et dans le même temps, la concurrence va sûrement devenir rude entre les partenaires de Deliveroo sur ces zones-là. Ils vont cibler la même population, tous en même temps."
Quand Deliveroo arrête de livrer
Les restaurateurs assurent être conscients des risques. "On vérifie toujours que deux périmètres de nos restaurants ne se cannibalisent pas, précise l'associé de Santosha. Mais je pense que la livraison répond plutôt au besoin primaire de se nourrir et concurrence plutôt les supermarchés." "Ce sont plutôt les restaurants 'alimentaires' ou 'd'utilité' qui peuvent être menacés par le modèle des cuisines partagées de Deliveroo", analyse Abdelhakim Hammoudi. Pas ceux qui proposent une "expérience" à leurs clients, abonde Blend.
Les concurrents de Deliveroo ne se sont pour l'instant pas lancés dans son sillage. "La conception de cuisines est un métier très différent du nôtre, explique Stéphane Ficaja, directeur général de Uber Eats en France et en Belgique. Nous avons plutôt choisi d'aider des restaurateurs à développer d'autres produits et d'autres marques dans leurs cuisines et exclusivement dédiées à la livraison."
Pendant ce temps-là, l'ogre Deliveroo continue de grignoter le marché de la restauration, par tous les moyens possibles. L'entreprise compte ouvrir d'autres cuisines partagées en France en 2018 et 2019. Elle a lancé ses propres marques, comme Nonna's Square Pizzas, à Cambridge (Royaume-Uni). En avril 2018, elle a aussi installé, pour la première fois, des tables et des chaises à côté de ses cuisines partagées de Singapour. Résultat : les clients peuvent commander leurs repas et désormais les manger... sur place.
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