: Reportage "Qu'est-ce qui vous intéresse dans l'école ?" : on a participé au "job dating" pour devenir enseignant contractuel
Afin d'éviter une pénurie de personnel à la rentrée 2022, l'académie de Versailles a organisé plusieurs journées de recrutement express. Franceinfo a passé le test mardi, pour en savoir plus sur cette méthode qui fait beaucoup réagir.
Ambiance baccalauréat avant l'heure au lycée Alfred-Kastler de Pontoise (Val-d'Oise). "Mardi 31 mai : journée de recrutement", peut-on lire sur une affiche scotchée à la grille. Pochettes colorées sous le bras, des dizaines de candidats se succèdent dans les couloirs de l'établissement, non pas pour décrocher un diplôme, mais pour devenir, sans passer de concours, professeur des écoles, de lycée ou encore infirmier scolaire. Une sélection à grande échelle organisée par l'académie de Versailles, qui a besoin d'environ 1 300 contractuels pour la rentrée 2022.
"On vient chercher un état d'esprit"
Pour prendre part à ce speed-dating professionnel, il fallait se lever tôt. Les créneaux proposés en ligne par l'académie de Versailles "ont été réservés très rapidement" répète une employée aux candidats massés devant le stand d'accueil. Les déçus peuvent tout de même échanger avec des enseignants et prendre rendez-vous. Pour les inscrits, la suite se passe dans le hall du lycée, où les candidats patientent avant d'être reçus pour un entretien d'une demi-heure environ. Les visages sont crispés et de nombreux soupirs de soulagement se font entendre lorsque les candidates – en majorité des femmes – sortent des salles aménagées pour l'occasion.
Sur son temps de pause, Laureline, conseillère pédagogique, accepte de nous faire passer un entretien fictif, pour un poste en CM1 ou CM2. Le CV et la lettre de motivation sont de rigueur et, côté diplômes, le seuil est fixé au niveau bac+3. "On vérifiera votre parcours et votre casier judiciaire dans un second temps", assure-t-elle. S'ensuit une série de questions de plus en plus précises. "Pourquoi venir aujourd'hui ? Qu'est-ce qui vous intéresse dans l'école primaire ?" demande-t-elle d'un ton calme. Conception de l'école, de la charge de travail, de la discipline : les thèmes s'enchaînent. "Comment feriez-vous face à un élève qui n'est pas attentif, ou qui perturbe la classe ? interroge la conseillère. Peut-on punir un enfant ? Si oui, comment ?" Avant de conclure, énergique, sur les deux missions essentielles du professeur des écoles : "Enseigner, bien sûr, mais avant tout assurer la sécurité physique et affective de l'élève."
"On vient chercher un état d'esprit et une manière de se représenter les choses qui correspondent au rôle de l'enseignant, explique-t-elle, une fois l'entretien terminé. Si quelqu'un nous dit qu'un perturbateur doit tout de suite être exclu, on va le questionner là-dessus. On vise des postures bienveillantes car au bout, il y a l'élève quand même." Ces entretiens, Laureline les décrit comme un "premier tri". "Je vérifie les profils mais aussi les attentes des candidats, explique-t-elle, certains sont en reconversion et ont des idées très particulières de l'enseignement."
En cas d'avis favorable du jury puis d'une commission, l'académie de Versailles promet des réponses rapides et une embauche avant juillet. "Les candidats seront formés sur les niveaux, les programmes, la gestion de classe, assure Laureline, de retour devant sa salle d'entretien, mais on doit d'abord vérifier qu'ils sont bien formables." Reste la question du salaire, "qui ne revient pas tant que ça" s'étonne presque la conseillère pédagogique. Les rémunérations des contractuels sont fixées par une grille qui prend en compte leur niveau de diplôme, et qui démarre autour de 2 000 euros brut pour un temps complet dans l'académie de Versailles. Il leur faut attendre six ans pour se voir proposer un CDI, à moins d’avoir passé le concours entre-temps.
"Je crains d'être lâché dans le grand bain"
Dans les couloirs du lycée, le chassé-croisé continue. Marie-Caroline, 46 ans, souffle un grand coup après avoir conclu son entretien. "J'avais pu préparer beaucoup de choses, donc je pense que ça s'est bien passé", estime celle qui travaille comme accompagnante d'élèves en situation de handicap (AESH) depuis six ans. "J'ai toujours eu la fibre de l'enseignement, alors je me suis dit que j'avais mes chances , explique-t-elle, avec un sourire déterminé. Il y a un mur entre les métiers que je compte bien franchir."
A trois mois de la rentrée scolaire, Marie-Caroline a tout de même l'impression de venir "combler un vide" en urgence. "Je suis consciente que si l'on organise ce genre d'opérations, c'est parce qu'il y a eu des démissions en nombre, confie-t-elle, c'est un signe que l'Education nationale est en crise, quelque part." Si elle est retenue, elle espère toutefois devenir remplaçante, "une super occasion de se former" selon elle, car les deux semaines de formation théorique promises aux contractuels lui paraissent "un peu limitées".
Etre suffisamment préparé au métier, c'est aussi ce qui préoccupe Paul, 25 ans, chemise ajustée et mine concentrée à l'approche de son oral. "C'est sûr, je crains d'être lâché dans le grand bain, souffle-t-il. Même si j'ai de l'expérience avec les plus jeunes, j'espère avoir quelqu'un vers qui me tourner si besoin". Des tuteurs ou des conseillers par exemple, qui mettraient le jeune homme "plus à l'aise" face à la perspective d'une année scolaire. Diplômé en droit notarial, Paul fait partie des profils venus du secteur privé qui sont, d'après les examinateurs, nombreux à être venus tenter leur chance ce jour-là. "Après avoir été embauché dans une étude, j'ai finalement quitté ce domaine, raconte-t-il. Je préfère l'humain à la rentabilité."
Idéalement, Paul aimerait enseigner au lycée, "à des élèves de seconde" plus précisément. "Je cherche l'échange intellectuel, pousser la réflexion plus loin", confie-t-il. En devenant contractuel, le jeune homme espère surtout s'améliorer pour décrocher le Certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (Capes) en histoire-géographie, qu'il a raté une première fois il y a quelques mois. Un statut qui lui permettrait de devenir titulaire, et donc rémunéré comme tel. A-t-il, lui aussi, l'impression de venir combler un vide ? "Pas forcément, car j'ai un projet précis, souligne-t-il, mais je m'étonne que des gens qui suivent le cursus classique échouent aux concours de professeur, ou démissionnent un an après. A côté des recrutements, il faut vraiment revoir le système de formation."
L'inquiétude plane autour du métier d'enseignant
A la sortie du lycée, une banderole installée le matin même par une professeure de l'établissement tranche avec l'atmosphère enjouée de cette journée de recrutement. Sur la bannière, un message peint en lettres rouges et noires : "job dating, précarisation de l'Education nationale". Une crainte que des professeurs titulaires présents ce jour-là disent comprendre. "C'est vrai qu'il y a un risque de turn-over plus important, car malgré nos efforts, il y aura forcément des désillusions", explique par exemple Benjamin, prof de 28 ans, qui est lui-même passé par la case contractuel. "Il y a déjà des démissions chez les étudiants qui ont passé les concours (pour enseigner), donc imaginez pour des personnes en reconversion. Un enfant, ce n'est pas comme un collègue", souligne-t-il.
Un scénario en particulier est redouté par les acteurs de l'enseignement : celui d'une pénurie systématique de professeurs, qui seraient chaque année plus nombreux à quitter le navire. Cela accentuerait le recours aux contractuels et potentiellement au job dating, une pratique qui interpelle certains syndicats d'enseignants, comme le SE-Unsa, présent ce jour-là au lycée Alfred-Kastler. "Ça envoie un signal particulier aux diplômés, il ne faudrait pas qu'ils se disent que leur métier peut être pratiqué par tout un chacun, craint un militant. Ce que l'on réclame, c'est un meilleur accompagnement des contractuels et des mesures pour rendre l'enseignement plus attractif, de la formation jusqu'aux salaires."
Contactée par franceinfo, l'académie de Versailles se félicite en tout cas de sa campagne. "Nous avons choisi de passer à l'offensive, et cela a fonctionné bien mieux qu'on ne l'imaginait" relate la rectrice, Charline Avenel. Face à l'engouement, les créneaux ont été doublés, pour pouvoir recevoir 2 000 personnes sur quatre jours. Ce nombre élevé de candidats permet, selon la rectrice, d'opérer un "recrutement très qualitatif". Un bon point donné au job dating, qui risque de se développer malgré les critiques des syndicats. Après l'académie de Toulouse en mars, et celle de Versailles, "plusieurs autres rectorats sont totalement séduits par l'idée et devraient s'y mettre", glisse-t-on chez les organisateurs du recrutement à Pontoise.
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