: Témoignages "J'ai tout perdu" : six artisans et commerçants dévoilent leurs écrasantes factures d'électricité et de gaz
"J'ai 57 ans et j'ai tout perdu. Je n'ai plus que mes yeux pour pleurer." Au bout du fil, Erick Lepesqueux n'arrive pas à cacher son émotion. Sa boulangerie-pâtisserie de Ouistreham (Calvados) a été placée en liquidation judiciaire, mercredi 4 janvier. "La crise inflationniste nous a achevés", lâche le gérant. Après la perte de clientèle due au Covid-19, le doublement du prix de sa facture d'électricité a fini de plomber ses comptes, jusqu'à la fermeture définitive.
Depuis plusieurs mois, de nombreux artisans et commerçants alertent sur l'envolée des prix de l'énergie qui mettent en difficulté leurs entreprises. Contrairement aux particuliers, qui peuvent profiter de tarifs réglementés pour l'électricité, les professionnels doivent eux-mêmes négocier avec leur fournisseur d'énergie. Dans le sillage de la forte inflation des prix de marché depuis l'été 2021, les tarifs des renouvellements de contrats signés ces derniers mois ont ainsi explosé.
Face à cette situation, le gouvernement a annoncé le 3 janvier une série de mesures pour protéger les artisans et les commerçants. Le ministère de l'Economie a instauré trois jours plus tard un prix plafond garanti de 280 euros par MWh d'électricité en 2023 pour les très petites entreprises (TPE) de moins de 10 salariés. "Une bouffée d'oxygène", salue un restaurateur asphyxié par une facture stratosphérique. Mais la plupart des artisans affirment que ce plafond "ne résout pas le problème", car leurs factures resteront trois à cinq fois plus élevées qu'avant.
Dans ce contexte de flambée des prix de l'énergie, six artisans et commerçants ont accepté de nous montrer leurs factures* et de se confier sur leurs difficultés.
William Piotton, boulanger dans l'Ain : "Le tarif garanti est toujours bien trop élevé"
Dans la boulangerie de William Piotton à Ambérieux-en-Dombes, dans l'Ain, l'odeur du pain chaud ne sort plus de l'atelier toute la journée. Avec l'explosion du prix de l'électricité, le gérant a décidé d'éteindre les fours l'après-midi. "Nous faisons tout cuire la nuit et le matin, nous n'avons plus le choix, se désole le boulanger. Bien sûr, la qualité en pâtit et nous perdons des clients..."
En plus de ces mesures de sobriété énergétique, le gérant et sa compagne ne se sont pas versé de salaire pendant plusieurs mois pour tenter de faire des économies. "Nous voulons tout faire pour épargner nos salariés. La boulangerie, c'est différent d'autres métiers. On passe nos nuits et nos journées ensemble, c'est un peu comme la famille", explique William Piotton, toujours inquiet pour la survie de son entreprise. Le plafonnement du prix de l'électricité pour les TPE ne l'a pas rassuré. "Ça ne change absolument rien, assure-t-il. Le tarif garanti, qui est une moyenne lissée sur l'année, est toujours bien trop élevé pour la plupart des boulangers."
Christophe Cadet, gérant d'une laverie en Savoie : "Je vais sûrement devoir arrêter"
De l'eau et de l'électricité. Voilà les deux principaux postes de dépenses de Christophe Cadet pour sa laverie à Aix-les-Bains, en Savoie. "Il ne faut pas qu'il y ait un grain de sable, sinon je ne gagne plus rien avec cette affaire", explique le gérant de 52 ans. Sauf que le grain de sable est arrivé il y a quelques mois sous la forme d'une facture très salée. "L'augmentation du prix de l'électricité a mangé toute ma marge, explique-t-il. Je vais sûrement devoir arrêter."
Le plafonnement du tarif sur l'année 2023 pour les TPE ne suffira pas à le maintenir hors de l'eau. "Le prix annoncé représente le triple de ce que je payais avant, ce n'est pas tenable", explique-t-il. "Si demain l'essence coûte trois fois plus cher qu'avant, qui va pouvoir mettre le plein ?" , interroge le gérant. Et c'est sans compter une autre menace qui plane également sur la laverie de Christophe Cadet : le prix de l'eau devrait augmenter massivement dans les mois à venir.
Frédéric Touzery, gérant d'une salle de sport en Côte-d'Or : "C'est cinq fois plus cher qu'avant"
Les habitués de la salle de sport de Frédéric Touzery, dans le cœur de Dijon (Côte-d'Or), ont rangé leurs maillots de bain au placard. Fin décembre, le gérant a décidé de laisser le bassin à sec après une dernière vidange. "On s'ampute d'une activité importante, mais on ne pouvait plus en supporter le coût", explique celui qui est aussi kinésithérapeute. Depuis plusieurs mois, sa facture de gaz, qui permet de chauffer ses 900 m2 de locaux, s'est progressivement envolée.
Mais ce n'est pas tout. Jusqu'au 31 décembre 2022, Frédéric Touzery profitait d'un contrat d'électricité à prix fixe avec un fournisseur suédois. Quelques mois avant cette échéance, il a reçu des propositions de renouvellement à des tarifs "ahurissants". "Les nouveaux prix proposés étaient jusqu'à douze fois supérieurs aux miens et il fallait accepter un nouveau contrat en quelques heures", raconte-t-il.
Sentant le vent tourner, le gérant de la salle de sport a décidé de prendre les devants et de faire jouer la concurrence. Il a finalement signé avec EDF, malgré un tarif multiplié par neuf en heures pleines durant l'hiver. L'addition devrait finalement retomber un peu avec le plafonnement décidé par le gouvernement. "Mais c'est toujours cinq fois plus cher qu'avant", se lamente le gérant. A ce prix-là, la piscine chauffée ne rouvrira peut-être jamais.
Ulrich Alejo, gérant d'un restaurant dans l'Essonne : "Je me suis dit qu'il y avait eu une erreur"
"Quand j'ai vu la facture, j'ai pris un coup de massue." Ulrich Alejo est encore un peu sonné. Fin décembre, la facture d'électricité de sa brasserie affichait un total de plus de 17 000 euros, toutes taxes comprises. Le mois précédent, avec une consommation similaire, l'addition n'était que de 718 euros. "Je me suis dit qu'il y avait eu une erreur, raconte le gérant. J'ai appelé mon fournisseur et il m'a dit qu'il m'avait envoyé un mail en septembre auquel je n'avais pas répondu et que je m'étais donc engagé avec ces nouveaux tarifs."
Face à cette situation intenable, le restaurateur a lancé des démarches de tous les côtés afin de tenter de modifier ce nouveau contrat. Il devrait finalement pouvoir profiter du prix plafond fixé pour les TPE. "C'est une bouffée d'oxygène", salue le gérant. Malgré cela, l'avenir de la brasserie et de ses six salariés reste incertain. "Sur le long terme, je ne sais comment je vais répercuter la hausse du prix de l'énergie, s'inquiète Ulrich Alejo. Je ne vais pas fermer immédiatement, mais je ne suis pas sûr de tenir longtemps."
Antoine Bancarel, gérant d'un hôtel dans le Cantal : "L'une des options, c'est le groupe électrogène"
Les grands jours d'été, Antoine Bancarel dresse pas moins de 150 couverts dans la salle et sur la terrasse de son hôtel-restaurant de Salers, au cœur du Cantal. Dans les étages, 23 chambres permettent aux visiteurs de se reposer après un bon dîner. "C'est une affaire de famille depuis soixante ans", se félicite-t-il. Mais l'auberge passera-t-elle l'hiver ?
En mars 2023, de nouveaux tarifs d'électricité s'appliqueront, selon le contrat qu'a dû signer le gérant. Et l'addition est salée : le prix du MWh en heures pleines d'hiver va ainsi être multiplié par plus de cinq par rapport à son tarif actuel. Et avec 18 salariés, l'entreprise ne pourra pas profiter du prix plafond réservé aux TPE, qui emploient moins de 10 personnes. "A ce prix-là, pendant une saison creuse comme le mois de mars, c'est absolument impossible de tenir, s'inquiète Antoine Bancarel. L'une des options serait de trouver un groupe électrogène, même si c'est une ineptie écologique." A défaut de solutions alternatives, les volets de l'hôtel-restaurant pourraient rester fermés durant encore de longues semaines.
Erick Lepesqueux, gérant d'une boulangerie dans le Calvados : "La crise inflationniste nous a achevés"
Une facture d'électricité aux allures de coup de grâce. Après des années de difficultés économiques, liées notamment à la perte de clientèle durant la crise du Covid-19, la boulangerie-pâtisserie d'Erick Lepesqueux a été placée en liquidation judiciaire le 4 janvier. "J'étais en plan d'apurement [un programme de remboursement de loyers impayés] , tout se passait bien... mais la crise inflationniste nous a achevés", raconte l'ex-gérant, des sanglots dans la voix.
En un an, la facture d'électricité d'Erick Lepesqueux a plus que doublé. Une dépense supplémentaire insoutenable pour son entreprise fragile. "Si je devais répercuter toutes les hausses de prix, je devrais vendre la baguette à 1,90 euro au minimum, explique le boulanger. Dans le contexte actuel, je ne trouverais aucun client." Les fours de cette boulangerie de Ouistreham ont donc arrêté de chauffer le 16 décembre. "J'ai tout perdu", souffle Erick Lepesqueux, à la veille de son rendez-vous avec le liquidateur judiciaire. "Je n'ai plus que mes yeux pour pleurer."
* Méthodologie : Afin de pouvoir comparer les factures énergétiques de nos différents interlocuteurs, nous avons pris en compte la consommation en MWh mentionnée sur la facture, ainsi que le prix du MWh ou le sous-total de la fourniture hors taxe. Le "total HT" qui apparaît sur les illustrations correspond donc à la consommation en MWh multipliée par le prix du MWh.
Ce "total HT" ne prend pas en compte les divers coûts supplémentaires que doivent supporter les professionnels lors du paiement de leurs factures énergétiques, comme l'abonnement au fournisseur, l'acheminement de l'énergie et les taxes. Ces calculs ne prennent pas non plus en compte les éventuelles aides mises en place par le gouvernement que pourraient obtenir les professionnels.
L'augmentation affichée sous forme de pourcentage sur les illustrations correspond à l'évolution des prix du MWh entre les deux factures. Ces nombres ont été arrondis pour faciliter la lecture.
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