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"C'était tellement facile que ça aurait été con de ne pas en profiter" : portraits de fraudeurs fiscaux

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Article rédigé par franceinfo - Abdelhak el Idrissi
Radio France

Consultants, radiologues, tenanciers de bar... La fraude fiscale n'est plus réservée à une élite. Avec Internet, les cabinets offshore recrutent dans tous les secteurs. 

Officiellement, il n'existe pas de statistiques sociologiques sur les fraudeurs fiscaux français. "L'administration fiscale ne dresse pas de portrait-robot des fraudeurs", confirme Maïté Gabet, cheffe du service du contrôle fiscal à la direction générale des Finances publiques (DGFIP). Elle précise cependant que certains secteurs d'activité sont plus enclins à la fraude. Par exemple, "une activité exercée en son nom, une activité commerciale, est plus propice à la fraude qu'une activité salariale, pour laquelle votre employeur déclare à l'administration vos revenus".

Des personnalités politiques, économiques ou sportives ont été épinglées ces dernières années à l'occasion de révélations de fraudes fiscales internationales. La réalité des dossiers quotidiens des services fiscaux est cependant moins clinquante.

35 milliards d'euros récupérés en quatre ans

De juillet 2013 au 31 décembre 2017, dans la foulée de l'affaire Cahuzac, une "cellule de dégrisement" a permis aux fraudeurs fiscaux de régulariser leurs avoirs non déclarés. En quatre ans et demi, 50 000 contribuables se sont présentés. "L''immense majorité était totalement inconnue du grand public et même de l'administration fiscale jusque-là", selon Maïté Gabet. Cette opération a permis à l'administration fiscale de rapatrier en France 35 milliards d'euros de capitaux et d'infliger 10 milliards d'euros de droits et pénalités.

Pour les cas les plus graves de fraude, l'administration saisit la justice. Ainsi, un millier de dossiers sont transmis chaque année à l'autorité judiciaire. Ce chiffre devrait doubler voire tripler à la suite de l'adoption à l'automne 2018 d'une loi contre la fraude fiscale. Les dossiers les plus graves et/ou les plus techniques atterrissent au parquet national financier (PNF), créé en réaction à l'affaire Cahuzac. Nommée à la tête de ce parquet, Eliane Houlette précise que les dossiers de fraude fiscale constituent 45% de l'activité de sa juridiction. À la fin de l'année 2018, 227 procédures de fraude fiscale étaient ouvertes.

Du fraudeur "escroc" au fraudeur "systémique"

Derrière ces chiffres, le PNF voit passer des personnes aux profils très différents : "Il y a les fraudeurs patrimoniaux qui héritent de fortunes importantes, détaille Eliane Houlette. Il y a ceux qui font très rapidement fortune grâce à leurs qualités entrepreneuriales et qui estiment que, cette fortune, ils ne la doivent qu'à eux donc qu'il n'est pas question qu'ils en remettent une partie à l'État. Il y aussi les fraudeurs escrocs qui perçoivent de l'argent (TVA) qu'ils doivent normalement remettre à l'État. Ce qu'ils ne font pas." Il y a enfin les fraudeurs "systémiques" : ce sont principalement des chefs d'entreprises "qui profitent de la mondialisation, de la dématérialisation et qui rentrent dans des schémas d'optimisation fiscale et de fraude fiscale".

Ces fraudeurs "systémiques" sont les plus nombreux : patrons de PME, auto-entrepreneurs, consultants... Ils estiment payer trop d'impôts et se lancent dans des schémas de fraude fiscale internationale, à leurs risques et périls, comme en atteste la multiplication ces dernières années des révélations de consortiums de journalistes. Les Panama Papers, révélés par l'International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), dont la cellule investigation de Radio France est partenaire, ont particulièrement éclairé les coulisses de la fraude offshore. On sait aujourd'hui que la justice et l'administration fiscale françaises se sont emparées de ces révélations pour lancer des dizaines d'enquêtes et contrôles.

France Offshore, une affaire emblématique 

Une histoire emblématique a permis de découvrir à quel point la fraude fiscale internationale s'était "démocratisée" : l'affaire France Offshore. La cellule investigation de Radio France a pu avoir accès au détail de l'enquête judiciaire. France Offshore est un cabinet parisien spécialisé dans l'optimisation fiscale. Son fondateur, Nadav Bensoussan s'est lancé en 2006 alors qu'il n'avait que 26 ans et aucun diplôme. Grâce à une campagne intensive de publicité sur internet, dans les colonnes de la presse spécialisée et même des émissions de télévision, il a attiré des centaines de clients.

Loin des schémas légaux, le fisc soupçonne son cabinet de mettre en place de la fraude fiscale, via des facturations depuis l'étranger de prestations devant être réalisées et taxées en France. En 2011, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris. Les policiers ont mis sur écoute les lignes téléphoniques du cabinet. Des écoutes qui ont confirmé leurs soupçons.

De la fraude fiscale pour une baraque à frites

Beaucoup de personnes sont tombées sur France Offshore en faisant une recherche sur Internet et les candidats ont afflué. Le cabinet a bien compris que c'était le principal canal de recrutement et n'a donc pas hésité à payer jusqu'à 30 000 euros par mois pour remonter parmi les premiers résultats des recherches sur Google. C'est ainsi que France Offshore a proposé au patron d'une baraque à frites d'ouvrir un compte au sein de la banque lettonne Rietumu au nom d'une société domiciliée aux Îles Vierges britanniques pour y cacher son chiffre d'affaires, loin des yeux du fisc français.

Pour être totalement invisible aux yeux de l'administration fiscale française, le système repose sur une confiance totale envers l'intermédiaire France Offshore. Le cabinet s'occupe de commander la société aux Îles Vierges britanniques et de fournir le prête-nom qui occupe officiellement les fonctions d'administrateur et d'actionnaire de la société. Ce système anglo-saxon n'est pas légal en France. L'idée de confier la propriété officielle d'une société à France Offshore ne rassure pas tous les clients. Dans l'une des écoutes téléphoniques, un futur client s'inquiète ainsi du risque qu'un prête-nom décide de "partir avec la caisse".

Dès 2007, l'activité tourne à plein régime, jusqu'en décembre 2012. Les policiers avaient alors assez d'éléments pour mettre un terme à ce système. Ils ont donc procédé à des perquisitions, des gardes à vue et des mises en examen. Le patron de France Offshore, Nadav Bensoussan, a été condamné en 2017 à cinq ans de prison dont trois avec sursis. Il n'a pas fait appel. Contacté, il n'a pas souhaité répondre à nos questions. De son côté, la banque Rietumu a fait appel de son amende de 80 millions d'euros, comme d'autres protagonistes du dossier. Les faits seront jugés en appel en septembre 2019. Rietumu n'a pas non plus répondu à nos questions.

Les comptes étrangers des clients bloqués

Cette enquête judiciaire a eu des conséquences pour les clients de France Offshore : la banque lettone Rietumu a coupé l'accès aux comptes bancaires car elle ne recevait plus les documents à jour des sociétés. Certains clients bloqués ont donc essayé de récupérer ces documents à la source, auprès du cabinet qui les rédigeait. Il s'agit de Mossack Fonseca, dont les données ont fuité lors des Panama Papers. Aux demandes d'aide des fraudeurs français, le cabinet répond qu'il ne peut recevoir d'ordre que du prête-nom. La règle est incompréhensible pour les clients français qui sont les réels bénéficiaires des sociétés.

Certains s'agaçent, comme en atteste cet échange entre un capitaine français de yachts, client de France Offshore, et le cabinet Mossack Fonseca, auquel la cellule investigation de Radio France a eu accès : "Il y en a marre maintenant", écrit le capitaine. "Je suis le propriétaire de la société. Vous avez constitué la société parce que je l'ai commandée via ce putain d'intermédiaire France Offshore. Donc maintenant c'est à vous de faire le travail."  La réponse de Mossack-Fonseca est sans appel : "Nous comprenons votre problème et votre frustration mais nous ne pouvons pas court-circuiter l'administrateur et l'actionnaire officiel de la société." À chaque fois, le dialogue se termine dans une impasse.

"Ça aurait été con de ne pas en profiter"

"Je préfère ne plus entendre parler de cette histoire", confie Maxime*, l'un des clients de France Offshore. Il est passé entre les mailles des filets du fisc et de la justice. Malgré l'enquête judiciaire puis les Panama Papers, il a essayé de remettre la main sur son compte bancaire offshore à de nombreuses reprises, en vain. Aujourd'hui, il dit avoir fait une croix sur cet argent bloqué, qui représente 200 000 euros selon ses estimations. "C'est une connerie" de s'être lancé dans cette histoire, regrette-t-il.

À l'époque, il était salarié d'une multinationale et cherchait un moyen de percevoir des commissions occultes en marge de contrats. "Tout était organisé par France Offshore, détaille-t-il. Il fallait juste signer des papiers pour qu'ils agissent en mon nom et le tour était joué. Je me suis retrouvé avec une société aux Îles Vierges britanniques et un compte bancaire." Il disposait d'une carte au nom de la société qui fonctionnait "dans les distributeurs automatiques à travers le monde. [...] Ça aurait été con de ne pas en profiter."

Lorsque l'enquête judiciaire est lancée, "c'est la panique. Ça ne sent pas bon." Il a contacté des avocats fiscalistes, pas pour régulariser sa situation mais pour récupérer son argent. Les Panama Papers ont constitué un nouveau moment de stress. Son nom n'est finalement pas apparu dans la base publique mise à disposition par l'ICIJ.

Aujourd'hui, Maxime n'a pas totalement tourné la page : "Je me dis que ça va se diluer avec le temps mais c'est une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. À chaque grand titre [dans la presse] sur l'évasion fiscale, ça me rappelle le danger et le fait que je suis exposé."

Des familles anéanties

Ces montages peuvent avoir des conséquences dramatiques, comme en témoigne Didier Delmer. Ce Français expatrié à Londres propose à des entrepreneurs français de payer moins d'impôts en s'expatriant. Il a déjà récupéré des clients qui étaient passés auparavant entre les mains de concurrents moins scrupuleux, jouant parfois sur leur crédulité. "J'ai vu passer des dossiers où il y avait des vies et des familles anéanties, affirme-t-il. Des divorces, des pertes de maisons, des gens à la rue. Les prestataires qui font ça répandent la misère humaine autour d'eux."

Aujourd'hui encore, en faisant une recherche sur Internet, on tombe sur des dizaines de sites offrant des solutions de défiscalisation tout en mettant en avant la discrétion et l'anonymat. "Très souvent, les facilitateurs ont tendance à prendre une apparence légale", décrypte Emmanuel Chirat, vice-procureur au parquet national financier. On ne va pas parler de fraude à l'impôt mais de minimisation de la fiscalisation des entreprises. On ne dira pas : 'Venez ouvrir des comptes cachés', mais 'Nous vous mettons à disposition une carte bancaire anonyme'. C'est tout ce jargon qui va allumer des lumières dans les cerveaux de ceux qui sont sensibles à la fraude." La plupart de ces sites sont gérés depuis l'étranger. Cependant, avec la coopération internationale, les magistrats tentent de s'attaquer à certaines de ces plateformes internet. Selon nos informations, trois d'entre elles font l'objet d'une enquête du PNF.

*Les prénoms ont été changés

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