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Grève contre la réforme des retraites : comment l'affluence dans les transports en commun modifie nos comportements

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Des passagers tentent de prendre le RER à la gare du Nord, à Paris, le 9 décembre 2019. (JEROME GILLES / AFP)

Alors que la fréquence des bus, métros et tramways est fortement réduite, surtout en Ile-de-France, des ethnographes et spécialistes de la psychologie sociale décryptent le comportement des adeptes du chacun pour soi, et de ceux qui gardent malgré tout leur sang-froid.

"Veuillez ne pas gêner la fermeture des portes, ou le train ne pourra pas partir." Si vous avez pris les transports en commun à Paris depuis le 5 décembre, début d'une grève très suivie contre la réforme des retraites, vous avez sans doute entendu une variation de cette phrase et vécu la situation qui l'accompagne : des voyageurs tentant de rentrer à tout prix dans une rame déjà pleine, bloquant parfois ceux qui souhaitent sortir, et refusant de céder même si leur attitude empêche tout le monde de repartir.

L'extrême perturbation du trafic semble faire voler en éclats les conventions sociales. En Ile-de-France, seule une poignée de lignes de métro, tram et RER restent ouvertes sans accroc depuis le début du mouvement. Les autres sont fermées, ou offrent des horaires, un parcours et un nombre de trains réduits. Avec à la clé des scènes saisissantes, comme cette vidéo d'un journaliste du HuffPost montrant des passagers en venant presque aux mains pour monter dans ce qui était sans doute un des derniers RER de la journée, lundi.

Comment en arrive-t-on là ? Comment expliquer certains comportements qui semblent à la fois impolis et contre-productifs pour tout le monde ?

Des passagers habituellement disciplinés

En temps normal, les transports en commun sont loin d'être des zones d'anarchie. Au contraire, ils sont "un bon terrain pour observer comment les normes de comportement se créent", explique à franceinfo Peggy Chekroun, professeure en psychologie sociale à l'université Paris Nanterre. Le métro ou le RER ne sont en général pas des endroits très agréables. "Par conséquent, des normes s'y créent pour que cela reste vivable", poursuit la chercheuse. Les usagers réguliers les connaissent forcément : se placer à droite dans l'escalator pour laisser passer ceux qui montent les marches, ne pas se coller à son voisin dans une rame à moitié vide, ou encore laisser descendre les passagers avant de monter. Et si la RATP les encourage parfois par des affiches, elles s'appliquent surtout de façon spontanée, "de crainte d'être mal évalué" par ses voisins si on ne se comporte pas bien, explique cette spécialiste du "contrôle social".

Ce phénomène, Stéphane Tonnelat, chercheur au CNRS et spécialiste de l'ethnographie des espaces publics urbains, l'a observé en 2012 dans le cadre d'une étude concrète commandée par la RATP. Avec son confrère Martin Aranguren, ils ont filmé et observé les voyageurs monter et descendre des rames sur deux lignes du métro parisien, aux heures de pointe mais dans une situation de trafic normal (très différente de celle d'une grève, insistent-ils). La règle générale, laisser descendre avant de monter, "est souvent transgressée", explique Stéphane Tonnelat, mais "on voit souvent un système à deux files, une qui descend et une qui monte". "L'important est qu'il reste toujours un peu de place pour au moins une file qui descend", constate le chercheur.

D'une manière générale, l'étude concluait à la rareté des conflits dans les métros même bondés (un seul sur plus de 700 épisodes observés), les contacts physiques se soldant plutôt par un simple échange de regards ou une moue désapprobatrice. Les deux chercheurs n'avaient en revanche pas pu filmer les passagers du RER, où les concentrations de voyageurs sont souvent plus élevées encore.

Avec la colère, "on ne regarde plus autour de soi"

"La pression normative est forte, note Stéphane Tonnelat. C'est difficile de bloquer une porte en disant : 'non, je prendrai ce bus, ou ce métro', quand même le chauffeur vous demande d'abandonner." Que se passe-t-il, alors, dans l'esprit des personnes qui choisissent tout de même de transgresser cette règle ? "La personnalité joue probablement beaucoup", estime le chercheur, qui fait le lien avec une autre étude qu'il a menée dans le métro de New York, observant le comportement de jeunes lycéens qui découvraient ce milieu. "Il y avait une question de confort dans les relations sociales. Les gens plus à l'aise avec les autres avaient plus de facilité" à se conformer aux codes que ceux "qui avaient une perspective très individualiste".

Mais, surtout, "la pression sociale qui pèse sur les usagers ne se limite pas à celle qui s'exerce au moment précis où ils prennent le métro, rappelle Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale à l'université Grenoble Alpes. On se déplace essentiellement pour répondre à des engagements sociaux, professionnels ou familiaux."

Que pèse la désapprobation ou même l'irritation de parfaits inconnus lorsque vous forcez le passage, en comparaison avec un retard au travail, par exemple ?

Laurent Bègue-Shankland, professeur de psychologie sociale

à franceinfo

Pas grand-chose, surtout quand les difficultés de circulation peuvent provoquer de la colère. Celle-ci "pousse à se focaliser sur un seul élément, explique Peggy Chekroun. On ne regarde plus autour de soi, et la prise en compte des signaux extérieurs est très inhibée." On occulte ainsi le fait que ses voisins ont sans doute les mêmes problèmes, que le métro ou le bus suivant arrive peut-être dans quelques minutes, ou que ce comportement contribue à ralentir tous les voyageurs, y compris soi-même.

"Plus le but est proche, plus la frustration est intense"

Face à l'impressionnante scène de bousculade filmée par le journaliste du HuffPost, Laurent Bègue-Shankland, notamment auteur du livre L'Agression humaine, reconnaît "une situation typique de frustration : ces gens ont un but, et un obstacle se dresse". "Il semblerait que plus l'on se trouve proche d'un but" – pour ces voyageurs, à quelques centimètres –, "plus la frustration éprouvée quand on ne peut l'atteindre est intense." Dans ce contexte extrême, l'empathie qui pourrait exister envers ses compagnons de galère "est contrecarrée par la compétition pour une même ressource : entrer dans le train", constate le chercheur.

Et l'agressivité qui peut se manifester "est modulée par la tension ambiante", "l'accumulation de frustrations antérieures" et "l'importance du but". Ce dernier facteur est à son comble dans ce cas précis : le RER dessert des villes parfois éloignées et difficilement accessibles par d'autres moyens, les trains sont rares, et ces usagers luttent pour entrer dans un des derniers de la journée, l'interruption du trafic étant avancée à 19h30. L'inquiétude des voyageurs restés à quai est compréhensible.

La présence d'agents de la SNCF ou de la RATP n'a alors plus d'effet dissuasif : dans une situation aussi éloignée du fonctionnement ordinaire des transports en commun, "les figures d'autorité sont presque transparentes", explique Laurent Bègue-Shankland. Dans certaines stations, la RATP prévient ce risque en ne laissant entrer les passagers sur le quai que lorsque celui-ci est vide et que tout le monde est descendu de la rame. L'entreprise l'explique dans un article que nous avons consacré aux déboires des agents face à cette forte affluence.

Un "sentiment de collectif" face aux galères

Mais finalement, face à des perturbations rarement vues dans les transports en commun parisiens, la plupart des passagers conservent leur calme et leur respect du voisin. Le métro, en période de forte affluence, "crée un sentiment de communauté de situation", explique Stéphane Tonnelat.

Ce n'est pas une communauté très forte, mais on partage les mêmes conditions et on sait que si on veut arriver à destination, on a intérêt à faire notre part.

Stéphane Tonnelat, ethnographe au CNRS

à franceinfo

Face aux quelques récalcitrants qui empêchent le départ d'un train, certains peuvent aller jusqu'à se sacrifier et descendre à leur place. "C'est ce sentiment de collectif, explique Peggy Chekroun, qui fait qu'on peut parfois se dire : 'Je vais faire passer mon bien après celui du groupe, sinon on ne va pas s'en sortir'." Dans cet environnement habituellement peu bavard, on peut même voir, quand le trajet se complique, des inconnus "échanger des regards, commenter leur situation", décrit Stéphane Tonnelat.

Signe que l'usager peut s'adapter aux situations difficiles sans perdre tout savoir-vivre. Ce qui risque de lui servir dans le futur, tant ces transports en commun sont de plus en plus fréquentés. "La RATP ne peut pas faire plus en termes de fréquence, rappelle l'ethnographe. Sa seule marge de manœuvre est la bonne volonté et le savoir-faire des passagers pour entrer toujours plus nombreux dans les rames."

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