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Comment les géants du numérique se débrouillent-ils pour payer si peu d'impôts ?

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Article rédigé par franceinfo - Isabelle Souquet - Cellule investigation de Radio France
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Un projet de loi pour taxer les GAFA sur leur chiffre d'affaires est présenté mercredi 6 mars en Conseil des ministres. Cette taxe spécifique permettrait de contrer une partie de l'évasion fiscale de ces firmes. Mais l'affaire n'est pas simple, car les géants du numérique minorent leur chiffre d'affaires en France.

Pour pouvoir être imposée, une entreprise doit disposer d’un cycle complet de production dans le pays – le terme consacré est "l’établissement stable" – cela signifie concrètement avoir des bureaux, des locaux, des boutiques, des salariés, tout ce qui peut matérialiser la présence physique de la société dans le pays.

Ce n’est pas le cas avec les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) et les entreprises numériques, puisque l’on est dans un domaine virtuel. Pour prendre l’exemple de Google, la plupart des Français utilisent ce moteur de recherches, mais la société n’a pas de siège en France : la maison-mère est en Irlande. Les bénéfices de Google en France sont donc imposés en Irlande. C’est le même système qui est utilisé par les autres géants du numérique, jusqu'à Netflix, qui n’a pour l'instant aucune représentation ni salarié en France, n’y déclare aucun bénéfice et paie donc… zéro euro d’impôt.

De nombreux freins

Changer la loi permettrait la création de cette notion "d’établissement stable virtuel". Une étape intéressante, mais pas suffisante, car elle se heurterait très vite aux conventions fiscales internationales, qui sont supérieures aux droits nationaux. La fiscalité a beau être une prérogative de chaque État, à partir du moment où il s’est agi de commercer à l’international, il a fallu répartir les charges en pays. Par exemple, un Français qui fait une mission en Italie ne peut pas être imposé à la fois en France où il réside, et en Italie où il a été payé. Les conventions et traités internationaux, qui règlementent tout cela, n’ont pas encore pris en compte les activités numériques.

À cela se rajoutent les pratiques de "ruling" (les "rescrits" en français). Ce sont des accords directs entre les entreprises et les États. Pour continuer avec Google, son accord de "ruling" avec l'Irlande, lui permet d‘être contrôlée et gérée depuis les Bermudes. Google est donc essentiellement imposé dans ce paradis fiscal. Y compris pour les bénéfices qui proviennent des utilisateurs français de Google. Les entreprises du numériques sont passées maîtres dans l’art de cette optimisation fiscale, évasion fiscale, qui, pour être tout à fait légale, ampute d’un impôt les pays consommateurs.

Écarts entre chiffre d'affaires réel et déclaré

À défaut de changer la loi, le ministre de l'Économie Bruno Le Maire a donc décidé de contourner la difficulté en taxant non pas le bénéfice, mais – avec un pourcentage plus faible, de 3 % - l’estimation du chiffre d’affaires réalisé en France. D’après le ministère de l’Économie, la taxe GAFA, qui sera présentée mercredi 6 mars en Conseil des ministres, devrait rapporter 500 millions d’euros par an à la France.

Mais cette estimation ne va pas être simple à réaliser. En effet, chaque entreprise du numérique a sa spécificité, son "business model". Pour une fois le cas de Google n’est pas le plus complexe : il tire l’essentiel de ses revenus des publicités envoyées à l’internaute qui fait une recherche. D'après le syndicat des régies publicitaires SRI, Google détiendrait 90 % du marché publicitaire sur internet, pour un chiffre d’affaires français estimé à 1,8 milliard d’euros, bien au-dessus des 325 millions d’euros déclarés par la firme.

D’après les cabinets spécialisés en fiscalité, l’écart est aussi considérable pour les autres GAFA, comme Apple, qui aurait réalisé 3,9 milliards d’euros de chiffre d'affaires en France en 2017, mais n'a déclaré que 800 millions d'euros. Quant à Netflix, dont le chiffre d’affaires est estimé à 300 millions d’euros par an en France, il ne déclare... rien du tout, zéro euro.

Des pays divisés

La mesure voulue par Bruno Le Maire dénote une volonté de faire avancer les choses, comme l’ont fait par exemple l’Italie ou l’Autriche, qui ont déjà mis en place une taxe similaire. Mais cela reste une politique de petits pas. Elle est efficace pour les pays avec lesquels il n’y a pas de conventions avec la France – comme les paradis fiscaux – mais pour peser sur des entreprises numériques internationales, il faudrait pouvoir avancer en même temps sur le front de la fiscalité internationale globale.

De nouveaux poids lourds du numérique en embuscade

Les GAFA tels que nous les connaissons, essentiellement américains, ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Il commence à y avoir sur le marché d’énormes plateformes de commerce numérique, notamment chinoises, qui vont certainement devenir plus puissantes encore que leurs homologues.

Il faut rajouter à cela que la majorité des multinationales freine des quatre fers pour éviter que l’on rebatte les cartes de la fiscalité internationale, de peur que l’on ne vienne regarder leurs comptes de trop près. Elles sont nombreuses en effet à pratiquer l’évasion fiscale – légale, mais pas très éthique – qu’une meilleure transparence des transactions internationales permettrait de mettre au jour.

Ainsi le "country by country reporting", la comptabilité pays par pays, mesure portée par l’OCDE et soutenue par beaucoup d’ONG, permettrait de savoir, pour chaque entreprise, l’endroit où elle localise et délocalise ses bénéfices grâce à ses filiales un peu partout dans le monde. De nombreuses entreprises françaises du CAC 40, et particulièrement dans le monde du luxe font partie de celles qui sont vent debout contre de nouvelles mesures fiscales internationales, et le font savoir à Bercy par un lobbying constant.

La taxe GAFA de Bruno Le Maire a beau sembler une mesure très mince au regard des enjeux, c’est donc tout de même un premier pas plutôt salué… en attendant des règles communes au plan mondial, sur lesquelles travaille depuis longtemps déjà, notamment, l’OCDE.

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