: Enquête Flying Whales : 90 millions d'euros d’argent public investis et toujours aucun prototype de dirigeable
"Notre objectif est d’aller chercher ou livrer des charges lourdes dans des zones où les infrastructures routières ne le permettent pas", résume Vincent Guibout, l’actuel PDG de Flying Whales (en français, "Baleines volantes"). Aujourd’hui, une seule option existe, l’hélicoptère dont les modèles civils ne sont capables de lever que quatre tonnes et sont très polluants. À partir de 2012, Sébastien Bougon, un entrepreneur, passé par TF1 et Bouygues, lance donc son projet "Flying Whales", qui prévoit de fabriquer des grues volantes, pour transporter des grumes, des containers, des hôpitaux de campagne ou des pales d’éoliennes. Il obtient le soutien du ministre de l’Économie de l’époque, Arnaud Montebourg, puis d’Emmanuel Macron.
En 2017, la Banque publique d’investissement (BPI) lui accorde 25 millions d’euros pour son programme de recherche et développement. La société servira ensuite de vitrine française lors de l’exposition universelle de Dubaï. Aujourd’hui, Sébastien Bougon déclare avoir levé 160 millions d’euros. Un véritable tour de force, selon ses concurrents qui peinent à réunir des fonds. Il serait dû à la personnalité d’entrepreneur du fondateur, et à son réseau. Selon un ancien salarié, "il excelle à monter des dossiers et à faire des promesses. Mais derrière, comment les tiendra-t-il ?"
Des obstacles techniques
Car 12 ans plus tard, aucun dirigeable n’a encore vu le jour. Les calendriers initiaux annonçaient un premier appareil pour 2020. Il est aujourd’hui programmé pour… 2028. En cause : la crise sanitaire, des retards dans l’aménagement du site de fabrication, mais aussi des questions techniques qui ne semblent pas résolues. Selon des experts du secteur, la grue aérostatique est l’engin le plus difficile à concevoir. Pour Alain Bernard, à la tête d’une société concurrente, Voliris, ce type d'appareil est "une utopie à classer avec le moteur à air, ou le carburateur à eau de mer". Car le transfert de charge, indispensable pour faire fonctionner un véhicule en suspension serait quasiment impossible à réaliser.
Pour qu’un dirigeable reste stable alors qu’il se déleste d’un poids, il faut en effet parvenir à compenser cette livraison en embarquant un poids identique dans un temps très court. Barry Prentice, universitaire canadien à la tête de l’institut Isopolar, qui réunit les compagnies de dirigeables nord-américaines, estime que "c’est un peu comme essayer d’enfiler les deux jambes dans votre pantalon en même temps, tout en restant debout. Déposer une charge au sol et la compenser en faisant remonter du lest, je ne sais pas comment Flying Whales compte s’y prendre".
Selon nos confrères du Journal de Québec, le projet a été retoqué par l’ancien gouvernement après une audition de Sébastien Bougon face à un panel d’experts canadiens. La solution proposée, à savoir pomper de l’eau dans un tuyau relié au dirigeable, n’était pas adaptée aux conditions du Grand Nord. "Comment on fait pour pomper de l’eau dans les ballasts s’il n’y a pas de route pour que le camion-citerne s’y rende ?, ironise le journaliste canadien Jean-François Gibeault. Ils nous disent : on va forer. Mais le sol est gelé." Par ailleurs, "en altitude, les vents sont régulièrement plus forts que la vitesse de croisière de leur appareil, poursuit le journaliste. Si l’appareil vole à 30 nœuds et qu’il y a en face un vent de 30 nœuds, il fait du sur-place. Si le vent dure plusieurs jours, il n’y a plus de projet."
Le nouveau gouvernement du Québec a cependant décidé d’investir dans le projet français. Les dirigeants de Flying Whales affirment de leur côté que le transfert de charge serait parfaitement maîtrisé. "Il y aura un tuyau à l’avant de l’appareil qui permet d’aller boire de l’eau. Et au fur et à mesure que l’on prend de l’eau, on modifie la tension du câble qui dépose la charge pour avoir un dirigeable qui est toujours à l’équilibre", explique Vincent Guibout. En admettant que ce soit le cas, selon d’anciens salariés ou consultants avec qui nous avons pu nous entretenir, il reste cependant d’autres questions techniques à régler, notamment la question de la prise au vent. Un ingénieur aéronautique pointe la délicatesse de l’opération : "Imaginez que l’on soit en train de déposer une pale d’éolienne. Et que pour compenser la masse déposée, on soit en train de pomper de l’eau. Si le dirigeable prend une rafale, soit il l’encaisse, soit il la contre avec ses moteurs, soit il se fait traîner et les pales d’éolienne avec." Un autre salarié, qui a quitté Flying Whales pour rejoindre une entreprise sous-traitante, a pu assister cette année à une présentation destinée aux ingénieurs de sa nouvelle société. "J’étais très surpris, raconte-t-il. La présentation était la même qu’il y a quatre ans. Ils ont énoncé les problèmes techniques que je connaissais à l’époque. Comme : 'c’est très compliqué de garder un dirigeable stable et de le manœuvrer correctement.'"
Un gaz hors de prix
Autre problème : Flying Whales a choisi de faire voler ses dirigeables à l’hélium plutôt qu’à l’hydrogène, un gaz inflammable qui avait coûté la vie aux 36 passagers de l’Hindenbourg, parti en fumée en 1937. Utilisé dans des secteurs prioritaires comme le médical, le spatial et la recherche, l’hélium est une ressource rare produite principalement par quatre pays (États-Unis, Russie, Qatar et Algérie). Or il y a eu des pénuries ces dernières années. Et en cinq ans, son prix a été multiplié par cinq. Au point que certains concurrents ont décidé de développer des dirigeables à l’hydrogène, en s’appuyant sur les technologies actuelles qui le rendent moins dangereux.
Nicolas Caeymaex, qui coordonnait un projet baptisé Flywin en Belgique, aujourd’hui abandonné, se souvient n’avoir pas hésité : "Dans nos premières simulations économiques, explique-t-il, l’hydrogène apparaissait 10 fois moins cher que l’hélium. Les simulations commandées à Air Liquide montraient que remplir un dirigeable de grande taille avec de l’hélium coûterait plusieurs millions d’euros, alors qu’avec l’hydrogène, nous étions à 100 000."
En fait, un dirigeable de 200 000 mètres cubes comme celui de Flying Whales nécessiterait 8 à 10 millions d’euros d’hélium, selon le cours actuel. Mais pour Vincent Guibout, le PDG, la présence d’Air Liquide au capital de la société permettrait de sécuriser son approvisionnement et son prix. L’hélium pose cependant un autre problème. Outre sa portance moindre, ce gaz est particulièrement volatil. Pour un ex-salarié de Flying Whales, "quand l’appareil va être chargé, l’hélium sera sous pression. Il y aura forcément des déperditions lors des trajets. S’il faut régulièrement recharger le dirigeable en hélium, cela va coûter cher". Mais là encore, Vincent Guibout se veut rassurant : "L’hélium est mis une fois pour toutes à la fabrication, puis on le garde dans des cellules hermétiques. Notre partenaire Diatex a développé un textile avec un taux d’herméticité qui nous permet d’estimer qu’il faudra renouveler une fois l’hélium en 20 ans", affirme-t-il.
La société est si confiante qu’elle annonce être en mesure de produire un appareil destiné à la commercialisation, sans même passer par un prototype. "On ne débutera l’assemblage que lorsqu’on aura la certitude, par l’ensemble des essais que l’on a faits avant, que le dirigeable fonctionne directement. Pour y parvenir, nous mettons un appareil en quelque sorte 'éclaté' sur une table, ce qui permet de s’assurer que tout fonctionne", déclare Vincent Guibout. Une méthode risquée selon d’autres spécialistes du secteur, car tout ne peut pas être modélisé ni testé virtuellement, notamment les effets du vent.
Un projet pas si écologique
En Nouvelle-Aquitaine, le président de région Alain Rousset soutient Flying Whales et l’aide à s’implanter au nord de Bordeaux, dans la commune de Laruscade, en Gironde. Le site devrait accueillir deux hangars de 250 mètres de long et 70 mètres de haut. Mais aussi une aire d’envol verticale à l’écart des flux aériens, soit 75 hectares au total. Comme l’impose la réglementation, Flying Whales a déposé un dossier auprès de l’Autorité environnementale. Mais en octobre dernier, cette dernière a rendu un rapport critique. Il relève notamment que la société n’a pas évalué l’ensemble du cycle de vie de la fabrication d’un dirigeable. Elle aurait donc mésestimé les émissions de gaz à effet de serre dues à la construction d’un appareil.
L’autorité regrette également un manque d’évaluation de l’impact de l’activité de Flying Whales sur la faune et la flore locales, car le site jouxte une zone Natura 2000. Enfin, comme 59 hectares vont être défrichés, il faudra les compenser en replantant des arbres. Or selon les rapporteurs, les zones choisies pour le reboisement seraient déjà suffisamment riches en biodiversité et donc, peu pertinentes. Mais surtout : une partie du terrain que Flying Whales doit défricher contient déjà des zones de compensations réalisées par SNCF Réseau. "Il pourrait donc y avoir atteinte à des mesures compensatoires d’un autre projet", selon le président de l’Autorité environnementale, Laurent Michel. Selon le code de l’environnement, les arbres plantés en compensation doivent en effet être préservés tant que le préjudice existe, autrement dit tant que le site de SNCF Réseau existe. Fin avril, la région et Flying Whales ont déposé un nouveau dossier. Ils espèrent démarrer les travaux d’aménagement début 2025.
L’argent public coule à flots
Mais encore faudra-t-il pour cela que la société parvienne à réunir les 150 millions d’euros nécessaires à la construction des hangars. La région, qui a déjà investi 10 millions au capital, va prendre également à sa charge les 15 millions d’euros d’aménagement du site, ainsi que 10 millions d’euros de dette environnementale, pour les zones de compensation. La région s’est aussi portée garante : en cas d’échec ou de départ de Flying Whales, elle s’engage à prendre à son compte les 150 millions d’euros de pertes. François Poupard, directeur général des services de la région, espère cependant partager ce risque avec l’État. "Nous sommes en train de négocier avec Bruno Le Maire un pacte de co-garantie, à hauteur de deux tiers pour l’État, un tiers pour nous", précise-t-il.
Et ce qui frappe certains observateurs dans ce projet, c’est qu’en dépit des aléas techniques qu’il soulève, les pouvoirs publics se sont très fortement engagés. Le fonds French Tech Souveraineté est entré au capital de Flying Whales à hauteur de 30 millions d’euros, soit bien plus que les 10 à 15% qui sont la règle habituellement, selon les informations fournies par le Secrétariat général pour l’investissement. Sébastien Bougon, qui revendique avoir levé 160 millions d’euros pour son projet, est parvenu à mobiliser plusieurs gouvernements : la France, la principauté de Monaco pour un montant qui avoisinerait 10 millions d’euros, mais aussi le gouvernement québécois à hauteur de 60 millions d’euros.
Il assure aussi avoir réuni un consortium d’une cinquantaine de sociétés dont, déclare-t-il, "une bonne partie sont ce qu’on appelle en risk-sharing. Cela signifie que ces entreprises mettent entre 50 et 100 millions d’euros sur la table [en prestations et non pas en argent, ndlr], pour participer au programme. Ce n’est pas de l’argent mis chez Flying Whales, c’est leur contribution en travaux." Il semblerait cependant qu’une très large majorité des noms affichés dans la liste de ce consortium, et sur laquelle Flying Whales communique, ne soient que de simples sous-traitants qui facturent des prestations à Flying Whales. C'est notamment le cas, selon nos informations, de Safran – qui a racheté Zodiac Aérospace, et d’Epsilon Composite.
Cassandres ou prophètes ?
Par ailleurs, Flying Whales a perdu un actionnaire de poids : le chinois Avic. Cette société aéronautique d’État était entrée au capital dès sa création, avec l'acquisition de 25% des parts, assortie d’une clause de non-dilution. Autrement dit, les Chinois étaient suffisamment intéressés pour s’engager à remettre de l’argent au pot à chaque nouvelle levée de fonds, de manière à toujours rester actionnaire à hauteur de 25%. Selon un document interne, ce partenariat était une source importante de financement pour la conception du dirigeable. Il ouvrait une porte sur le marché chinois qui envisageait d’acquérir entre 80 et 100 dirigeables. Mais lorsque Flying Whales a démarché le Québec en lorgnant sur le marché américain, le gouvernement québécois aurait réclamé le départ d’Avic pour éviter tout risque d’espionnage. Exit donc la perspective de nombreux contrats en Asie.
Par ailleurs, ces dernières années, plusieurs ingénieurs ont quitté l’entreprise, car ils étaient sceptiques sur la faisabilité du projet. Certains, que Sébastien Bougon qualifie de "Cassandre", expliquent avoir perçu une grande différence d’appréciation entre les ingénieurs et les entrepreneurs. "J’ai vu beaucoup d’experts passer et repartir, quand j’y travaillais, raconte l’un d’entre eux. "J’ai toujours eu l’impression que les optimistes étaient les dirigeants ou les profils plus 'commerciaux', tandis que les scientifiques n’étaient pas très optimistes. Nous, on identifiait beaucoup de difficultés, alors qu’eux ne voyaient qu’un produit révolutionnaire."
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