: Reportage Dans le Cher, l'inflation plombe les chariots : "Pour l'apéro, on achète des sous-marques"
Après avoir touché l'énergie, la hausse des prix grignote l'alimentation. Dans les grandes surfaces de Saint-Amand-Montrond, les clients commencent à revoir leurs habitudes.
"T'as vu le prix de l'huile ? J'en ai trouvé à l'épicerie : 5,50 euros la bouteille, n'importe quoi ! On n'est pas en guerre hein…" Dans la navette gratuite qui sillonne la ville de Saint-Amand-Montrond, dans le Cher, mardi 17 mai, tout le monde profite de la discussion téléphonique d'une passagère. La dame en robe moutarde à fleurs raconte sa ruée matinale vers l'or jaune. "Pas le choix, il m'en fallait", lâche-t-elle à sa voisine au bout du fil. Le lingot de tournesol est juste là, rangé dans un sac plastique opaque.
La navette Pépita fait halte devant la Cité de l'or, le palais des congrès de la ville. Au 20e siècle, la discrète commune berrichonne était l'une des capitales françaises de la bijouterie. Mais depuis la crise pétrolière des années 1970 et l'envolée des cours, Saint-Amand-Montrond ne roule plus sur l'or, loin de là. Le taux de chômage est largement supérieur à la moyenne nationale, la médiane des revenus deux fois moindre et la population a glissé sous les 10 000 habitants. Ces derniers mois, comme dans le reste du pays, on surveille la flambée des prix avec appréhension.
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En face de la Cité de l'or, derrière l'agence locale de Pôle emploi, trône un bâtiment bien plus animé : l'hypermarché Leclerc. Un bataillon de retraités matinaux, fidèles au poste, pioche dans les rayons. Chariot au bras, Jean-Claude et Monique regagnent le parking.
"La preuve que les prix augmentent ? On les voit tous les quatre matins en train de changer les étiquettes.
– A chaque fois qu'on vient. 'Et ils le font pas pour diminuer', que je disais à mon mari."
"On remet certains produits à plus tard"
En avril, l'Insee a enregistré une inflation annuelle de 3,8% pour l'alimentation. Les produits les plus touchés affichent déjà un bond supérieur à 10%. En quelques semaines, certains clients ont revu leurs habitudes. "On a réduit de moitié nos achats de légumes frais", tempête Françoise, une ancienne aide médico-psy de 63 ans, à la sortie de Leclerc. "On se rabat sur des conserves ou du surgelé, cela ne nous ressemble pas. De nos jours, si vous n'avez pas de jardin, vous galérez à manger des légumes. J'en ai un pourtant, mais la terre est tellement sèche et l'eau tellement chère..."
Son fils Martin, solide gaillard de 30 ans, au chômage depuis peu, enchaîne. "Depuis le début de l'année, à chaque fois qu'on fait les courses, on ressort sans avoir pu acheter tout ce qu'on avait sur notre liste. On remet certains produits à plus tard, quand il y aura une promo dessus. La viande, le poisson, les épices… Et on se rue sur les produits à DLC [date limite de consommation] courte." La veille, la paire faisait l'ouverture matinale du Carrefour Market du coin, pour une razzia sur les laitages bradés avant d'être périmés.
Jusqu'où faudra-t-il se serrer la ceinture ? "Il va falloir aller plus loin", presse Martin.
"Jusqu'ici, on évitait les marques nationales, mais aussi les gammes les moins chères, parce que ce n'est vraiment pas bon. Tant pis, on va devoir y repasser."
Martin, client du Leclerc de Saint-Amand-Montrondà franceinfo
Parmi le flot des clients, tous n'ont pas encore perçu la valse des étiquettes dans les rayons alimentaires. Parfois, quelques échos. Le plus flagrant reste "la claque" de la flambée des prix de l'essence, dont peine à se remettre Etienne, 33 ans. "Depuis que j'ai pris 15 ou 20 euros dans la tronche sur le carburant, pour mes courses, j'achète plus souvent des sous-marques, décrit ce guide employé par un château local. A l'apéro, avec les copains, ce n'est plus du Belin."
Chez Kévin, 26 ans et quatre enfants, l'inflation vient de faire un premier déçu (quoique, il faudra lui demander) : le chien de la famille. Habitué aux recettes Fido, il doit désormais se faire les dents sur des croquettes Eco +, la gamme "premiers prix" de Leclerc. "Depuis le début de la guerre en Ukraine, on voit que tout augmente, rapporte son maître, aide-réparateur de wagons ferroviaires. Il y a deux mois, j'ai réussi à diviser mes factures d'essence en passant à l'éthanol, mais je dois quand même faire attention. J'ai commencé à jongler entre les magasins, à suivre leurs pages Facebook et à regarder les catalogues dans la boîte aux lettres."
"On se met à imaginer des braquages"
Au bord du parking, le long de la D951, le soleil de plomb finit de délaver un vieux panneau publicitaire Intermarché. "Des promotions imbattables", promettait déjà l'affiche aux automobilistes, à qui l'on assène dans les rayons de Leclerc que "Ici, vous savez que vous achetez moins cher". Sur son trajet, la navette Pépita passe devant Netto, repaire autodéclaré des "prix les plus bas du hard discount". Nous voilà arrivés à Intermarché, pour "le meilleur, moins cher" – mais trop tard pour la promo du week-end, "-50% en bons d'achat sur le rayon boucherie dès 20 euros".
Un chariot presque rempli déboule sur le bitume. Aux commandes, un ado et son grand frère. La mère, Sabrina, les suit de loin. "Avec ce plein, je tiendrai trois jours", lâche-t-elle, fataliste, en pensant à ses cinq enfants à nourrir. Son ticket de caisse affiche un total de 107,22 euros. "Il y a quelques semaines, ç'aurait été 15 euros de moins", jauge-t-elle. Avec l'inflation, cette assistante de direction se projette une dizaine d'années en arrière, quand son niveau de vie était plus modeste. "Me revoilà à acheter des produits Top Budget, c'est désolant."
La mère de famille de 40 ans voit "tout" monter, comme le prix des conserves. "Les raviolis que je laisse aux enfants quand je ne suis pas là sont passés à 2,70 euros. Je n'en ai pas pris." En remplacement, elle a opté pour du cassoulet à 2,80 euros la boîte. Plus cher, mais il y a une astuce.
"J'ai pris du cassoulet parce que mes enfants aiment moins ça. Ils mangeront juste ce qu'il faut, sans se resservir par gourmandise."
Sabrina, cliente de l'Intermarché de Saint-Amand-Montrondà franceinfo
Un arrêt de bus plus loin, le Lidl local. Les prospectus disposés à la sortie partent comme des petits pains. A la une : "XXL, quantité maxi à prix mini", avec une flopée de promotions (et un arrivage de machines à coudre pour la fête des mères). Pas un mot sur les hausses de prix. Pour cela, il y a Valérie, une habituée du magasin. "Les 500 grammes de margarine étaient encore à 0,99 euro il y a quelques semaines", assure-t-elle. Voilà la motte affichée à 1,05 euro.
"Depuis le truc en Ukraine, ils abusent sur les prix", estime Valérie, sans trop savoir qui viser. L'Etat est souvent cité, accusé de faire son beurre sur la TVA et les taxes sur le carburant. Son mari, chauffeur-livreur pour Intermarché, débourse plus de 100 euros par semaine à la pompe pour aller prendre son poste, à 50 km de là. "Forcément, on se met à imaginer des braquages, plaisante Valérie. Une voiture devant, une derrière, et on se fait ouvrir le semi !"
Plus prudemment, cette mère de deux enfants "remplit moins" son chariot, renonce aux fleurs et s'assure que sa fille étudiante à Paris mange à sa faim. "Le week-end, elle repart avec sa valise de courses. C'est plus cher là-bas, même à Lidl. Alors je lui fais le plein ici. Cela me fait mal quand elle me dit qu'elle ne mange pas de viande, parce que c'est trop cher. Elle a trois boulots pour s'en sortir."
L'été s'annonce chaud
L'inflation des prix de l'alimentation pourrait atteindre 5% en mai, puis 6,3% en juin, selon l'Insee. Certains acteurs du secteur se mettent déjà à évoquer la barre des 10%. Dans l'attente de nouvelles mesures gouvernementales pour le pouvoir d'achat, comme le chèque alimentaire, l'inquiétude monte dans les rayons du Lidl. "Pour la première fois, j'anticipe les cadeaux de Noël", glisse Joseph, un aide-soignant de 54 ans, qui s'est mis à mesurer ses dépenses dans un tableur informatique. Premier enseignement : acheter moins de produits de marques.
Marie-José, ancienne employée d'une imprimerie, épingle tous ses tickets de caisse "pour faire des comparaisons". Le jour où ses revenus ne suffiront plus, elle s'appuiera dessus pour savoir où aller. Pour l'heure, dans l'enseigne allemande, la retraitée de 76 ans s'offre son jus d'ananas préféré, des biscuits au beurre pour ses petits-enfants, des chaussons aux pommes pour elle – "je suis gourmande" – et des fleurs.
"Tant qu'on peut se faire plaisir, il faut en profiter."
Marie-José, cliente du Lidl de Saint-Amand-Montrondà franceinfo
"On ne se prive pas encore, mais on calcule, et je pense qu'il n'y en a pas pour longtemps", abonde Marie-Hélène, une aide-soignante de 58 ans. Elle vient déjà de faire ses adieux à son beurre breton : "Il était à 4,20 euros les 500 grammes, ça va bien, oui."
Aurore, elle, fait le deuil des quatre pavés de saumon qui nourrissent d'habitude les quatre bouches de la maison. "Depuis janvier, ils sont passés de 8,90 à 11 euros, et maintenant 13", égrène l'infirmière. En guise de plan B, "un poisson moins cher, moins noble", dont elle a déjà oublié le nom. "J'angoisse pour l'avenir. Il y a eu le Covid, la guerre en Ukraine, l'inflation… On ne sait pas ce qu'on peut devenir, on n'est à l'abri de rien."
A Saint-Amand-Montrond, comme ailleurs en France, les gérants de supermarchés observent ces nouveaux réflexes. "On voit bien que les clients sortent de plus en plus les calculettes", confie l'un d'eux. "Malgré nos efforts, les prix des caddies augmentent, reconnaît un autre. Jusque-là, il n'y a pas eu de tensions en magasin. C'est autre chose que les 'gilets jaunes'. Les gens n'ont même plus le courage de se révolter."
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