: Témoignages Face à l'inflation, de plus en plus de Français rognent sur leurs dépenses d'hygiène : "On a l'impression de descendre une pente glissante"
Il espérait une dernière bonne affaire. Abdoul a sauté dans le tramway, jeudi 29 février, direction Auchan, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), après avoir vu un reportage de France 2 annonçant la fin imminente des super-promotions dans les rayons hygiène, beauté et entretien. "C'est le dernier jour", se répète cet ancien quincaillier de 73 ans, arrivé devant les dentifrices. Peine perdue : l'enseigne, qui bradait encore du shampoing à -70% trois jours plus tôt, s'est déjà pliée à la nouvelle réglementation. Les rabais plafonnent à -34%, le maximum autorisé depuis vendredi. "Ces lots de deux tubes, j'en avais acheté plusieurs à -60%, se souvient le retraité. Je vais attendre avant de refaire mon stock."
Comme Abdoul, les Français sont de plus en plus regardants sur leurs dépenses d'hygiène. Face à l'inflation, 50% d'entre eux déclarent être "incités à limiter et réduire" leur consommation "pour des raisons budgétaires", selon un sondage Ifop* dévoilé lundi. L'hiver dernier, ils n'étaient que 34%. Les renoncements d'achat concernent en priorité la beauté et le bien-être (maquillage, colorations, soins hydratants...), mais touchent aussi des produits plus essentiels comme la lessive, le shampoing, les brosses à dents et même le papier toilette (près d'un sondé sur dix).
"Dans la grande distribution, les volumes de vente en droguerie, parfumerie et hygiène ont reculé de 4,4% en 2023, une baisse deux fois plus forte que dans les autres rayons", rapporte Emily Mayer, spécialiste de la consommation au sein du cabinet Circana. "Les Français cherchent à maîtriser le montant du passage en caisse et vont plus facilement retirer de leur chariot un mascara ou un gel douche qu'un paquet de pâtes", explique-t-elle.
Des douches de plus en plus espacées
Les plus exposés à ces renoncements sont les ménages les plus précaires. "Je n'achète plus rien à part des savonnettes par lot de six et de la lessive Eco+", décrit Ryan, 26 ans, au RSA depuis la fin de son service civique. Répondant à un appel à témoignages lancé par franceinfo, il se dit contraint d'espacer ses douches et ses rasages, de porter ses vêtements plus longtemps entre deux machines et de "manger du riz qui constipe un peu" pour "économiser beaucoup sur le PQ".
Près d'un quart des jeunes adultes sondés par l'Ifop déclare avoir dû faire appel à une structure d'aide pour se procurer des produits d'hygiène ces derniers mois. Toutes tranches d'âge confondues, alors que les Restos du cœur organisent leur collecte annuelle jusqu'à dimanche, près d'un Français sur dix se seraient tournés vers ces lieux. "Il y a dix ans, on ne venait nous voir que pour trouver à manger", observe Jacques, bénévole pour la Banque alimentaire du Havre (Seine-Maritime). "Maintenant, on nous demande du dentifrice, des lames de rasoir, des couches."
Ingénieur retraité du BTP, ce bénévole de 70 ans affirme être lui-même passé à une douche tous les trois jours. "Quand j'ai beaucoup marché ou fait du bricolage, c'est une petite tentation à laquelle il faut parfois résister, tout comme ma femme et moi résistons à l'envie d'aller au cinéma ou au restaurant", expose-t-il.
"Toutes ces privations me fichent un peu le cafard."
Jacques, ingénieur à la retraiteà franceinfo
A 46 ans, Pierre-Yves évoque un sentiment de "frustration" après avoir dû renoncer à ses bains de bouche et à des produits de marque. "Quand on a fait des études, qu'on a un travail qui devrait permettre de vivre correctement et qu'on avait jusque-là un certain niveau de vie, on a l'impression de descendre une pente très glissante", s'inquiète cet employé dans la parfumerie-beauté.
De l'essuie-main pour absorber les règles
Si Cyprielle a décidé de témoigner à son tour, c'est pour alerter. "Dans l'imaginaire des Français, ceux qui rognent sur l'hygiène sont juste des gens qui ne veulent pas travailler, des marginaux. Mais non !" Cette rééducatrice de 32 ans, en couple avec un aide-soignant, a décidé, voilà un an, d'"éliminer les dépenses superflues". Un choix assumé pour ne pas avoir à rogner sur la nourriture, ni faire une croix sur certains loisirs avec sa fille.
Le matin, terminé le rituel du déodorant après la douche. Le "pschitt" est désormais réservé aux grandes occasions, de quoi économiser quelques flacons. "Le problème, c'est que je vais à l'hôpital à vélo, avec des montées. Je me débarbouille avant d'enfiler ma blouse, mais mon métier me fait transpirer. J'ai peur de sentir mauvais", confie la Savoyarde.
"Je me sens moins sûre de moi, comme si les gens me jugeaient."
Cyprielle, rééducatrice dans un hôpitalà franceinfo
Terminé aussi l'après-shampoing. "J'ai les cheveux très secs, avec une texture étrange qui m'oblige à faire des tresses", déplore-t-elle. "C'est un gros renoncement. J'aimais varier les coiffures, m'amuser avec des chouchous colorés ou des décorations qui plaisaient aux patients." D'autres collègues ont arrêté les extras capillaires, "pour la même raison d'argent".
Comme 16% des femmes interrogées par l'Ifop, Cyprielle déclare manquer parfois de protections hygiéniques. "J'ai arrêté les produits jetables, qui coûtent une somme astronomique, et j'ai profité d'une promotion chez Lidl pour acheter un lot de trois culottes menstruelles et trois serviettes lavables", raconte-t-elle. Pas de quoi assurer un roulement suffisant et un séchage entre chaque utilisation. "Alors je mets une couche d'essuie-main par-dessus, pour essayer de tenir la journée avec la même protection. Mais je le paye parfois avec des fuites au travail."
Moins acheter pour "mieux consommer" ?
Pour d'autres Français, l'inflation serait presque un mal pour un bien. Après avoir troqué son gel douche contre du savon de Marseille, "qui coûte beaucoup moins cher", Emmanuel se dit "très content" de son choix. "Je reste tout aussi propre, mon budget vacances est préservé et, sans me priver, j'ai l'impression de mieux consommer sur le plan écologique", se félicite ce manager de 44 ans, installé en famille dans les Hauts-de-Seine. "Cela me fait réfléchir à comment notre société a évolué vers toujours plus de complexité", glisse-t-il.
"On n'a pas l'impression de vivre moins bien, juste plus efficacement", abondent Geoffrey et Karina, 30 et 31 ans. Pour ces jeunes parents lillois, fini la lessive en dosette surdosée et suremballée. Haro sur le papier toilette, l'essuie-main et les mouchoirs, qu'ils choisissent désormais "avec moins d'épaisseurs" ou dont ils coupent les feuilles en deux. Même écho chez Stéphane, ingénieur de 44 ans près de Nantes, qui a abandonné son déodorant. "Autant se relaver les aisselles dans la journée si on a transpiré, plutôt que de s'asperger de sels d'aluminium et de produits chimiques nocifs", conseille-t-il.
"Contrairement à ce que nous vantent les pubs, on n'a pas besoin de grand-chose pour être propre."
Stéphane, ingénieurà franceinfo
Evelyne, elle, dit connaître des fins de mois "plus faciles" depuis qu'elle s'est remise au savon de Marseille et qu'elle filtre la cendre de sa cheminée "pour faire la lessive et certains produits ménagers, comme nos arrière-grands-mères". Avec son mari, cette enseignante à la retraite s'est même permis "de retourner au cinéma".
Un petit plaisir que tous ne peuvent pas s'offrir, quand bien même ils oseraient s'aventurer hors de leur domicile. "Je calcule systématiquement mes lavages de cheveux pour qu'ils tombent un jour de sortie et faire au maximum bonne impression", confie Gabrielle, 28 ans, en recherche d'emploi à Nancy. "J'ai un psoriasis qui requiert des shampoings à 40 euros le flacon, donc j'espace au maximum, même si c'est très inconfortable pour moi. J'ai honte de ma situation." Selon l'Ifop, près d'un quart des Français ont déjà renoncé à sortir de chez eux par manque de produits d'hygiène.
* Sondage Ifop pour l'association Dons solidaires réalisé par internet du 17 au 22 novembre 2023 selon la méthode des quotas (sexe, âge, profession...),auprès d'un échantillon de 2 000 personnes représentatives de la population française âgée de plus de 18 ans.
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