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"Charlie Hebdo" peut-il continuer comme avant ?

Un nouveau numéro du journal satirique, tiré à 2,5 millions d'exemplaires, doit sortir mercredi. Après l'attentat commis par les frères Kouachi, l'hebdomadaire fait face à de nombreux défis.

Article rédigé par Louis San
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Des exemplaires du numéro 1 179 de "Charlie Hebdo" à Villabé (Essonne), le 24 février 2015. (KENZO TRIBOUILLARD / AFP)

"C'est reparti !" Un nouveau Charlie Hebdo sort dans les kiosques, mercredi 25 février, six semaines après le "numéro des survivants". Avec ce numéro 1 179, tiré à 2,5 millions d'exemplaires, le journal satirique tente de retrouver une certaine "légèreté", annoncent Riss, le nouveau directeur de l'hebdomadaire, et Luz, devenu dessinateur-phare du titre. Surtout, Charlie Hebdo fait face à de nombreux défis.

Il doit réaffirmer sa ligne éditoriale

Malgré l'attentat dont il fut victime, le journal ne compte pas changer. Au contraire. "Il faut revenir aux fondamentaux de Charlie Hebdo", lance Luz, mardi, au micro de France Info. En clair : critiquer ceux qui sont visés par le journal "depuis la naissance de Charlie, c'est-à-dire les obscurantistes religieux, politiques, économiques, etc", détaille-t-il.

Et de réaffirmer la variété des thèmes traités par le journal : "On a parlé de Charlie surtout à cause de Mahomet, mais on n'a jamais parlé autant de Charlie pour son combat écologique, contre le nucléaire, contre les politiques libérales, dont celle de Macron par exemple." En écho, Riss affirme sur France Inter"On veut renouer avec nos préoccupations politiques habituelles."

Pas question, donc, de revoir la copie. Les tirages exceptionnels atteignant des millions d'exemplaires, et l'explosion du nombre d'abonnés, passant en quelques semaines de 10 000 à 220 000, n'y feront rien. "Il ne faut pas penser au tirage, balaye Riss. Il ne faut pas être tétanisé par le nombre de personnes qui vous regardent."

"Avoir sept millions de lecteurs, cela peut être un cadeau empoisonné, dit Luz. Il ne faut pas parler à sept millions de personnes, mais vous allez voir, ça va baisser. On aura des fidèles, comme on dit en religion, qui seront les vrais lecteurs de Charlie et les autres, on leur dira au revoir et peut-être à bientôt".

Il doit se barricader

Le journal investit de nouveaux locaux dans le 13e arrondissement de Paris, dans un lieu gardé secret pour des raisons de sécurité. Le Monde raconte que lorsque l'équipe visite les lieux, elle est accompagnée de "spécialistes en blindage et dispositifs antibombes". Dans le numéro 1 179, la dessinatrice Coco fait référence à ces bureaux ultra-sécurisés : "Charlie Hebdo dans ses nouveaux locaux" est-il écrit, avec un bunker en Normandie, qui jouit d'une vue sur la mer.

Outre les bureaux, l'équipe vit sous bonne garde. Une fatwa a été lancée contre Riss. Ce dernier vit sous protection policière 24 heures sur 24. Une expérience déjà vécue en 2011 après l'incendie de l'hebdomadaire. "Mais là, c’est plus lourd. Il y a des gars armés au rez-de-chaussée de mon immeuble, deux autres devant ma porte", déclare-t-il à Libération. Et de raconter l'intervention éclair lorsqu'un policier de surveillance croit voir une ombre sur un toit : "Putain, en cinq minutes, il y avait quinze flics chez moi ! Hahaha, vaut mieux en rire…"

"On travaille tous souvent de chez soi. Après, chez soi, ça peut être blindé. Ça peut être ça le problème", remarque Luz. Est-il possible de travailler sereinement dans de telles conditions ? "C'est extrêmement difficile. Il faut faire abstraction de ça. Bon, on n'est plus à une abstraction près en ce moment, répond le chroniqueur de Charlie Hebdo Patrick Pelloux, interrogé par francetv info. On est obligé de changer nos habitudes de vie, non pas pour dire que les terroristes ont gagné et que nous sommes terrorisés, mais pour qu'ils se disent  : 'on ne peut plus les attaquer.'"

Il doit recruter

Une large partie de l'équipe de Charlie Hebdo a été tuée lors de l'attentat du 7 janvier. Parmi ces victimes, des dirigeants du titre et des figures tutélaires. Alors, pour continuer, le journal fait appel à d'autres contributeurs. Début février, Luz a raconté à Vice qu'il y avait une forme de répartition des thèmes selon les sensibilités de chacun : "Cabu critiquait l'armée. Tignous critiquait les patrons. Charb parlait du conflit, précisément du conflit israélo-palestinien."

"Mais c'est compliqué de faire venir des gens", remarque désormais le dessinateur. Sans compter que les éventuelles nouvelles recrues craignent pour leur vie. Elles demandent si elles seront obligées de participer aux conférences de rédaction, moment choisi par les frères Kouachi pour mener leur attaque. Sans oublier non plus la difficulté à trouver des caricaturistes, un métier en difficulté, avec la crise de la presse, notamment écrite. "Le jour où Plantu arrêtera de dessiner au Monde, vu les difficultés économiques des journaux, il n’est pas sûr qu’ils reprennent un dessinateur en une. A gauche comme à droite, les dessinateurs dans les quotidiens vont se faire rares", estimait, en 2012, Guillaume Doizy, écrivain, auteur d’ouvrages sur la caricature, sur Atlantico. Et nombre de dessinateurs préfèrent désormais se tourner vers la BD.

Pour le numéro 1 179, le dessinateur Pétillon, qui officie déjà dans le Canard enchaîné, a rejoint l'équipe. Tout comme l'Algérien Dilem, qui a connu une cinquantaine de procès et fait l'objet d'une fatwa, lancée en 2004 par toutes les mosquées d'Algérie. "On dessinera comme on l'a fait auparavant", assurait-il début février alors qu'il était interrogé par francetv info.

Il doit apprendre à gérer des millions d'euros

Alors qu'il était en difficulté financière, le journal a touché un pactole, quelque 30 millions d'euros, avec la vente des 8 millions d'exemplaires de son "numéro des survivants", et les nombreux dons venus de particuliers ou de groupes internationaux comme Google. "Le pognon, ce n'est pas un baume au cœur", assure Luz, qui rejoint l'avis de Patrick Pelloux, lequel a affirmé que c'était "une malédiction".

Cette gigantesque rentrée d'argent fait ressurgir de vieux et mauvais souvenirs. En 2008, la rédaction de Charlie apprend dans un article du Monde que 85% de bénéfices enregistrés en 2006, dont une partie issue des 500 000 exemplaires écoulés du numéro "C’est dur d’être aimé par des cons", ont été redistribués en dividendes entre les différents actionnaires : 300 000 euros pour Philippe Val, directeur du journal à l'époque, 110 000 euros pour Cabu, 110 000 euros pour Bernard Maris et 55 000 pour Eric Portheault, rappellent Les Inrocks. Au sein du journal, la crise est violente. D'après Patrick Pelloux, le personnel est choqué par l'absence de communication autour de ces profits alors que certains réclament des augmentations, sans succès.

Pour l'instant, Patrick Pelloux indique qu'il n'y a rien d'acté sur le devenir de cette cagnotte à venir. Toutefois, selon lui, "de l'argent devrait bien être donné aux familles des victimes mortes pendant l'attaque de Charlie Hebdo. Mais qu'est-ce qu'on donne, et à qui, et comment ?", s'interroge-t-il. "Par exemple, Tignous avait quatre enfants à charge. Et Chloé [sa femme] ne peut pas subvenir aux besoins des quatre enfants qui vont faire leurs études et qui sont en bas âge, détaille l'urgentiste. On ne peut pas calquer sur le salaire, Honoré a une fille qu'il faut aider. Et les personnes assassinées lors de l'assaut, on ne peut pas dire : 'Vous ne faites pas partie de Charlie Hebdo'". Il lance alors cet avertissement.

Si jamais il y avait la moindre malversation, le moindre dysfonctionnement, je serais le premier à alerter non seulement les médias mais la justice et les familles. Ce n'est pas une menace, c'est une certitude.

Patrick Pelloux, chroniqueur à "Charlie Hebdo"

francetv info

Pour l'instant, l'hebdo tient bon. Mais l'équipe ignore la tournure que vont prendre les choses dans les mois à venir. Début février, Luz a fait part de son incompréhension et de son impuissance : "Tout ça, c'est absurde. L'argent qu'on a, c'est absurde. Les lecteurs qu'on a, c'est absurde. Le soutien qu'on a, c'est magnifique mais c'est aussi absurde. Je ne sais pas comment on va faire pour sortir de cette absurdité-là. Je n'en ai aucune idée."

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