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On vous explique l'affaire qui a conduit à la garde à vue d'une journaliste, et qui embarrasse le gouvernement

A l'origine de révélations sur une aide militaire française détournée en Egypte, la journaliste Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue mardi, puis relâchée. Une mesure rare dénoncée par les défenseurs de la presse.
Article rédigé par franceinfo avec AFP
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La journaliste Ariane Lavrilleux lors d'une conférence de presse de Reporters sans Frontières, à Paris, le 21 septembre 2023. (THOMAS SAMSON / AFP)

"C'est une attaque claire, nette et précise contre la liberté d'informer", s'est indignée Ariane Lavrilleux au micro de franceinfo, vendredi 22 septembre. La journaliste du média d'investigation Disclose a été placée en garde à vue, mardi, à Marseille, dans le cadre d'une enquête publiée en novembre 2021, qui révélait un possible détournement égyptien d'une opération de renseignement française dans le pays.

Après pratiquement 40 heures d'interrogatoire, Ariane Lavrilleux a été relâchée mercredi soir vers 21 heures, libre et sans poursuites à ce stade. Mais de nombreux médias et journalistes ont fait part de leur indignation, dénonçant une "entrave inacceptable à la liberté d'informer". Interrogé sur l'affaire, le gouvernement s'est refusé à tout commentaire. Franceinfo revient sur cette affaire.

Une enquête sur un détournement de l'aide militaire française en Egypte

Dans cette enquête, adaptée à la télévision dans le magazine "Complément d'enquête" de France 2, le média Disclose révélait que la mission de renseignement française Sirli, lancée en février 2016 en Egypte, avait été détournée par l'Etat égyptien. Cette mission avait pour but la lutte antiterroriste, mais selon le média d'investigation, elle avait pour "autre ambition" de "vendre des armes à la dictature égyptienne" du général Abdel Fattah Al-Sissi.

Le Caire s'est ensuite servi des informations collectées dans le cadre de cette opération pour effectuer des frappes aériennes sur des véhicules de contrebandiers présumés à la frontière égypto-libyenne.

Selon les documents secret-défense obtenus par Disclose, "les forces françaises auraient été impliquées dans au moins 19 bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018" dans cette zone. Malgré les inquiétudes et alertes de certains responsables sur les dérives de l'opération, les autorités françaises n'auraient pas remis en cause la mission.

Une information judiciaire ouverte en juillet 2022

A la suite de ces révélations, le ministère français des Armées a porté plainte pour "violation du secret de la défense nationale". Une enquête préliminaire a été ouverte en novembre 2021 avant qu'une juge d'instruction ne soit désignée à l'été 2022. Dans ce cadre, la justice a ordonné mardi dernier le placement en garde à vue d'Ariane Lavrilleux et une perquisition à son domicile. La journaliste est accusée de "compromission du secret de la défense nationale" et "révélation d'informations pouvant conduire à identifier un agent protégé".

"Ils cherchaient à m'intimider. Et puis surtout à savoir quelles étaient les sources avec Disclose", a raconté Ariane Lavrilleux sur franceinfo, après sa libération. "Tous mes outils de travail, dont mon ordinateur, ont été perquisitionnés. On a utilisé des outils de cybersurveillance pour fouiller mes mails. C'est une expérience très violente, d'autant plus quand on est en France, en théorie en démocratie." 

Alors que seul l'article de Disclose portant sur l'opération Sirli semblait initialement au centre de l'enquête, le site d'investigations en ligne a précisé sur X (ex-Twitter) que, selon ses informations, "les enquêteurs de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) reprochent à [la] journaliste d'avoir signé cinq articles sur les ventes d'armes françaises à l'étranger, publiés dans le média depuis 2019".

Un ancien militaire mis en examen

Un ancien militaire, soupçonné d'être la source d'Ariane Lavrilleux, a également été mis en examen jeudi à Paris. Il est accusé de "détournement" et "divulgation du secret de défense nationale", deux infractions passibles de 7 ans d'emprisonnement et d'un million d'euros d'amende. Il a été placé sous contrôle judiciaire.

Le parquet de Paris a précisé qu'après l'ouverture de l'enquête préliminaire fin 2021, "les investigations s'orientaient vers la mise en cause d'un membre du ministère des Armées". L'enquête a été confiée à la section des Affaires militaires et des Atteintes à la sûreté de l'Etat du parquet de Paris. Le ministère public a ajouté que "le contenu des investigations [demeurait] couvert par le secret de l'instruction". Contactée par l'AFP, l'avocate de l'ancien militaire n'a pas souhaité commenter.

Des médias et ONG dénoncent une atteinte au "secret des sources"

L'annonce de la garde à vue d'Ariane Lavrilleux a suscité une profonde indignation parmi les journalistes. Dans une lettre ouverte publiée jeudi, une quarantaine de sociétés de journalistes (SDJ), dont celles de Médiapart, France Télévisions ou France 24, ont dénoncé une "situation gravissime" et une "attaque sans précédent contre le secret des sources". Le secret des sources journalistiques est protégé en droit français depuis 2010 avec la loi Dati, venue compléter la loi de 1881 sur la liberté de la presse. 

Ainsi, "il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources", sauf si "un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées". En outre, "cette atteinte ne peut en aucun cas consister en une obligation pour le journaliste de révéler ses sources", précise la loi.

Plusieurs ONG, telles que Reporters sans frontières (RSF) et Amnesty International, ont également condamné la mesure. Des rassemblements de soutien ont eu lieu mercredi dans plusieurs villes, telles que Paris, Lyon ou Marseille. A Paris, le patron du Parti socialiste, Olivier Faure, présent aux côtés des députés Julien Bayou (EELV) et Raquel Garrido (LFI), a appelé à "constitutionnaliser le droit à la protection des sources".

Le gouvernement refuse de réagir

Le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a refusé mercredi de répondre à plusieurs questions sur cette affaire, lors du compte-rendu du Conseil des ministres. "Ce n'est pas le lieu pour répondre à cette question, je ne veux pas éluder (…) je préfère m'exprimer en toute connaissance de cause de la totalité des éléments", s'est-il défendu.

De son côté, "la ministre de la Culture défend toujours la liberté de la presse, mais ne commente jamais une procédure judiciaire en cours", a fait savoir le cabinet de Rima Abdul Malak à l'AFP.

Interrogée par Le Monde, la Première ministre, Elisabeth Borne, a assuré ne pas avoir les éléments pour s'exprimer sur l'affaire. "Comme garant de l'indépendance de la justice, le président [de la République] ne peut commenter une affaire judiciaire en cours qui vise à déterminer si la loi a été ou non respectée", a également répondu l'Elysée au Monde.

Plusieurs "attaques" contre la presse ces dernières années

Lors d'une conférence de presse, Ariane Lavrilleux a estimé que son arrestation intervenait "après des attaques" contre la liberté de la presse "qui se multiplient essentiellement sous la présidence d'Emmanuel Macron".

Ces dernières années, plusieurs journalistes et médias ont été convoqués par la DGSI ou visés par la justice. En 2019, la journaliste Ariane Chemin du Monde a ainsi été interrogée par la DGSI dans le cadre de l'affaire Benalla. Après avoir révélé l'utilisation d'armes françaises dans la guerre au Yémen, les cofondateurs du média d'investigation Disclose ont été entendus par les services de renseignement.

La même année, une journaliste de l'émission "Quotidien" a été convoquée par la DGSI après avoir travaillé sur les ventes d'armes de la France à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis. En 2022, trois journalistes de la cellule investigation de Radio France ont été convoqués à la DGSI après la publication d'une enquête sur des soupçons de trafic d'influence au sein de l'armée française.

Enfin, le journaliste Alex Jordanov, auteur d'un livre sur le renseignement intérieur, a été mis en examen en juin 2022, notamment pour divulgation du secret-défense.

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