: Reportage "Jusqu'ici, personne n'a été délogé de son logement" : dans les pas d'une travailleuse sociale qui lutte contre les expulsions
Depuis l'an dernier, le gouvernement expérimente des équipes mobiles de prévention des expulsions locatives. Dans les Alpes-Maritimes, cette démarche d'"aller vers" permet d'atteindre des ménages éloignés des radars sociaux.
Cet article fait partie de notre opération "Les focus de franceinfo", qui met en avant des sujets-clés peu traités dans la campagne présidentielle : le coût du logement, la crise de l'hôpital public, le tabou de la santé mentale et l'empreinte carbone des transports.
Elle a 97 ans et une hantise : être expulsée de son domicile. Depuis qu'elle a reçu, l'an dernier, la visite d'un agent immobilier pour des impayés de loyer, cette habitante de Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes) "a peur de se retrouver dehors", selon son fils, Michel. L'apparition d'une travailleuse sociale dans sa salle à manger, mercredi 2 mars, vient réveiller l'angoisse de la nonagénaire. Sans s'encombrer de son déambulateur, elle quitte sa chaise et file dans sa chambre. Au fiston de gérer la paperasse et à la belle-fille d'aller rassurer "maman".
Michel, "ancien militaire" de 64 ans, ne bat pas en retraite. Toutes les munitions sont disposées sur la table : quittances, relevés de compte, talons de chéquiers... Il est déterminé à comprendre pourquoi le propriétaire du logement, dont il ignore l'identité, a engagé une procédure contre sa mère. La situation a été régularisée dès octobre, assure-t-il. "D'où sortent les 269 euros qu'on lui réclame encore ?"
"C'est pas parce que c'est une petite mémé qu'elle va leur payer tout ce qu'ils veulent."
Michel, fils d'une locataire menacée d'expulsion dans les Alpes-Maritimesà franceinfo
Jacqueline Karoutchi, la travailleuse sociale, vient en paix. Depuis l'été 2021, cette salariée de l'Agence départementale d'information sur le logement (Adil) a pour mission d'aider des locataires à régler leurs impayés. A l'initiative du gouvernement, des équipes mobiles de prévention des expulsions locatives expérimentent, dans 26 départements, de telles visites à domicile, pour aller au-devant des particuliers, plutôt que de les laisser s'enfermer dans leurs difficultés.
"Appelle Julien Courbet, je te dis"
Il y a de quoi être attachée à cet appartement, avec une vue plongeante sur la Méditerranée. Depuis 1973, la vieille dame y scrute la baie entre Monaco et Menton. Les yachts des milliardaires barbotent. Elle vivote. "J'accompagne beaucoup de personnes âgées avec de petites retraites, qui n'arrivent pas à suivre l'augmentation des loyers", observe Jacqueline Karoutchi. Comme tous les mois, ce sont les services de l'Etat qui lui ont signalé des procédures lancées par des bailleurs à l'encontre de locataires. Charge à elle, ensuite, de se concentrer sur les personnes seules, inconnues des services sociaux et dotées de ressources limitées, comme ici.
Ancienne gérante d'un restaurant, la mère de Michel vit avec 950 euros par mois, dont la moitié passe dans les factures liées au logement. "Elle n'a aucune difficulté à payer, assure le fils. On avait juste fait couper les paiements pour contraindre le propriétaire à faire des travaux. C'est fou, ça faisait deux ans qu'un bout de plafond s'était effondré sur ma mère, en plein petit déjeuner !"
De là est né un différend sur les loyers, au point que la famille ne sait plus vers qui se tourner. L'épouse de Michel aurait bien tenté un coup de fil à l'émission conso de RTL et M6, "Ça peut vous arriver".
"Appelle [Julien] Courbet, je te dis...
– Mais non, ma mère ne veut pas avoir honte.
– Il ne faut pas avoir honte. Ils sont là pour nous aider."
Jacqueline Karoutchi a mieux à proposer. Devant le couple, elle appelle l'agence immobilière et réclame des explications. Visiblement embarrassé, le professionnel au bout du fil s'engage à se replonger dans les factures. "Au pire, s'il reste vraiment quelque chose à régler, on pourra demander une aide à la Caisse d'assurance retraite", assure la visiteuse à Michel. "Maman" peut être rassurée.
"Aller vers", mais jusqu'où ?
En France, la trêve hivernale prendra fin le 1er avril. Après un "petit répit" des expulsions en 2020 et 2021 lié à la crise du Covid-19, la fondation Abbé-Pierre dit redouter jusqu'à 40 000 expulsions locatives en 2022, du fait d'un "stock accumulé de décisions de justice qui condamnent les personnes à l'expulsion". En 2019, le concours de la force publique avait été ordonné contre 16 700 ménages, avant de chuter à 8 156 et 12 000 les deux années suivantes, selon le gouvernement.
Sauf exceptions, de telles procédures s'étendent sur près d'un an, voire plus. Diverses étapes existent afin de laisser une possibilité au locataire de régler sa dette, de la contester, d'obtenir un sursis ou encore de partir à l'amiable (commandement de payer, assignation judiciaire, commandement de quitter les lieux, etc.).
Pour éviter une explosion des expulsions, l'exécutif mise en partie sur ces équipes mobiles, lancées dans les départements les plus confrontés aux impayés. Pour les professionnels du logement, c'est un tournant. "Historiquement, le travailleur social accueillait le public dans ses permanences, décrit Jacqueline Karoutchi. Avec ce dispositif, on va plus loin."
"Puisque certains ne viennent pas à nous, c'est nous qui allons vers eux."
Jacqueline Karoutchi, membre de l'équipe mobile de prévention des expulsions locatives des Alpes-Maritimesà franceinfo
Pour atteindre sa cible depuis son bureau, la Niçoise de 48 ans doit parfois se muer en détective. Lorsque les locataires ne répondent pas à ses relances téléphoniques, elle s'enquiert de leur éventuelle activité sur WhatsApp, où elle peut voir si ses messages sont lus. "Certains sont anti-travailleurs sociaux et me bloquent, détaille-t-elle. Je laisse mariner et je retente. A ceux qui ont peur que je sois une huissière, j'explique que je suis là pour leur éviter des ennuis."
Le travail d'investigation se poursuit sur le terrain. "Je récupère auprès du bailleur le code d'immeuble et l'étage, je sonde les voisins et je tente une visite inopinée. C'est souvent un échec, avec un courrier laissé dans la boîte aux lettres pour dire que je suis passée. Ce n'est pas ma partie préférée."
Ce mercredi, c'est une locataire qui lui fait faux bond par texto au dernier moment, prétextant une contrainte professionnelle. "Mon deuxième lapin depuis juillet", lâche Jacqueline Karoutchi, devant l'immeuble. Elle riposte via répondeur, en proposant un rendez-vous sur la pause déjeuner et en agitant la carotte d'un dossier d'aide qu'il n'y aurait plus qu'à signer. Cinq minutes, promis. Silence radio.
"Parfois, je me demande jusqu'où je dois pousser cet 'aller vers', explique la travailleuse sociale. Comment ne pas être trop intrusive ou agressive ? A quel moment est-ce que je deviens une harceleuse ? Là, par exemple, je ne vais pas rester à attendre la dame devant son domicile ou débarquer sur son lieu de travail."
Tendre la main à ceux qui n'osent pas
Pourquoi des locataires en difficulté rechignent-ils à être aidés ? Une fois leur cas signalé par le bailleur, certains "flippent" et libèrent leur logement, sans savoir que des solutions existent. Il y a aussi ceux qui préfèrent s'en sortir par eux-mêmes et ceux qui refusent qu'on vienne se plonger dans leurs affaires, parce qu'ils travaillent au noir ou dissimulent certaines activités. "D'autres encore font l'autruche, ignorent les sollicitations et s'installent dans une situation d'impayés, en attendant l'expulsion, regrette Jacqueline Karoutchi. C'est avec eux que j'ai le plus de travail."
Le public ciblé par le dispositif se révèle être un indicateur de la défiance envers les institutions. "On part beaucoup au contact de gens coupés du service public, en rupture avec le système, qui n'ont plus confiance", expose la professionnelle. C'est le cas de Moly, qui vit dans son atelier depuis que son compagnon l'a quittée. "Je me suis retrouvée avec six mois d'impayés dans mon ancien appartement et je suis partie par pitié pour ma propriétaire", décrit cette femme de 57 ans.
Cette petite main de l'industrie du nautisme dit avoir "trop d'honneur" pour demander de l'aide, même à ses enfants.
"Je n'attends rien de l'Etat, je ne suis pas trop au courant des lois, je ne vote pas."
Moly, locataire ayant quitté son logement après des impayésà franceinfo
"De toute façon, je veux juste pouvoir vivre de mon travail et être moins taxée." C'est donc à la travailleuse sociale de la titiller pour faire valoir certains de ses droits, comme elle a réussi à le faire pour la prime d'activité. "Avec Jacqueline, c'est bien, c'est elle qui m'appelle. Je n'ai pas à poireauter une demi-heure au téléphone, alors que je suis déjà sous l'eau."
Cette fierté retient souvent les mauvais payeurs d'appeler au secours. "J'ai le souvenir d'une experte-comptable dont les revenus avaient plongé à cause du Covid, raconte Jacqueline Karoutchi. Elle ne réglait plus son loyer et était en train de lâcher prise. J'ai eu du mal à la rencontrer, mais elle a fini par me faire venir à son cabinet. En pleurs, elle m'a dit qu'elle avait honte de se tourner vers quelqu'un, à cause de son métier."
En huit mois, la travailleuse sociale s'est saisie de près de 80 dossiers. Certains étaient déjà réglés ou ont été classés "injoignables". Dans un tiers des cas, elle a pu mettre en place des mesures de soutien, comme pour l'experte-comptable, qui a repris pied. "C'est une satisfaction. Et, jusqu'ici, personne n'a été délogé de son logement. Pourvu que ça dure."
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