: Témoignages "On se fait chambrer alors qu'on fait ça pour la planète" : devenir végétarien, un choix qui reste difficile à assumer à l'heure du barbecue
Tout de rouge et blanc vêtus, une trentaine de festayres s'attable dans un restaurant qui borde l'Adour. Raphaëlle et ses collègues participent au déjeuner de leur entreprise à l'occasion des Fêtes de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques). La guinguette propose un menu unique avec comme plat principal du poisson. "Je n'ai pas osé dire quoi que ce soit...", regrette celle qui a rejoint la société il y a peu de temps. Raphaëlle est végétarienne depuis 2016, mais à ce moment-là, elle "a eu la pression" et a choisi de se forcer.
Lors des vacances entre amis ou des réunions de famille, le sujet du régime alimentaire s'invite régulièrement à la table des végétariens – d'autant plus en été, saison propice aux barbecues. Ces repas-débat autour de la consommation de viande, Raphaëlle les a vécus il y a sept ans. A l'époque, cette Vendéenne décide de bannir merguez et côtelettes de son assiette après avoir visionné une vidéo de L214, l'association de défense animale, connue pour ses reportages choc. "Mais au début, je me sentais obligée de continuer à consommer de la viande pour faire plaisir", se souvient la jeune femme de 28 ans. Ses parents, omnivores, avaient du mal à comprendre. Pendant les fêtes de famille, "ils me demandaient de manger le chapon ou le rôti préparé par mes grands-parents pour ne pas les vexer."
En 2020, 2,2% des Français affirmaient avoir arrêté de manger de la viande, selon un sondage de l'institut Ifop, et 24% se déclaraient flexitariens, un terme sans définition très stricte mais qui traduit une volonté de limiter la place des produits carnés. Une tendance qui a très peu évolué depuis, selon les spécialistes interrogés par franceinfo. Souffrance animale, conséquences de l'élevage sur l'environnement, raisons médicales... Les motivations pour adopter un régime végétalien (sans produits d'origine animale), végétarien (sans viande), ou tout simplement de consommer moins de viande, sont multiples.
Mais davantage que le goût du poulet-frites du dimanche, ce qui freine parfois le passage à l'acte, c'est la peur de la réaction des autres, selon Christophe Terrien, enseignant-chercheur à l'université de Picardie Jules-Verne, spécialiste du comportement des consommateurs de viande : "Les difficultés liées à la réduction de sa consommation de viande sont surtout psychosociales, car l'alimentation est un marqueur social, comme l'habillement par exemple. Elle fait partie de l'identité."
"Je ne voulais pas blesser mes parents"
C'est pourquoi Coralie, 21 ans, a attendu de partir faire ses études à Paris pour adopter un régime végétarien. Elle y pensait déjà au lycée, mais ses parents étant éleveurs, "je sais que ça aurait créé des disputes dont je me serais bien passée. Et puis je ne voulais pas les blesser, ça touche au cœur même de leur travail". L'étudiante vient d'une famille où l'agriculture se transmet de génération en génération. "Ils ont grandi dans l'autosuffisance, je me voyais mal leur dire : 'Passez-vous de tout ce que vous avez produit'", explique-t-elle.
Installés en Isère, son père et sa mère sont engagés dans l'élevage biologique depuis quatre ans et gèrent un troupeau de 80 vaches, nourries avec leur propre fourrage. Loin des "fermes-usines" dénoncées par les militants pour l'environnement. "C'est en ayant grandi à la ferme, en voyant en quoi consistait leur travail et le modèle de leur exploitation, que j'ai compris qu'il ne représentait qu'une minorité dans les élevages en France", expose la jeune étudiante pour justifier son choix du végétarisme.
Malgré tout, quand Coralie a annoncé à ses parents ce changement de régime, ils y ont vu une "lubie", associée dans leur esprit à sa nouvelle vie dans la capitale et à l'influence de ses "camarades végétariens", raconte-t-elle. "Se déclarer végétalien dans une famille, c'est comme se dire pro-RN dans une famille de socialistes ou encore faire son coming-out", caricature Christophe Terrien. "La consommation alimentaire, et notamment de viande en France, fait partie de l'héritage culturel, c'est très important."
"Choisir un régime végétalien, c'est se mettre en rupture avec le groupe social. Pour les autres, c'est un peu l'ado qui fait sa crise."
Christophe Terrien, chercheur spécialiste des consommateurs de viandeà franceinfo
Coralie continue de manger du poisson quand elle rentre dans sa famille. Mais elle a le sentiment d'avoir brisé le tabou sur le sujet : "Ma sœur aînée se posait déjà la question. Maintenant que je suis devenue végé, c'est comme si j'avais ouvert la porte pour elle."
"Les vrais hommes, ils mangent de la viande"
Martin (dont le prénom a été modifié à sa demande) a, lui aussi, dû s'armer de patience. Ce jeune diplômé en ingénierie de 25 ans a été sensibilisé, pendant ses études, aux conséquences de l'élevage sur l'environnement. C'est à ce moment-là qu'il décide de devenir végétarien. Mais, Covid oblige, il se voit contraint de suivre les cours à distance et retourne vivre chez ses parents, dans l'Aveyron. Au-delà de l'organisation des repas à revoir, les moqueries vont bon train. "C'est mon frère qui me chambrait le plus. Il me disait : 'Les vrais hommes, ils mangent de la viande. Toi, tu ne manges que des graines'", raconte-t-il.
Ce stéréotype a la peau dure : en 2022, un peu plus d'un Français sur deux estimaient que "manger de la viande rouge donne de la force et de l'énergie à un homme", d'après un autre sondage Ifop. "La viande rouge est l'aliment le plus chargé symboliquement d'un statut viriliste", analysait la journaliste Nora Bouazzouni dans une interview à Reporterre. "Si on mange un animal, on absorbe sa vitalité. La viande est associée à la force, au muscle. Elle permet de réaffirmer une domination de l'homme sur tout le reste", décrypte l'autrice de Steaksisme. En finir avec le mythe de la végé et du viandard.
Dans son cercle amical aussi, Martin reçoit des réflexions de la sorte. Dans son village d'origine, où l'activité agricole domine, "presque tous mes amis d'enfance sont devenus agriculteurs, certains éleveurs. Alors, au début, je n'ai pas osé leur dire que j'étais devenu végétarien, car j'avais peur qu'ils m'insultent", confie le jeune ingénieur. "Quand je leur ai annoncé, certains s'en fichaient. D'autres m'ont dit que j'étais faible, trop sensible, que les animaux étaient faits pour être mangés."
"Le plus dur, c'était pas vraiment d'arrêter la viande, c’était les remarques des autres. On se fait chambrer alors qu'on fait ça pour la planète."
Martin, végétarienà franceinfo
Cette croyance, parfois défendue par les consommateurs de viande, s'explique par notre héritage religieux, estime l'essayiste Renan Larue, spécialiste de l'histoire du véganism à l’Université de Californie à Santa Barbara. "La vision du monde dominante est l'anthropocentrisme, validée par le christianisme : l'être humain est au milieu, nous avons toujours fait comme ça, on a le droit d'exploiter les animaux, de les tuer…" explique-t-il. Dans l'Antiquité, cette question taraudait déjà les érudits. "On trouve des philosophes au début de l'histoire grecque, comme Pythagore, qui prônaient le végétarisme pour ne pas faire souffrir les animaux. En face, des écoles philosophiques leur répondaient qu'ils avaient été créés par les dieux pour nous, car nous sommes l'espèce supérieure", raconte Renan Larue.
"Ma mère a, à son tour, arrêté la viande"
Damien, 41 ans, a lui arrêté de manger tout produit d'origine animale. Il est végétalien depuis une dizaine d'années. "Maintenant, ce n'est plus un sujet", assure ce Strasbourgeois. Mais à l'époque, sa décision désarçonne ses proches : "Ils m'ont posé des questions, pour savoir si je ne m'étais pas fait endoctriner dans un truc louche."
"Ma grand-mère m'a avoué avoir demandé à son médecin traitant si je n'étais pas tombé dans une secte."
Damien, végétalien depuis 10 ansà franceinfo
Damien n'a pas toujours vécu en ville. Il a grandi dans la campagne alsacienne, entouré de bêtes. "Mon père avait ce rêve de gosse d'avoir des chevaux. Un jour, on a récupéré deux poneys. Ça m'a fait cogiter : si on ne mange pas de poneys parce qu'on en a, qu'est-ce qu'on ferait si on avait un cochon ?" C'est ce raisonnement qui, progressivement, le pousse à abandonner la viande. Ses parents tiennent un restaurant, alors les repas, chez lui, "c'est important", et une popote sans viande, pour son père surtout, "ça n'a pas sens". "Il comprend ma démarche parce qu'elle est éthique", souligne cependant Damien. Mais au départ, les conséquences d'un tel régime sur sa santé interrogent : "Des gens s'inquiétaient pour moi. Ils pensaient que j'allais devenir un squelette en trois mois".
Martin aussi a été confronté aux craintes de ses proches pour sa santé. La viande étant riche en protéines, "mes parents avaient peur que je sois en carence alimentaire". Pourtant, l'Académie de nutrition et de diététique américaine assurait dès 2009, dans le journal scientifique qu'elle édite, que "les régimes végétariens bien planifiés, y compris les régimes végétaliens, sont sains, adéquats sur le plan nutritionnel et peuvent apporter des bienfaits pour la santé dans la prévention et le traitement de certaines maladies".
Deux ans après avoir renoncé à la viande, l'ingénieur aveyronnais a fait des prises de sang. "Elles ont révélé que je n'avais aucune carence. Ça a rassuré ma mère, qui à son tour a arrêté la viande", dit-il. Car même si tous se défendent de faire du prosélytisme auprès de leurs proches, les végétariens interrogés par franceinfo voient les attitudes évoluer autour d'eux. Le père de Damien "est très fier quand il prépare un plat sur mesure pour des clients végétariens", se réjouit son fils. Des amis de Raphaëlle "ont diminué leur consommation de viande", assure-t-elle. Et le frère de Martin, celui pour qui un "vrai homme" ne mange pas de graines ? Deux ans plus tard, lui aussi est devenu végétarien.
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