Enquête Conflit d’intérêts, opacité financière… Dans les coulisses du projet controversé de l'A69

Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Benoît Collombat
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 33min
Le rassemblement en opposition au projet d'autoroute entre Toulouse et Castres réunissait entre 4 900 et 10 000 personnes à Saix, le 21 octobre 2023. (FRANCOIS LAURENS / HANS LUCAS)
La cellule investigation de Radio France a enquêté sur les zones d’ombre du contrat de concession de l’autoroute A69 qui reliera Castres à Toulouse.

"Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir auprès des ministres successifs pour arriver à cette décision." En septembre 2010, le patron du groupe pharmaceutique et dermo-cosmétique Pierre Fabre crie victoire dans les colonnes du journal interne de l'entreprise.

Il a effectivement de quoi se réjouir. Le ministre du développement durable, Jean-Louis Borloo, vient de donner son feu vert au projet qu'il défend depuis plusieurs années : la mise en 2X2 voies sous forme de concession autoroutière de la route entre Castres et Toulouse.

Extraits du journal interne de Pierre Fabre avec la Une de septembre 2010. (Cellule investigation de Radio France)

L'un des proches du groupe Fabre, le maire LR de Lavaur, Bernard Carayon, à l'époque député UMP (ex-LR), raconte : "Jean-Louis Borloo était un peu rétif à l'autoroute parce qu'il avait la charge du Grenelle de l'environnement. J'ai donc mis le marché en main à François Fillon, le Premier ministre de l'époque. Je lui ai dit : 'Soit tu décides de forcer le bras de Jean-Louis Borloo, soit je quitte la majorité parlementaire.' François Fillon a réagi comme il fallait, en conduisant Jean-Louis Borloo à la sagesse."

"Un rôle décisif"

Cet épisode illustre bien la puissance du réseau du groupe Fabre, le plus gros employeur privé du Tarn, dont le fondateur est décédé en juillet 2013. "Pierre Fabre fait un peu la pluie et le beau temps économique dans le département du Tarn, explique le journaliste de France 3 Occitanie, Laurent Dubois. Mais il influence aussi discrètement la météo politique."

"C'est au cours d'un déjeuner avec le ministre des Transports, Dominique Perben, et Jacques Barrot, commissaire européen des Transports, que Pierre Fabre a obtenu l'accord de l'État pour un recours a une concession (…) mettant Toulouse à 40 minutes de la sous-préfecture tarnaise", précise La Dépêche du Midi en 2006. Pour arriver à ce résultat, Pierre Fabre a arpenté pendant des mois tous "les salons et même les antichambres des ministères", déclare le directeur-général du groupe, Pierre-Yves Revol à La Dépêche. Pierre Fabre a donc joué un "rôle décisif" afin de "persuader le ministre" explique encore le journal interne du groupe. "Il est évident que monsieur Fabre était très porteur de ce projet [d'autoroute] et faisait un peu le tour des popotes, comme on dit", a reconnu Dominique Perben, en mars 2024, devant la Commission d'enquête de l'Assemblée nationale chargée d'évaluer le montage juridique et financier de l'A69. "Il est venu me voir pour m'en parler et je l'ai reçu. Rien d'extraordinaire à cela", minimise alors l'ancien ministre, alors que Pierre Fabre a pesé lourd dans la balance.

Porte-parole clandestin

Dès la fin des années 1990, le patron du groupe pharmaceutique et dermo-cosmétique cherche à convaincre l'opinion publique des bienfaits d'une autoroute. Pour cela, il prend contact avec un visage connu : le présentateur météo à la radio et la télévision, Laurent Cabrol, originaire de Mazamet (Tarn). "Pierre Fabre me dit : 'Je veux faire une autoroute et je voudrais que vous soyez mon porte-parole, raconte l'intéressé. Faites ce que vous voulez, créez une association. Je vous donne les moyens.'" C'est ainsi que va naître l'association Les routes de l'avenir qui rassemble 8000 adhérents.

Document de l'association Les Routes de l'avenir, avec le portrait de Laurent Cabrol, publié en octobre 2009. (Cellule investigation de Radio France)

"Chaque fois que j'avais besoin de quelque chose, je me tournais vers Pierre Fabre, relate encore Laurent Cabrol. Ça pouvait être : passer un coup de fil, faire une photocopie, payer une page de publicité dans La Dépêche du Midi ou poser des autocollants sur les voitures de la région. Personne ne savait que Pierre Fabre était derrière tout ça. J'étais son porte-parole clandestin." L'enjeu est important pour Pierre Fabre. "L'autoroute constituait une sécurité d'acheminement, une colonne vertébrale pour son entreprise et d'autres filières économiques dans la région", explique l'ancien maire-adjoint UMP de Castres, Jacques Thouroude, qui a travaillé près de 40 ans dans le groupe.  

Lire le document intégral "Quatre raisons pour désenclaver", publié par l'association Les routes de l'avenir en octobre 2009. 

Pour parvenir à ses fins, Pierre Fabre peut compter sur un maillage d'élus à l'écoute de ses doléances. "Il ne prenait pas position publiquement pour appeler à voter, mais dans la coulisse il exerçait un pouvoir d'influence, explique le journaliste Laurent Dubois. Une fois par an, il recevait l'ensemble des décideurs du département dans sa résidence parisienne, avec à la clé un petit cadeau, souvent un livre." De gauche à droite, de nombreux élus ne tarissent pas d'éloges à son sujet. Ainsi, en septembre 2019, pour les 20 ans de la Fondation Pierre Fabre, en présence notamment du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, la présidente PS de la région Occitanie, Carole Delga, partisane de l'A69, salue "l'aspiration humaniste" de Pierre Fabre, dont l'entreprise "est le poumon du département et de [la] région".

Plusieurs élus locaux ou leurs conjoints travaillent ou ont travaillé pour Pierre Fabre. Éric Ducournau, qui a été directeur adjoint de cabinet de Dominique Perben de 1990 à 1995 lorsque ce dernier était maire de Chalon-sur-Saône, est l'actuel directeur général du groupe. En 2023, l'ancienne ministre de la Défense (2017-2022), Florence Parly, a rejoint le Comité stratégique de Pierre Fabre. Lors des dernières élections législatives en 2021, plusieurs candidats ont fait appel aux services de l'imprimerie Art et caractères, liée au groupe Pierre Fabre. C'est le cas de Jean Terlier (Renaissance), Christelle Cabanis (PRG) ou Guilhem Carayon (le fils du maire de Lavaur Bernard Carayon, LR). Toutes ces prestations ont été facturées et payées. Mais elles montrent l'importance qu'a pris le réseau de Pierre Fabre au-delà de son secteur d'activité principal.

Le coup de pouce de François Hollande

En mai 2013, lorsque le président de la République, François Hollande, se rend dans la nouvelle usine dermo-cosmétique du groupe à Soual, près de Castres, Pierre Fabre est alors très affaibli par la maladie (il mourra deux mois plus tard). Il tient tout de même à rencontrer le chef de l'État en tête-à-tête. "Cette infrastructure aurait dû être faite depuis des années", lance alors François Hollande dans son discours en évoquant l'autoroute. L'ancien président a donné "un coup d'accélérateur au projet, suite à l'engagement qu'il avait pris auprès de Pierre Fabre", confirme l'ancien député socialiste du Tarn Jacques Valax présent ce jour-là.

Mais c'est sous la présidence d'Emmanuel Macron que le projet d'A69 se concrétise. En juillet 2018, l'autoroute est déclarée d'utilité publique par le ministère de la Transition écologique. En septembre 2021, le Premier ministre Jean Castex annonce le nom du vainqueur de l'appel d'offres : l'entreprise de BTP, NGE. Cette dernière va créer la société Atosca pour exploiter l'autoroute. Le contrat de concession est signé en avril 2022. Malgré une forte opposition à l'A69 sur le terrain et de multiples recours, les travaux débutent en mars 2023, le projet étant considéré par le préfet du Tarn et de la Haute-Garonne comme répondant "à une raison impérative d'intérêt public majeur".

Le groupe Fabre se mobilise à nouveau

Lorsqu'à l'automne 2023, le ministre des Transports Clément Beaune évoque un possible moratoire sur l'ensemble des projets autoroutiers, la contre-attaque des partisans de l'autoroute s'organise immédiatement. Le 22 septembre 2023, une conférence de presse se tient à la Chambre de commerce et d'industrie du Tarn. Le député Renaissance du Tarn Jean Terlier explique avoir "reçu du côté de l'Élysée et de la Première ministre [Elisabeth Borne] l'assurance qu'il n'y aurait aucun moratoire et aucune suspension des travaux de l'autoroute A69".

Dans le même temps, selon le journaliste de France 3 Occitanie Laurent Dubois, le groupe Pierre Fabre envoie un courrier "au plus haut sommet de l'État expliquant que sans ce projet, il n'y aura plus d'investissement possible dans le sud du département". Il ajoute : "À mots couverts, il s'agit d'une forme de chantage à l'emploi." Ce courrier "adressé en octobre 2023" à Clément Beaune "rappelait les raisons du soutien des Laboratoires Pierre Fabre déjà exprimé publiquement à maintes reprises", relativise le groupe. Quoi qu'il en soit, il n'y aura finalement pas de moratoire sur l'A69.

Pierre Fabre tente d'atténuer l'impact de nos révélations

Officiellement, l'autoroute doit entrer en service en 2025. Mais de nombreux obstacles juridiques peuvent encore se dresser sur sa route. En février 2024, une Commission d'enquête parlementaire a été créée à l'Assemblée nationale afin de contrôler son montage juridique et financier. La situation du président de cette Commission, le député Renaissance du Tarn, Jean Terlier, fait rapidement débat. Car l'homme communique régulièrement sur ses réseaux sociaux autour de Pierre Fabre, comme lors de cette réception à l'Élysée, le 2 juillet 2021.

Capture d’écran d'une publication Facebook de Jean Terlier à l’Élysée avec le directeur général de Pierre Fabre, le 2 juillet 2021. (Capture d'écran Facebook)

Mais surtout, son épouse travaille pour le groupe Pierre Fabre. Elle a assuré les fonctions de directrice marketing de l'une des marques du groupe avant d'être nommée en avril 2023 directrice des congrès et des manifestations scientifiques chez Pierre Fabre. "Mon épouse n'a jamais décidé de la communication de Pierre Fabre en faveur de l'autoroute A69, nous répond Jean Terlier lorsque nous le rencontrons dans son bureau à l'Assemblée, le 14 février 2024. Pour qu'il y ait conflit d'intérêts il faudrait qu'il y ait un intéressement financier de la part des laboratoires Pierre Fabre dans le contrat de concession, ce qui n'est pas le cas." Saisi par le député, le déontologue de l'Assemblée considère lui aussi que cette situation ne pose pas de problème.  

Lire le premier avis du déontologue de l’Assemblée nationale daté du 13 février 2024.

En réalité, le groupe Pierre Fabre est bien intéressé financièrement au contrat de concession. La cellule investigation de Radio France l'a découvert en consultant les comptes annuels arrêtés au 31 décembre 2022 d'un fonds d'investissement luxembourgeois (TIIC2) actionnaire de la société Atosca qui exploite l'A69.

Extrait de l’en-tête des comptes annuels du fonds luxembourgeois TIIC2, 31 décembre 2022. (Registre des commerces et des sociétés)

On y apprend que l'entreprise Opale Invest (rebaptisée par la suite Tarn Sud Développement), actionnaire à 100% de NGE Concessions, doit augmenter sa participation au capital à hauteur de 5,3% en étant financée par des entreprises locales, avec en tête, le groupe Pierre Fabre.

Extrait des comptes annuels du fonds TIIC2, traduits de l'anglais. (Registre des commerces et des sociétés)

Il est donc bien indirectement présent au contrat de concession. Une information qui jusqu'ici n'avait jamais été rendue publique. Le 6 mars 2024, nous interrogeons le groupe sur ce point. Et l'entreprise s'engage à nous répondre.

Extraits de l'échange entre la cellule investigation de Radio France et le groupe Pierre Fabre, le 6 et 7 mars 2024. (Cellule investigation de Radio France)

Mais elle choisit de nous prendre de court. Elle révèle finalement cette information, espérant en affaiblir sa portée, avant la publication de notre enquête. Le 14 mars 2024, le directeur général de Pierre Fabre, Éric Ducournau, la glisse au cours d'une longue interview consacrée en grande partie aux bons résultats économiques du groupe au journal La Dépêche du Midi. Un journal avec lequel le groupe pharmaceutique a conservé des liens, comme l'a documenté le site Arrêt sur images. "Nous avons longuement réfléchi à prendre cette participation, nous répondra ensuite le groupe Pierre Fabre. Ce qui nous a décidés, c'est qu'elle nous procure un poste privilégié d'observation pour veiller au respect par le concessionnaire de ses engagements, en particulier en matière d'environnement et de création d'emplois locaux." Dans la foulée, la Chambre de commerce et d'industrie du Tarn annonce être aussi entrée au capital d'Atosca. 

Lire l'intégralité des réponses du groupe Pierre Fabre à la cellule investigation de Radio France.

Lorsque nous réinterrogeons Jean Terlier pour savoir si sa position a changé, une fois révélée l'implication financière de Pierre Fabre dans le projet, ce dernier nous renvoie vers un nouvel avis du déontologue de l'Assemblée et un communiqué de presse dans lequel il estime que "les éléments nouvellement révélés ne changent en rien l'analyse qui avait déjà été faite par le déontologue".

Un proche d'Emmanuel Macron

Si Pierre Fabre a toujours fait campagne en faveur de ce projet, il n'est néanmoins pas l'acteur principal du contrat de concession. C'est la société NGE (Nouvelles Générations d'Entrepreneurs) qui a été choisie par l'État. Moins connue du grand public que Bouygues, Eiffage ou Vinci, cette société de BTP affiche un chiffre d'affaires de plus de trois milliards d'euros et compte 23 000 collaborateurs dans 17 pays.

Pour gérer et exploiter l'autoroute, NGE a créé une société concessionnaire baptisée Atosca. Quatre actionnaires principaux composent son capital : le fonds Quaero capital (actionnaire à 30 %) dont le siège est en Suisse, le fonds luxembourgeois TIIC 2 lié à la Compagnie financière Edmond de Rothschild (actionnaire à 30%), une filiale de NGE, NGE Concessions (actionnaire à 25%) et un gestionnaire d'actifs, Ascendi (actionnaire à 15 % et à 50% de la partie exploitation d'Atosca). Deux autres structures (Opale Invest rebaptisée Tarn Sud Développement et Ascendi Invest) détiennent une participation beaucoup plus faible (0,01%).

Ascendi est entièrement contrôlée par Ardian, un fonds d'investissement privé (private equity) qui pèse plus de 150 milliards d'euros d'actifs. Spécialisé dans les infrastructures, Ardian s'était notamment positionné dans le dossier avorté de la privatisation d'Aéroport de Paris. Le groupe est dirigé par Dominique Sénéquier, considérée comme faisant partie des 100 femmes les plus influentes du monde par le magazine américain Forbes. En janvier 2024, elle a intégré la prestigieuse Académie des sciences morales et politiques. En janvier 2023, le ministre de l'Économie avait inauguré les bureaux d'Ardian à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, au côté de Dominique Sénéquier.

Le managing director au sein de l'équipe Buyout d'Ardian, Emmanuel Miquel, arrive à l'Élysée à Paris, le 11 mai 2023. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Le managing director au sein de l'équipe Buyout d'Ardian (directeur d'investissement), Emmanuel Miquel, quant à lui, a été chargé en 2017 de lever des fonds pour la campagne présidentielle d'Emmanuel Macron. Il va alors jouer un rôle clé. "En janvier-février 2017, Emmanuel Macron n'était que l'outsider de la campagne. Les banques renâclent à lui prêter de l'argent, rappelle le journaliste Marc Endeweld qui a enquêté sur cet épisode dans son livre Le grand manipulateur, les réseaux secrets de Macron (Stock, 2019). Faute d'un parti politique constitué, il ne peut garantir ses 11 millions d'euros de prêts bancaires que sur sa propre personne."

Emmanuel Miquel va alors trouver la personne qui va résoudre le problème : le courtier en assurance Pierre Donnersberg. L'homme a fondé la Compagnie Siaci-Saint Honoré rebaptisée Diot-Siasi. Une société de courtage dont Ardian a été un temps l'actionnaire majoritaire (aujourd'hui, Ardian ne représente plus que 1,5% du capital de Diot-Siaci) et où apparaissait également Edmond de Rothschild (sorti du capital en 2021), indirectement actionnaire du concessionnaire Atosca à travers un fonds luxembourgeois. Pierre Donnersberg propose alors ses services à Emmanuel Miquel et au futur président de la République, comme il l'a lui-même confirmé à la cellule investigation de Radio France. "Il va être le 'Monsieur magique' de la campagne, poursuit Marc Endeweld. Il a trouvé la garantie d'assurance pour les prêts, ce qui a permis à Emmanuel Macron de négocier avec les banques."

Emmanuel Miquel deviendra ensuite le conseiller économique du président à l'Élysée, pour les entreprises, l'attractivité et l'exportation. En 2019, il retourne chez Ardian. Selon La Lettre (ex-Lettre A), il se "serait discrètement impliqué dans la campagne présidentielle du chef de l’État en tant que relais de la société civile chargé des sujets entreprises et attractivité". Ce que conteste Ardian qui explique que de simples échanges ont eu lieu avec l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron, mais "Emmanuel Miquel ne s’est pas impliqué dans la campagne" affirme le groupe. A-t-il pour autant fait jouer sa proximité avec le chef de l'État pour qu'une filiale d'Ardian entre au capital de la société concessionnaire de l'autoroute ? Il ne nous a pas répondu directement, mais Ardian le conteste formellement. "Ardian n'est pas actionnaire d'Atosca, nous écrit le fonds d'investissement. Ardian n'est [donc] ni décisionnaire, ni partie prenante à l'évolution du projet et aux discussions avec les autorités publiques." Quant à Emmanuel Miquel, il n'a "jamais évolué" autour du projet d'A69 et n'a eu "aucun contact avec Ascendi, ni avec Atosca", précise encore Ardian.

Un contrat protégé par le secret des affaires

Autre point qui pose question : une forme d'opacité sur le contrat de concession. "Lorsque je l'ai consulté avec ses annexes, toutes les parties essentielles concernant notamment le plan de financement et la politique tarifaire étaient grisées, s'étonne la députée LFI du Tarn, Karen Erodi. On m'a expliqué que c'était à cause du secret des affaires. Je trouve ça très curieux." Mais chez Atosca, on maintient que "tous les contrats de concession relatifs aux autoroutes comportent, en annexe, des parties couvertes par le secret des affaires".

De son côté, la députée écologiste de Haute-Garonne Christine Arrighi a dû s'y prendre à plusieurs reprises avant de pouvoir accéder au contrat non grisé, alors qu'en tant que rapporteure spéciale à la Commission des Finances, elle y a légalement automatiquement accès, à condition des respecter une obligation de confidentialité. Elle a demandé que ce document crucial puisse être versé aux travaux de la Commission. Selon elle, même des parties non grisées concernant les péages posent question. "Les formules de calculs utilisées sont extrêmement complexes. Elles ne permettent pas de reconstituer le véritable tarif qui sera appliqué pour l'A69, estime la députée. Les tarifs de péage annoncés ne correspondent pas à ceux qui seront appliqués en 2025." Ces "formules sont des clauses règlementaires" et "publiques", indique pour sa part Atosca.

Une clause illégale ?

 Autre point qui interroge : le choix d'une durée de concession de 55 ans. Dans un rapport de l'Autorité de régulation des transports (ART) publié en janvier 2022, on apprend qu'elle se décompose en deux parties : 40 ans correspondant à la période d'amortissement, à laquelle s'ajoutent 15 années supplémentaires afin de répondre "aux exigences des prêteurs".

Extrait du rapport de l'ART (p. 11) relatif au projet de contrat pour la mise en concession de l’autoroute A69 entre Castres et Verfeil, le 25 janvier 2022. (Autorité de régulation des transports)

"C'est inédit en droit des concessions, s'étonne le maître de conférences en droit public et spécialiste des concessions autoroutières, Jean-Baptiste Vila. Il n'a jamais été question d'accorder 15 ans de contrat supplémentaire pour rassurer les investisseurs. D'un point de vue du droit, on pourrait conclure que cette clause a un problème de légalité." Un constat partagé par l'avocat en droit public, Éric Landot, pour qui "la durée du contrat dans une concession autoroutière doit être calée sur la durée de vie de l'équipement, son amortissement technique, comptable et éventuellement commercial. Si la durée d'amortissement du bien est de 40 ans, elle ne peut pas passer à 55 ans".

Si l'on applique rigoureusement les textes, "la société concessionnaire doit assumer un risque de perte tout au long du contrat. Elle ne doit pas être assurée de se rembourser et de se faire une marge, sinon le contrat n'est plus une concession", ajoute Jean-Baptiste Vila. C'est la raison pour laquelle l'avocat Christophe Lèguevaques, qui représente des opposants à l'A69, a écrit le 18 avril 2024 au Premier ministre, Gabriel Attal. Il lui demande de faire annuler cette clause, faute de quoi il annonce vouloir saisir le conseil d'État. "La durée de la concession n'est pas du ressort du concessionnaire, c'est un élément du cahier des charges fixé par le concédant, répond Atosca. Cet élément s'est imposé à tous les candidats. Ce choix du concédant n'est nullement spécifique au contrat signé par Atosca, et se serait imposé à tout autre lauréat."

Une demande d'indemnisation auprès de l'État

La cellule investigation de Radio France a également découvert qu'Atosca avait engagé une demande d'indemnisation auprès de l'État français. Cela apparaît dans les documents financiers du fonds luxembourgeois TIIC 2 présent au capital d'Atosca.

Extrait des comptes annuels de TIIC2 annonçant qu'Atosca prépare une demande d'indemnisation auprès de l'État français, 31 décembre 2022 (traduit de l'anglais) (Registre de commerce et des sociétés)

Nous avons interrogé la société concessionnaire Atosca sur la teneur de ce document. Elle confirme : "La guerre déclenchée en Ukraine (…) ayant impacté les conditions économiques d'exécution des marchés publics et de contrats de concession du fait de la flambée des matières premières (…), des discussions [sont effectivement] en cours [avec] les services de la Direction générale des infrastructures de transports et de la mobilité (DGITM)." Une telle demande de dédommagement surprend, là encore, l'avocat en droit public Éric Landot : "L'essentiel des travaux ayant commencé en 2023 [un an après le début de la guerre en Ukraine], il faudrait être sûr que cela a provoqué des surcoûts en allant regarder dans les comptes de résultat prévisionnels. Si je gère une piscine qu'il faut réchauffer en permanence, les coûts énergétiques sont évidemment énormes. Mais sur une autoroute, c'est à vérifier."

Quand NGE prospecte avant même de décrocher le contrat

Un autre élément pose question. NGE a prospecté des terrains avant même de décrocher le contrat de l'A69. Le 26 mars 2024, devant la Commission d'enquête parlementaire, le responsable d'un bureau d'ingénieurs (Setec International) explique que "dès 2011, des accords commerciaux ont été passés entre la Setec et NGE pour participer au concours d'attribution de la concession". Dans le même temps, NGE commence à prospecter des terrains le long du futur trajet de l'autoroute. Avec un objectif : installer trois carrières pour les futurs travaux de l'A69 dans trois communes du Tarn, Saint-Germain-des-Prés, Villeneuve-lès-Lavaur et Montcabrier.

"Six ans avant l'attribution du marché, NGE signait déjà des contrats de carrières pour construire une autoroute, s'étonne Geoffrey Tarroux du collectif La Voie est libre opposé à l'autoroute. On se demande si les dés n'étaient pas pipés dès le début et si NGE n'avait pas vocation à décrocher ce projet coûte que coûte." Comme l'a indiqué le site d'information Blast, NGE explique avoir commencé à prospecter des terrains dès 2016 dans ses propres plaquettes de présentation.

Pour le vérifier, nous nous sommes rendus dans un village du Tarn, à Belcastel, où nous avons rencontré un agriculteur à la retraite, Guy Laffont. Il fait partie des habitants contactés par NGE. Le 12 avril 2017, il a signé un contrat permettant à l'entreprise de BTP de louer pendant 5 ans, 10 hectares de ses terrains sur la commune de Montcabrier pour installer une carrière.

"Ils recherchaient de la bonne terre pour l'autoroute", explique Guy Laffont. Lorsqu'on lui demande si NGE était sûr de décrocher la concession, sa réponse fuse : "Ah oui, ils étaient sûrs et certains. Ils m'ont dit qu'ils étaient les premiers pour l'autoroute. Sinon, ils ne seraient pas venus me proposer ça." Interrogé sur ce point, NGE répond qu'il "prospecte de manière usuelle et courante [sur] l'ensemble des chantiers de terrassement et de route du groupe" et que "ces prospections ne peuvent avoir été d'aucun effet sur la procédure relative à l'A69". Face à l'opposition des riverains, ces projets de carrières ont finalement été abandonnés par NGE en septembre 2021, au moment où le groupe de BTP remporte l'appel d'offres.

Un signalement au Parquet national financier

Le parcours du président d'Atosca, Thierry Bodard (qui dirige également NGE-Concessions) fait également l'objet d'interrogations de la part des opposants à l'A69. Ancien haut-fonctionnaire à la Direction des routes, il quitte le service public pour rejoindre le secteur du BTP dans les années 1990. Il sera sous-directeur des investissements routiers au ministère de l'Équipement et des Transports (de 1991 à 1994), avant de travailler pour la société SAE (Société auxiliaire d'entreprises) appartenant au groupe Eiffage (de 1995 à 1997), puis pour la société Eurovia, filiale du groupe Vinci. En 2013, il rejoint NGE comme directeur général des concessions.

Thierry Bodard a également dirigé jusqu'en août 2023 la société Opale Invest (rebaptisée Tarn Sud Développement) qui a investi 0,01 % dans le capital d'Atosca et dans laquelle apparaît donc désormais le groupe Pierre Fabre. En tant que président d'Atosca depuis octobre 2021, Thierry Bodard fait désormais partie du bureau de l'Institut de la gestion déléguée, une fondation d'entreprises regroupant également des acteurs publics qui fait du lobbying pour la concession de services publics. Or, le 31 janvier 1994, il avait signé un document en lien avec le futur aménagement de l'autoroute A69. Il s'agit d'une autorisation de vente de parcelles destinées à la construction d'une déviation sur la commune de Soual.

Capture d'écran du site NGE présentant les dirigeants de NGE, ici portrait de Thierry Bodard, président de NGE Concessions. (www.nge.fr/gouvernance) (Capture d'écran du site NGE)

Les travaux effectués sur cette déviation (mise en service en 2000), tout comme ceux réalisés sur la déviation de Puylaurens (construite en 2008) l'ont été par des filiales du groupe NGE (Guintoli-Cazal). Ces deux déviations ont par la suite été intégrées dans le tracé de l'autoroute et dans le contrat de concession. Elles sont donc considérées comme un "apport en nature" à NGE dans le cahier des charges pour une valeur estimée à 75 millions d'euros (valeur 2020). "C'est un peu le double jackpot pour NGE puisqu'il a déjà été payé par l'État et la Région pour construire ces déviations, et bénéficie en plus de la privatisation de ces déviations", estime Alban Nénon, du collectif La Voie est libre.

Face à ces interrogations, l'avocate du collectif La Voie est libre, Marie Dosé, a décidé d'effectuer un signalement au Parquet national financier (PNF) concernant "des faits susceptibles de revêtir les qualifications de prise illégale d'intérêt par un ancien fonctionnaire, blanchiment et fraude fiscale et favoritisme". "Il y a de quoi interroger le parquet sur les risques que recèle la trajectoire de Thierry Bodard et sur les informations qu'il a pu glaner au fur et à mesure de ses fonctions", estime Me Dosé. L'avocate s'interroge également sur la procédure d'attribution du contrat de concession : "Il semble que la société NGE, avant même d'avoir remporté la procédure d'appel d’offres, connaissait une forte implication dans le projet de construction de l'autoroute A69 [ce qui pourrait] constituer une rupture d'égalité entre les candidats au marché public", peut-on lire dans son signalement au PNF

Interrogé par la cellule investigation de Radio France, Thierry Bodard, explique que le document qu'il a signé en janvier 1994 sur la déviation de Soual l'a été "par délégation du Ministre en charge de la voirie nationale. La déviation de Soual a été réalisée puis mise en service en 2000. Le groupe NGE a été créé en 2002. (…) J'ai rejoint le groupe en 2013, (…) l'appel d'offres de concession a été lancé en 2020. Cette seule chronologie suffit à écarter l'hypothèse [d'un] conflit d'intérêt".

Le bonus des panneaux solaires

Dernier aspect méconnu du dossier : l'installation d'une centrale photovoltaïque le long du tracé de l'autoroute. "Atosca recherche actuellement les moyens de contribuer à la politique nationale sur le développement de l'énergie solaire et envisage de confier à un opérateur la construction d'une centrale [photovoltaïque] sur une partie des emprises autoroutières de l'A69, confirme Atosca à la cellule investigation de Radio France. [Cela] permettra notamment d'alimenter à la mise en service de l'A69 les bornes de recharge, les aires de repos et les aires de covoiturage prévues sur la future autoroute." Cette installation est susceptible de se faire sur les terrains proches du tracé (qu'on appelle les 'délaissés autoroutiers') qui intéressent de plus en plus les sociétés d'autoroutes. Vinci, par exemple, a créé une filiale baptisée Solarvia. Cela permet de verdir l'image des géants du bitume, tout en leur apportant de confortables revenus. Dans une enquête publiée en juillet 2023 dans Marianne, Emmanuel Lévy et Vanessa Ratignier racontent comment "les autoroutiers font main basse sur le foncier de l'État qui borde les 9 300 kilomètres d'autoroutes concédées pour y installer des fermes solaires dont les revenus échappent aux communes avoisinantes, sans pour autant compenser la hausse des péages". Dans le cas de l'A69, Emmanuel Lévy estime que ces "revenus issus des énergies photovoltaïques" doivent nécessairement "modifier la durée de la concession, le montant des péages ou des subventions dans l'équilibre général du contrat. Il ne doit pas s'agir d'une rémunération supplémentaire pour le concessionnaire".

Interrogé sur ce point précis, Atosca répond que "si elle se confirme, la réalisation de ce projet n'aura pas d'incidence sur la durée de la concession ou le montant de la subvention publique fixé". Les revenus supplémentaires pour Atosca n'ont donc pas été intégrés au coût global du projet qui a servi à déterminer la durée et les conditions de la concession. Une question de plus à examiner pour la Commission d'enquête parlementaire qui devrait rendre son rapport à l'été 2024.  

Lire l’ensemble des réponses d’Atosca et de Thierry Bodard à la cellule investigation de Radio France.


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