Des grenades lacrymogènes plus puissantes sont-elles utilisées contre les "gilets jaunes" lors des manifestations ?
Sur Facebook, des internautes dénoncent l'emploi par les forces de l'ordre d'un gaz qui serait "plus puissant" qu'à l'accoutumée. Mais les observateurs sur le terrain mettent plutôt en cause les pratiques des policiers.
Depuis le mois d'avril, un même message circule sur Facebook, partagé des milliers de fois et relayé par des comptes soutenant le mouvement des "gilets jaunes". Cette publication, illustrée par la photo d'une grenade lacrymogène usagée, affirme que les forces de l'ordre emploient désormais "un gaz plus puissant" contre les manifestants "dans certaines villes".
"Le CM3 serait six fois plus intense que le CM6", est-il écrit dans ce message, qui liste également les effets secondaires prêtés à cette arme de maintien de l'ordre : "lésions cutanées", "lésions cornéennes", "augmentation des nausées", "brûlures au visage", "dommages (...) permanents" et accroissement du "risque de maladie chronique".
En réalité, les CM3 et les CM6 ne sont pas deux gaz lacrymogènes différents, mais deux types de grenades lacrymogènes, parmi toutes celles qui équipent les forces de l'ordre. Toutes deux sont "en dotation chez les CRS", indique à franceinfo la direction générale de la police nationale (DGPN). Les gendarmes n'en sont donc pas pourvus. CM3 et CM6 contiennent le même composé chimique : du 2-chlorobenzylidène malonitrile, abrégé en CS. Les premières renferment trois petites coupelles de CS, quand les secondes en comptent six – d'où le nombre derrière les lettres CM.
Des grenades contenant moins de gaz...
La concentration en 2-chlorobenzylidène malonitrile diffère légèrement de l'une à l'autre, explique la DGPN : dans les CM3, le CS est à 13% ; dans les CM6, il est à 10%. C'est ce CS qui est responsable de l'effet irritant, comme l'expose l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) dans sa fiche toxicologique.
Début janvier, de plus en plus de manifestants se plaignaient des lacrymos. Nous-mêmes, nous étions nettement plus gênés par les gaz qu'en décembre. On s'est dit qu'il y avait un problème avec ces grenades.
Pascal Gassiotmembre de l'Observatoire toulousain des pratiques policières
Interrogé par franceinfo sur la composition des grenades lacrymogènes, Laurent Nunez, secrétaire d'Etat auprès du ministère de l'Intérieur, a assuré en février que "la recette n'a absolument pas changé". Sans en dire plus. Contacté, le fabricant de ces grenades, Alsetex, n'a pas répondu à nos sollicitations. Si les observateurs confirment ce "ressenti" de grenades lacrymogènes "plus intenses", ils mettent surtout en cause les techniques employées par les forces de l'ordre.
... mais tirées en plus grande quantité
Pour Pierre Bernat, membre de la Ligue des droits de l'homme (LDH) à Toulouse, comme pour Yann, représentant du collectif Désarmons-les, cette controverse est liée à l'apparition dans l'arsenal des forces de l'ordre en 2016 du PGL-65, un lanceur multicoups qui permet de tirer six munitions de 40 mm. Les grenades CM3, dont le calibre est de 40 mm, sont prévues pour être tirées avec cette arme, contrairement aux CM6, grenades de 56 mm, qui peuvent être envoyées par un lanceur monocoup comme le Cougar.
"Avec le Cougar, les policiers appuient la crosse sur l'épaule ou la hanche et tirent vers le ciel. Avec le PGL-65, ils tirent comme avec le LBD, en tir tendu, observe Yann. Les palets ne tombent plus en rideau, mais de manière beaucoup plus rapprochée. Et toutes les grenades sont tirées en même temps. La concentration en gaz est beaucoup plus importante et l'air est plus saturé."
Pierre Bernat confirme cette analyse : "La cadence de tir des nouveaux PGL-65 est énorme : six grenades en quatre secondes. Soit 18 palets. Pour qu'un Cougar traditionnel arrive à ce même nombre de palets, il lui faut trois tirs."
Si sur la durée, la différence ne doit pas être énorme entre CM3 et CM6, elle le devient sur l'instant : la concentration en gaz monte d'un seul coup, créant des effets immédiats plus forts que ceux obtenus par le lanceur classique.
Pierre Bernatà franceinfo
Cette technique de tir produit des effets différents selon la topographie, d'après les observateurs. "Dans les petites rues de Toulouse, le nuage est extrêmement dense et intense. Aujourd'hui, on peut se perdre dans les nuages de lacrymos, on n'y voit pas à trois mètres", constate Pascal Gassiot, membre de l'Observatoire toulousain des pratiques policières (OPP), qui a coordonné un rapport (PDF) faisant la synthèse de deux années d'observations sur le maintien de l'ordre pendant les manifestations à Toulouse.
"Le problème est que certaines constructions ou des arbres peuvent empêcher les gaz de se dissiper par le haut", expose Pierre Bernat, pour qui "cela pourrait expliquer des effets plus forts". "C'est moins le cas à Paris, où les manifs se déroulent sur des grandes artères, mais on a quand même constaté ces effets sur les Champs-Elysées où énormément de grenades ont été tirées", renchérit Yann. Et l'absence de vent ou de pluie, qui dissiperaient le nuage de gaz, accentue encore le phénomène.
Les CM3 sont-elles pour autant privilégiées par les policiers ? Difficile de le savoir. "Toutes les unités de CRS ont le même matériel en dotation, répond la DGPN. Il n'y a pas emploi de tel ou tel type de grenade contre tel ou tel profil de manifestant. Et il n'y a pas de règle d'emploi différente pour une grenade ou pour l'autre." "Le chef d'unité ou le chef de groupement opérationnel – quand plusieurs unités sont regroupées – décide de l'utilisation de la force par rapport à la configuration de l'attroupement. Il le fait en application de la doctrine du maintien de l'ordre, selon le principe d'une action graduée et proportionnée", assure la DGPN.
Des effets qui sont "plus prolongés"
Le secret qui entoure la composition des grenades lacrymogènes ne permet pas de trancher le débat. Il a aussi alimenté les fantasmes sur la présence de cyanure, par exemple. Au-delà de la polémique sur les différents types de lacrymos, c'est l'arme en elle-même qui est critiquée par ces organisations. Les grenades lacrymogènes s'attaquent aux yeux, au nez, aux voies respiratoires mais aussi digestives, explique le chimiste André Picot, membre de l'Association toxicologie-chimie. Et ce spécialiste en toxicologie de détailler : "Lorsque le gaz lacrymogène est inhalé, il descend et atteint les bronches. Plus la dose est importante, plus il va profondément dans l'organisme."
Les effets sont surtout "liés à une exposition aiguë", résume l'Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. Le 2-chlorobenzylidène malonitrile irrite l'œil, provoquant larmoiement, conjonctivite et parfois photophobie. Cette irritation se ressent aussi sur la peau et dans l'appareil respiratoire, ce qui se traduit par de la toux, voire des douleurs thoraciques. Le CS peut aussi entraîner des troubles digestifs – nausées, vomissements et diarrhées – et des céphalées.
"Habituellement, ces signes sont régressifs en quelques heures, assure l'INRS. Toutefois, des effets plus prolongés sur la peau et l'œil (kératite ponctuée) ne sont pas impossibles." Lors d'essais sur des volontaires, le CS a entraîné des brûlures modérées sur la peau à faible concentration, mais pur, il a causé des lésions au deuxième degré. Et une étude a également révélé un certain potentiel allergisant de cette substance.
Les grenades lacrymogènes ont été interdites en temps de guerre par la convention de Genève sur les armes chimiques, mais elles sont autorisées pour le maintien de l'ordre : c'est une aberration
André Picotà franceinfo
"On avait banalisé l'usage des lacrymos dans les manifestations. Même du côté des manifestants, cela faisait en quelque sorte partie du folklore. Aujourd'hui, l'utilisation des lacrymogènes est devenue très inquiétante, accuse Pascal Gassiot. Ce n'est pas fait pour disperser les gens, c'est fait pour faire mal. Ça casse les gens sur place."
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